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Chapitre 2: Proposition théorique: les balises ontologiques de l'étude

2.1. La triade spatiale pour (re)penser l’espace

2.1.1. Pour une politisation du concept d’espace

2.1.1.2. La triade spatiale de Lefebvre comme manière de (re)penser l’espace

Réfléchir sur l’espace – et sur ses liens avec le politique – nécessite par ailleurs de s’interroger sur sa production. L’apport d’Henri Lefebvre – philosophe marxiste – s’avère à ce sujet d’une grande pertinence et mérite que l’on s’y attarde.

Pour Lefebvre, la relation entre espace et politique se situe à deux niveaux. Une distinction – il convient de le souligner – qui n’est pas sans rappeler celle qu’opère Marx entre la production matérielle des marchandises et celle qui permet aux êtres humains de produire leur vie. Deux niveaux qui, pour cette raison, lui permettent d’adapter Marx à l’analyse sociospatiale. Le premier concerne, à ce titre, l’espace du présent. Celui qu’on consomme à tous les jours. Qui prend sens dans la supposée objectivité de sa valeur d’échange. L’espace en tant qu’objet finit. L’espace, pour en revenir à Marx, comme produit. Comme marchandise. Du caractère fétiche de la marchandise propre à l’analyse marxiste, on passe – avec Lefebvre – au fétichisme de l’espace. Un concept qui, comme celui de Marx, nous invite à interroger le caractère (presque) mystique des marchandises qui concoure à l’effacement des rapports sociaux qui leur donne vie. Pour distinguer le caractère figé et réifié de l’espace en tant qu’objet de la dimension dynamique et processuelle de la production de l’espace, on préférera, dans ce cas, parler de fabrique plutôt que de production de l’espace. Conséquemment, le deuxième niveau concerne la production de l’espace. Les relations qui nous intéressent ici sont justement celles qui se cachent sous la figure de l’espace – figé – comme marchandise. Conçu comme une

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production – au sens large – l’espace cesse alors d’être appréhendé comme un simple bien de consommation – sens étroit – et se transforme en espace social.

L’espace n’est pas produit comme un kilo de sucre… L’espace est un rapport social inhérent aux rapports de propriété et aux forces productives. Produit qui se consomme, il est aussi moyen de production. Il ne peut se séparer ni des forces productives, des techniques et du savoir, ni de la division du travail social qui le modèle, ni de la nature, ni de l’État et des superstructures. (Lefebvre, [1974] 2000, p. 102).

Il s’agit donc d’un produit politique au sens où il résulte de stratégies, de représentations, d’appropriations et de pratiques contradictoires « qui se déroulent en fonction des modèles socio-culturels, des intérêts propres à chaque groupe et des dispositions sociales (de classe) » (Busquet, 2012, p. 2). L’intérêt est alors de savoir qui produit l’espace ? Comment ? Pour qui ? Pourquoi ? Dans ce sens, l’espace importe parce qu’il se conçoit – à l’instar de l’espace public dans le cas de la ville – comme un analyseur de la société (Busquet, 2012; Merrifield, 1993). Il convient de ce fait de questionner, derrière les apparences de l’espace, les rapports sociaux qu’à la fois il masque et révèle.

L’objectif que se donne Lefebvre n’est, en ce sens, pas de construire un discours sur l’espace ni de faire l’inventaire de ce qui s’y trouve, mais de développer une théorie capable d’en appréhender la complexité (Lefebvre, [1974] 2000). Complexité qui, nous dit Lefebvre, se construit autour d’un triptyque capable d’appréhender l’espace sous ses formes conçues, perçues et vécues (Lefebvre, [1974] 2000). Plus qu’une quelconque typologie de l’espace, cette triade – il convient de le mentionner – constitue plutôt une simplification dialectique – fluide et vivante nous dira Merrifield (2000) – capable de (re)présenter l’espace dans sa totalité. Capable de théoriser la production de l’espace. L’espace lefebvrien correspond, de ce fait, aux relations qui lient ses dimensions entre elles et qui leur permettent d’à la fois se supporter et se contredire (Merrifield, 1993). Nous pouvons, à la suite de Lefebvre ([1974] 2000), définir ces dimensions comme suit :

