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Chapitre 5: Les temps présents du paysage

5.2. Espaces (nature) enviro-patrimonial, espaces de pouvoir

5.2.1. Le pouvoir auratique du parc

Comme en atteste les idées d’ « invitation » et d‘ « incitation » décrites plus haut, il y aurait à Frédéric-Back un je-ne-sais-quoi capable d’à la fois prescrire et proscrire. Un je- ne-sais-quoi capable – dirait Monica Degen (2008, p. 60) – de « pousser le visiteur- consommateur à coopérer et à s’autoréguler » (trad. libre)67. Un je-ne-sais-quoi capable, enfin, d’assurer un certain contrôle à travers l’expérience sensible de l’espace (Allen, 2006; Degen, 2008). John Allen (2003, 2006) qualifie le phénomène de « pouvoir ambiant ». Monica Degen (2008) de « pouvoir suggestif ». Déjà, au début du vingtième siècle, le philosophe et critique culturel Walter Benjamin parlait d’« aura ».

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We define [the aura] as the unique appearance of a distance, however close it may be. If, while resting on a summer afternoon, you follow with your eyes a mountain range on the horizon or a branch which casts shadows over you, you experience the aura of those mountains, of that branch. (Benjamin, cité dans Latham, 1999, p. 466)

L’expérience auratique repose en ce sens « sur la transposition – voire la traduction – d’une réponse commune aux rapports humains à la relation entre un objet inanimé ou naturel et l’être humain » (trad. libre)68 (Benjamin, cité dans Latham, 1999, p. 466). Comme si l’expérience requérait que l’objet soit capable de « rendre le regard de celui qui regarde » (trad. libre)69 (Benjamin, cité dans Latham, 1999, p. 466). Elle suppose un rapport direct et de correspondance entre l’objet et l’être pensant.

Or l’aura, telle que définie par Benjamin, constitue un concept difficile à cerner (Latham, 1999). Comment, en ce cas, en faire un concept opératoire capable d’appréhender les enjeux contemporains des espaces (nature) publics ? Il convient – au risque de supposer des séparations qui, dans l’expérience, n’existe pas – de porter notre attention non pas tant sur l’aura en général, mais sur ses « composantes ». À savoir, dans le cas qui nous intéresse, sur l’aménagement, les pratiques, les rythmes et les ambiances du parc. Autrement dit, sur ses temps présents.

Frédéric-Back semble, en ce sens, être aménagé pour produire certaines réponses affectives. On y vient pour la sérénité de la chose. On s’y rend pour la promenade, pour s’entraîner ou tout simplement pour échapper à l’urbain. Comme s’il y avait quelque chose capable d’ « [affecter] comment on en fait l’expérience et qui, en retour, chercherait à induire certains comportements qu’on n’aurait autrement pas nécessairement choisi d’adopter » (trad. libre)70 (Allen, 2006, p. 445). La présence de parcours bien identifiés, la gêne de ne pas faire comme les autres ou la peur des herbes hautes qui longent les sentiers remplacent – en quelque sorte – le besoin d’avoir recours à des barrières physiques.

68 « rests on the transposition of a response common in human relationships to the relationship between the

inanimate or natural object and the human being »

69 « return the viewers gaze »

70 « that affects how we experience it and which, in turn, seeks to induce certain stances which we might otherwise

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Bon la chose que j’dirais que je reproche un petit peu c’est dans les aires justement comme ici moi j’pense que ce serait mieux si se serait mieux tondu… parce que c’est moins agréable pour les familles de venir et de jouer avec les enfants à proximité des tables parce que y a pas cette possibilité de faire ça. Je pense que si cette partie-là serait tondue mieux, j’pense qu’y aurai une plus grande appropriation de la place. (Rénald, SM, 2018)

Pour Connie, une jeune Micheloise que nous avons rencontrée au Forum jeunesse de Saint-Michel, c’est la même chose.

[J]’suis une personne… j’ai la phobie… j’ai une phobie de marcher là où je connais pas [et] j’suis allergique au pollen… les herbes à poux aussi.

(20 ans, Saint-Michel, marche commentée 2, 2018) Un registre phénoménologique du pouvoir. Un aménagement – parce que fondé sur une hiérarchisation des sens – davantage suggestif que coercitif. Un espace – autrement dit – séductif (Allen, 2003, 2006; M. M. Degen, 2008). Ou, pour paraphraser Andrew qui entame une maitrise en entomophagie un espace qui-t’invite-fortement.

On dirait que j’ai l’goût d’appeler ça des centres d’interprétation […]. Tsé y a genre… ça donne l’impression qu’y pourraient mettre des panneaux partout… tu suis les sentiers […]. Sauf que c’est pas obligé d’être justement un centre d’interprétation ou n’importe quoi. Mais tsé c’est très sentier… dans ma tête t’es guidé genre… pis si tu sors des trucs tu peux ben, mais t’es comme fortement invité à marcher dans gravelle plus que dans l’gazon.

(Andrew, Ahuntsic, marche commentée 4, 2018)

Pour cette raison, Frédéric-Back semble être aménagé pour non-seulement répondre aux besoins de ceuxcelles qui préfèrent l’entrainement physique, les promenades contemplatives et le contact avec la nature, mais aussi pour encourager ces activités. Sans surprise – et comme nous l’avons déjà mentionné – c’est la balade qui constitue la pratique dominante sur le site.

