• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1: L'espace public pour (re)penser le parc (nature) et vice-versa

1.2. Le parc : (ré)actualisation des débats sur l’espace public

1.2.1. Survol historique et enjeux contemporains

Selon la sociologue et spécialiste d’architecture Galen Cranz ([1982] 1989; voir aussi Loukaitou-Sideris, 1995; Low et al., 2005; Madden, 2010) il y aurait eu, en Amérique du

27

Nord, entre 1850 et 1970, quatre périodes distinctes en termes d’aménagement des parcs urbains.

La première, portée par Frédérick Law Olmstead, célèbre pour la conception de Central Park à New York – mais à qui l’on doit aussi les premiers plans du Mont-Royal – s’étend du milieu du dix-neuvième siècle au début du vingtième. Cette période est alors caractérisée par un aménagement de type paysager inspiré des romantismes9 anglais et

allemands. Conçus pour la promenade et la contemplation, ce sont des espaces qui prennent sens dans leur mise en scène de la ou d’une nature. À Montréal, par exemple, « la riche, puissante et romantique » communauté coloniale britannique commande, à cette époque, trois parcs de ce genre (Marsan, 2016). À savoir les parcs du Mont-Royal, La Fontaine et de l’île Sainte-Hélène. L’aménagement de ces parcs conçus par et pour la bourgeoisie de l’époque est à cet égard motivé par un fort sentiment anti-urbain. Ces espaces, situés en retrait des quartiers ouvriers, agissent alors comme refuge et comme remède aux « maux de la ville » (Cranz, [1982] 1989). Contrairement aux squares et aux places publiques, on tente le plus souvent de cacher la ville environnante (Low et al., 2005). Des rangées d’arbres y sont ainsi plantées afin de préserver l’illusion. Pour plusieurs, ce n’est par conséquent pas tant des espaces publics que l’on produit plutôt que des « sanctuaires ruraux au cœur de la mêlée urbaine » (trad. libre10) (Madden, 2010,

p. 192).

Durant la même période, en France, de grands parcs sont conçus, sous couvert d’hygiénisme11, en tant qu’instruments d’assainissement urbain (Delbaere, 2010). Porté

par la révolution haussmannienne, l’aménagement de ces vastes espaces verts – situés, ici, à proximité des quartiers populeux – s’accompagne alors d’incitatifs visant à favoriser l’installation d’une population bourgeoise au cœur de certains quartiers populaires (Delbaere, 2010). On espérait – suivant des logiques qui ne sont pas si différentes de

9 On entend par romantisme le mouvement philosophique et théologique qui voit d’abord le jour en Angleterre et

en Allemagne au XVIIIe siècle et qui s’étend par la suite au reste de l’Europe au XIXe. Dans ce mouvement qui apparait

en réaction au capitalisme la nature est ainsi appréhendée à travers le prisme de la spiritualité (voir chapitre 2).

10 « rural sanctuary in the middle of the urban melee »

11 On entend par hygiénisme l’ensemble des théories politiques et sociales qui supposent que l’architecture et

28

celles qui sous-tendent, encore aujourd’hui, plusieurs projets de rénovation urbaine (Espinosa, 2017; Tozzi, 2013) – que la première servirait, par osmose sociale, d’exemple aux classes ouvrières.

Alors que la première période était portée par un discours qui s’opposait aux impacts de l’industrialisation, la deuxième et la troisième qui s’étendent des années 1900 aux années 1960 embrassent, au contraire, les principes de cette dernière. Les parcs qu’on aménage durant celles-ci sont plutôt caractérisés par des infrastructures variées et la prolifération d’activités qu’on y organise. Portée par le mouvement progressiste, la plupart des parcs construits durant ces années se donne, à cet égard, comme objectif de préparer « le corps et l’esprit des usagers aux impératifs du capitalisme industriel » (trad. libre)12

(Madden, 2010, p.193). On s’en sert en tant qu’instruments de réformes sociales. Pour cette raison, et contrairement aux espaces (nature) hérités du dix-neuvième siècle, ces parcs sont pour leur part construits plus proche, voire à l’intérieur, des quartiers ouvriers. Sur le plan des formes, les parcs qu’on aménage ressemblent davantage à des gymnases extérieurs. Sur celui des ambiances, on suppose conséquemment que leurs atmosphères n’étaient en rien semblables à celles des parcs (nature) de la bourgeoisie urbaine.

À la fin des années 1960, un quatrième mouvement se met en place. Cette période constitue alors une réponse à ce qu’on a appelé, à l’époque, la « crise urbaine ». En effet, à partir des années 1960, plusieurs parcs avaient acquis la réputation d’être devenus des espaces de criminalité. La stratégie qu’on emploie est alors d’occuper ces espaces avec une variété d’événements culturels censés attirés les usagerères des classes moyennes. L’objectif qu’on se donne est à la fois de chasser les « indésirables » et de redonner une image idyllique des parcs en tant qu’idéal cosmopolite (Madden, 2010). Plus récemment, Cranz (2018) supposait que nous assistions, depuis quelques années, à l’émergence d’un cinquième modèle (voir aussi Davidson, 2013). Ce-dernier, qu’elle qualifie de « modèle du futur », aurait, on estime, le potentiel de contribuer aux projets sociétaux de faire la promotion du développement durable et de participer au