L’espace conçu, d’abord, correspond à l’abstraction de l’espace, à la

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professionnelles de l’espace et des technocrates (urbanistes, ingénieures, architectes, paysagistes, géographes, etc.). Des « médecins de la société moderne » dirait Lefebvre ([1968] 2009). C’est un espace qui se veut – généralement – planifié, contrôlé et ordonné. Une grande majorité de parcs voire d’espaces urbains voit notamment le jour en tant que représentation de l’espace. Le conçu se lie alors indéniablement « aux rapports de production, à l’ordre qu’ils imposent et par là, à des connaissances, à des signes, à des codes, à des relations frontales » (Lefebvre, [1974] 2000, p. 53). Autrement dit, les représentations de l’espace tendraient « vers un système de signes verbaux […] élaboré intellectuellement » (Lefebvre, [1974] 2000, p. 48). En ce sens, c’est l’espace dominant – parce qu’inscrit dans le long terme – d’une société.

L’espace vécu constitue quant à lui l’espace des expériences quotidiennes,

l’espace (social) des usagerères. Comme son nom l’indique, c’est un espace qui à l’inverse du premier se veut vécu plus que pensé. C’est, en ce sens, moins l’espace des projets – et du temps long – que celui des événements, des rythmes quotidiens et des temps cycliques. On l’associe, pour cette raison, aux espaces de rassemblement, de fête, d’appartenance, de la construction identitaire, voire de la clandestinité. C’est ce qui en fait, pour Lefebvre, l’espace dominé d’une société. Dominé parce que non seulement relégué au second plan, mais aussi parce que colonisé par la première dimension. « L’espace vécu – rappelle Merrifield - est le domaine dans lequel l’espace conçu et ordonné tentera d’intervenir, le domaine qu’ils tenteront de rationaliser et ultimement d’usurper » (trad. libre)20 (2000, p. 174).

L’espace perçu représente, enfin, l’ensemble des pratiques spatiales qui

« sécrète » l’espace d’une société (Lefebvre, [1974] 2000). Le perçu qui pour Lefebvre assure à chaque formation sociale sa continuité ainsi qu’une relative cohésion se construit alors « sur une compréhension commune de l’espace qui inclue les dimensions souvent prises pour acquises de la vie ordinaire et des institutions ainsi que le réseau urbain que l’on traverse dans nos routines quotidiennes » (trad. libre)21 (Simonsen, 2005, p. 6). Cette dimension permet en ce sens la synthèse entre

le conçu et le vécu. C’est un espace (physique) qui inclurait pour reprendre l’exemple

20 « Lived space is the experiential realm that conceived and ordered space will try to intervene in, rationalize, and

ultimately usurp »

21 « on a common-sense understanding of space including both the taken-for-granted dimensions of everyday life

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de Kirsten Simonsen (2005) l’environnement bâti, la morphologie urbaine ou encore la création de lieux dédiés à des usages spécifiques.

2.1.2. L’esthétisation du monde

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ou l’avènement de l’espace conçu

Si Lefebvre reste vague sur la manière d’agencer ces trois dimensions et sur la manière qu’elles participent à la production de l’espace, il reconnait néanmoins – et c’est la thèse qu’il défend – qu’au sein de nos sociétés capitalistes (modernes) les représentations de l’espace en sont venues à prédater les formes perçues et vécues de l’espace. Ce seraient, conséquemment, des logiques quantitatives et monétaires qui présideraient – au détriment d’intérêts davantage qualitatifs – sa fabrique et son organisation. « Ici nous dit Merrifield – les exigences des banques, des centres d’affaires, des agglomérations productives, des réseaux d’information, de la loi et de l’ordre priment toutes » (trad. libre)23 (2000, p. 176). En atteste, comme ce fut le cas du mal-aimé Village olympique de Montréal dans les années 1970, l’aménagement de vastes projets urbains aux styles sévères et peu invitants en rupture avec leur environnement immédiat. Or, la pensée de Lefebvre se construit à une époque – l’après-guerre – où l’urbanisme et l’architecture deviennent l’affaire des technocrates et des professionnelles de l’espace. Caractérisée par des approches fonctionnalistes et progressistes où dominent les idéaux matérialistes de la croissance et de la table rase, cette période s’articule alors par rapport à des besoins physiologiques – supposément – quantifiables et universels (Marsan, 2016). La critique lefebvrienne se développe ainsi en réaction contre cette forme d’urbanisme (moderne) qu’il juge destructrice d’urbanité et qu’il accuse de participer à la désintégration de la ville comme « œuvre » (Lefebvre, [1968] 2009).