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J’ai l’impression que c’est comme un… c’est un parc oui, mais plus un… comment dire… un entre-quartier. Tsé c’est comme un truc que t’utilises… que tu passes dedans… pis tsé que tu vas marcher, mais je sais pas…

(Andrew, Ahuntsic, marche commentée 4, 2018)

Les trajectoires continues des visiteurseuses confèrent alors au parc son rythme particulier. La plupart des usagerères rencontrées lors de notre terrain l’utilise – il convient de le souligner au passage – comme espace de transit. Ces pratiques dominantes creusent (déjà) leur sillon et – à l’image du va-et-vient qui érode l’escalier de pierre – y laissent (symboliquement) leur marque. Des pratiques qu’Allen (2003, p. 159) associe à « la capacité de différentes agentivités à se faire perceptible de manière à conférer aux lieux leur complexité rythmique et leur caractère sans cesse changeant en établissant leur présence de manières imposantes» (trad. libre)71. Parce qu’ils se situent au présent, mais qu’ils émergent du passé et portent en leur sein les potentialités du futur (Adam, 1991; M. Crang, 2001), la prise en compte des rythmes nous oblige à considérer les rapports de pouvoir que sous-tendent, à travers leurs ambiances, les espaces (nature). Autrement dit, à se demander qui parvient à imposer ses rythmes. Et qui n’y parvient pas ?

L’appropriation de l’espace est, en ce sens, moins une affaire de barrières et d’exclusion qu’une capacité – rarement totale – à faire sentir sa présence. À préparer – quoique que parfois « involontairement » – le futur. Une capacité, dirait Allen (2003, p. 162), « à coder [l’espace] de manière à suggérer que seulement certains groupes sont présents » (trad. libre)72. En atteste, la construction d’un « nous » symbolique et inclusif par certaines usagerères du parc.

Interviewer : Qui sont pour vous les usagers du parc ?

Danielle : Un animateur me disait qu’y pense que c’est des gens plus d’Ahuntsic- Cartierville qui profitent du parc plus que des gens de Saint-Michel. Faque c’est sûr

71 « the ability of different agencies to make themselves felt in ways that give places their rhythmic complexity and

ever shifting character, by establishing a presence in all kinds of powerful ways – a dominant presence, a manipulative presence, a seductive presence and so forth »

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que […] je côtoie, j’ai l’impression, des petites madame [rire] à la retraite comme moi.

Interviewer : Et avez-vous des contacts avec ces gens-là ?

Danielle : Ben on a commencé à se faire des sourires parce que là on se reconnait parce que tsé.

(Danielle, DSS, entrevue 1, 2018)

« J’pense que c’qui amène les gens principalement dans le moment c’est la randonné, c’est la marche, c’est la course, c’est le vélo – nous dit Léo-Paul à ce sujet – j’pense que les gens se reconnaissent un peu entre eux… comme des gens qui aiment bien l’activité physique principalement » (DSS, entrevue 13, 2018). Pour les mêmes raisons, Danielle se considère comme une usagère type du parc. « J’pense qu’on peut dire que je fais partie du noyau de base » s’exclame-t-elle fièrement (DSS, entrevue 1, 2018). Comme si le sentiment d’appartenance – Allen parle de membership – dépendait de qui était « reconnu comme présent » (Allen, 2003).

[Ç]a va m’arriver – nous raconte Danielle – de me sentir pas très… pas souvent là… mais si j’vois quelqu’un venir pis que je me dis ‘’Ah !’’ tsé. Pis je cours pas aussi vite que je courrais [rire]. Faque ça je trouve ça un peu plate. Même la semaine dernière à un moment donné j’ai vu quelqu’un qui flânait. Pis je me disais ‘’Ah ! Quelque chose

de nouveau ici !’’. Pis je me disais ‘’Ah !’’. Tsé j’aimerais pas que ça devienne un coin

tsé. Parce qu’y a un secteur à habitation à loyer modique tsé ici. […]. Flaque tsé j’aimerais pas ça qu’y prennent possession des lieux.

(Danielle, DSS, entrevue 1, 2018)

Si personne n’est, de ce fait, exclu et que plusieurs individus peuvent occuper – en même temps – l’espace, il apparait, néanmoins, que seuls les groupes dominants parviennent à imposer leur présence. À la faire sentir. « C’est plus du monde d’Ahuntsic » nous avoue Joshua, animateur à Frédéric-Back, lorsqu’on lui demande de nous décrire les usagerères types du parc.

Ça l’air typique – poursuit-il sur un ton un peu plus critique – mais c’est des personnes blanches… québécoises scuse moi… qui viennent faire leur jogging. Ça c’est typique. Pis c’est ça. Sinon t’as des familles maghrébines qui viennent… je sais pas… qui viennent souvent d’arriver au pays qui viennent dans l’parc s’promener avec les

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familles et tout. Pis… mais c’est plus du monde d’Ahuntsic que du monde de Saint- Michel pour le parc Frédéric-Back.

(Joshua, SM, entrevue 16, 2018)

Différents groupes partagent l’espace. Mais à des degrés de visibilité différents. Comme si certains parvenaient à « gommer » la présence des autres. Une capacité qui, dans le cas qui nous intéresse, semble dépendre, d’une part, de l’aptitude des premiers à faire concorder les dimensions conçues, vécues et perçues – voire matérielles, atmosphériques et habitées – de l’espace pratiqué. Une adéquation devant, par conséquent, leur permettre – mieux que les autres – de « domestiquer » ce nouvel espace (Koch et Latham, 2014). Or, en l’absence de barrière physique, ce « gommage » résulte aussi de la capacité de ces autres à renoncer – parce qu’ils ne se sentent pas nécessairement concernés – à tout projet d’appropriation. « Ce n’est pas tout le monde – nous dit Allen – qui se sent concerné par de telles images, mais c’est précisément la possibilité de rejet ou d’indifférence comme réponse qui donne au pouvoir de suggestion sa portée caractéristique » (trad. libre)73 (2003, p. 171).