29

développement d’une conscience environnementale chez les citadinnes (Cranz, 2018). Elle donne à cet égard l’exemple de parcs en Chine que l’on utilise afin de faire pousser du bambou ou encore celui d’espaces réhabilités en centres de recyclage dans lesquels on enseigne aux jeunes l’importance de cette pratique. Malgré le (réel) potentiel de ces espaces, on remarque que leur aménagement tend de plus en plus à répondre aux objectifs de gentrification (Checker, 2011; Clerval et Fleury, 2009), de patrimonialisation (Fleury, 2014) et d’attractivité (Fleury, 2013; Lang et Rothenberg, 2017) des métropoles. Ces (nouveaux) espaces viennent, de ce fait, redéfinir la centralité métropolitaine. En effet, si par le passé de tels projets tendaient à être localisés à proximité de la ville-centre, la situation est toute autre aujourd’hui. Comme le remarque Di Méo (2010, p. 28)

la centralité métropolitaine […] ne se confond plus nécessairement avec le centre géométrique de la ville […] ou même avec son centre d’affaires. Elle prend, dans le corps métropolitain, des formes très diversifiées […] elle se diffuse […] dans une zone métropolitaine plus étendue, une sorte de grille d’activités économiques intenses, composée de nœuds reliés par des réseaux […].

Pour des questions d’espace, d’accessibilité – dû au développement des transports et des axes autoroutiers – mais aussi, et surtout, d’opportunités économiques – le coût des terrains étant souvent moins élevé dans les quartiers péricentraux que dans ceux du centre (Harvey, 1987; Smith, 1982) – de nouveaux espaces, voire de nouvelles centralités, sont aménagés à l’extérieur de la ville-centre. Du modèle nucléique de la ville composée d’un centre et de sa périphérie, on passe à une mosaïque urbaine – à l’image d’un patchwork – composée de noyaux multiples et différenciés dispersés de manière pêle-mêle sur le territoire. On pense, par exemple, au parc Frédéric-Back à Saint-Michel, au campus MIL de l’Université de Montréal à Parc-Extension ou au Royal-Mount dans l’ouest de la ville pour ne nommer que quelques exemples récents. La revalorisation d’anciennes friches industrielles représente à cet égard un enjeu foncier important pour les métropoles (Carré et Le Tourneau, 2016; Lang et Rothenberg, 2017; Short et al., 1993). Dans leur étude sur la reconversion des espaces-déchets en espaces (nature) urbains, Marie-Noëlle Carré et François-Michel Le Tourneau (2016, p. 276-277) remarquent notamment que « l’un des enjeux majeurs de la reconversion des espaces-

30

déchets est celui de leur valorisation économique » et que cette pratique – à l’image des stratégies de requalification et de revitalisation – répond d’une volonté de « réintégrer dans le marché foncier des espaces qui avaient été laissés pour compte en raison de coûts de remise en état trop élevés ».

Qui plus est, de par leur raison d’être, les parcs (nature) et environnementaux urbains invitent à se questionner sur les rapports nature-société (Katz et Kirby, 1991). En effet, ces espaces répondent – comme nous l’avons déjà mentionné – non seulement à des objectifs de gentrification, de patrimonialisation et d’attractivité, mais aussi à des ambitions d’embellissement, de naturalisation des espaces urbains et de « développement d’espaces de nature censés ‘’faire espace public’’ » (Bailly, 2013, p. 1). On espère alors que la mise en paysage de ces espaces serait à même de « renouveler l’image d’un quartier » (Bailly, 2013, p. 5), voire de la ville. Par ailleurs, cette mise en nature de l’espace urbain aurait ceci d’important qu’elle tend à mobiliser des concepts qui étaient jusqu’à maintenant peu pris en compte dans les projets urbains à savoir ceux de durabilité, de paysage et d’ambiance. Ces notions invitent en ce sens à s’intéresser aux dimensions discursives, esthétiques et sensibles de l’espace public. « [E]n même temps qu’est produit la nature, sont produites des relations sociales » (trad. libre)13 nous rappellent à cet égard Cindi Katz et Andrew Kirby (1991, p. 268). Production et reproduction. Il convient alors de rappeler que ces (nouvelles) formes d’espace (nature) seraient caractérisées – comme l’étaient avant elles les espaces paysagers de la bourgeoisie – par un type de sociabilité qu’on qualifie de diffus. Comme le remarque Delbaere (2010, p. 61), « les divers usages qui y prennent place le sont à distance les uns des autres ». Ces espaces seraient alors surtout marqués par des enjeux de sécurité et de tranquillité (Desjardins et Fleury, 2014). Conséquemment, les espaces (nature) nous encouragent à nous intéresser aux pratiques, aux affectes et aux rythmes qui leur donnent vie.

Évidemment, ce survol ne nous permet pas de raconter toute l’histoire. Toutefois, il nous invite à prendre en compte la dimension programmatique de l’aménagement des parcs. Malgré l’apparent consensus qui entoure sa fabrique, le parc (nature) – comme l’espace

31

public – n’est pas un objet neutre. Pour cette raison, il peut – mais aussi doit – en tant qu’espace construit, vécu et perçu être appréhendé comme le point de rencontre de différents rapports de pouvoir et comme « le support, l’instrument et [l’]objet de luttes et de conflits » (Busquet, 2012, p. 2). Il convient alors de « [re]penser de manière holistique la production des espaces publics » (Margier, 2017, p. 33) tout en mettant l’accent sur les perceptions, les sensations et les ambiances qui se rapportent à l’expérience « ordinaire » des citadins (Delbaere, 2010; Thibaud, 2010). Une révision du sens accordé à l’espace, à la nature et au politique ainsi qu’à l’importance accordée aux pratiques quotidiennes et aux émotions semble, en ce sens, nécessaire.

33