Mais qu’en est-il aujourd’hui ? L’espace conçu domine-t-il toujours le perçu et le vécu ? Et si oui, selon quelles modalités ? Nous posons l’hypothèse que nous assistons présentement – et ce depuis au moins les trente dernières années – à une intégration de plus en plus étroite du conçu, du perçu et du vécu. Une intégration qu’il est possible d’interpréter à la fois comme une domination du premier sur les deux autres, mais aussi

22 Le sous-titre reprend, ici, le titre du livre de Gilles Lipovetsky et Jean Serroy ([2013] 2016), L’esthétisation du

monde : Vivre à l’âge du capitalisme artiste.

23 « Here exigencies of banks, business centres, productive agglomerations, information networks, law and order, all

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comme un effacement progressif des frontières entre les trois. L’avènement du « capitalisme artiste » – phase (actuelle) du capitalisme décrite par Gilles Lipovetsky et Jean Serroy ([2013] 2016) – ne se caractérise-t-il pas, en effet, « par le poids grandissant des marchés de la sensibilité et du ‘’design process’’, par un travail systématique de stylisation des biens et des lieux marchands, d’intégration généralisée de l’art, du ‘’look’’ et de l’affect dans l’univers consumériste » (p. 12) ? Cette tendance qui s’accompagne à l’échelle urbaine de deux phénomènes étroitement liés, à savoir la substitution des modèles managériaux de développement par des modèles entrepreneuriaux et par l’avènement du design urbain qui remplace tranquillement la planification urbaine, reprend, en ce sens, des éléments qui jusqu’à maintenant caractérisaient l’espace vécu pour les intégrer aux stratégies de la fabrique urbaine (voir notamment Harvey, 1989; Thrift, 2004). La fête prend la forme du festival. L’expérience devient événement. Et le spontané se voit planifié, voire designé. Dans les circonstances, les affectes qui composent le champ spatial du vécu se voient de plus en plus mobilisés par les pouvoirs publics dans l’aménagement des espaces urbains. En font foi, la multiplication des formules du genre « Rêver Montréal », « 1km2 d’émotions » (Quartier des spectacles), « Pas besoin d’aller plus loin pour s’évader! » (Vieux Port) ou encore « Venez côtoyer l’extraordinaire » (Parc Frédéric-Back). On nous vend du conçu sous couvert de vécu.

Le capitalisme artiste a impulsé le règne de l’hyperconsommation esthétique au sens de consommation surabondante […] de sensations et d’expériences sensibles. Le régime […] de consommation qui se déploie est moins statutaire qu’expérientiel, hédoniste, émotionnel, autrement dit : esthétique : l’important désormais est de ressentir, de vivre des moments de plaisir, de découverte ou d’évasion […] (Lipovetsky et Serroy, [2013] 2016, p. 31)

L’avènement du design urbain vient de ce fait répondre à des logiques marchandes censées assurer le rayonnement et l’attractivité des agglomérations (Fleury et Froment- Meurice, 2014; Harvey, 1989). Les concepteurrices urbaines espèrent alors que la mise en paysage des espaces urbains et que l’atmosphère des lieux seront à même d’assurer la renommée de la ville. De lui donner un buzz. On note, d’autre part, que cet intérêt pour les affectes répondrait d’une volonté d’aménager des espaces censés

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produire certaines réponses affectives. Souvenons-nous de la dimension programmatique des parcs. L’esthétisme –nous met en garde Nigel Thrift (2004) – se fait de plus en plus instrumental. La mobilisation de notions telles que les ambiances et le paysage qui jusqu’à tout récemment n’étaient peu ou pas explorées, nous obligent, dans les circonstances, à prendre en compte les perceptions et les sensations qui se rapportent à l’expérience ordinaire des usagerères et à questionner les registres sensible et affectif du droit à la ville.