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Deux accidents révélateurs de situations industrielles tendues

2.1 Lyon, 2 juin 1987, incendie au Port Édouard Herriot

2.1.1 Travaux de transformation dans le dépôt Shell

L’activité d’un dépôt pétrolier, tel qu’il en existe dans le port fluvial lyonnais, consiste en premier lieu en un stockage intermédiaire entre une raffinerie pétrolière et les stations de distribution d’essence aux consommateurs. Les modes d’alimentation des stockages du port sont diversifiés, usant du chemin de fer, de la voie fluviale et de l’oléoduc de la Société du

pipeline Méditerranée Rhône (SPMR)5. Par contre, ne partent des dépôts essentiellement que

des camions-citernes venus s’y approvisionner. La zone de chalandise du port pétrolier peut être assez vaste à partir de Lyon, couvrant fréquemment des territoires allant jusqu’à Genève, Dijon, Clermont-Ferrand et Valence. L’effectif de salariés travaillant dans un dépôt en activité

ordinaire est assez réduit, externalisation du

travail

l’externalisation du travail étant poussée : les chauffeurs effectuent eux-mêmes le chargement des camions-citernes, par exemple. On trouve ainsi dans un dé- pôt essentiellement deux catégories d’employés. Les uns ont un rôle technique, d’une part, d’accompagnement des opérations de dépotage à partir des différentes sources d’approvision- nement, et d’autre part, de surveillance et d’assistance des chauffeurs pour le rempotage. Les autres occupent des fonctions plus administratives, touchant à la direction, à la gestion de la

sécurité du site et aux opérations douanières, toutes les taxes, parmi lesquelles la TIPP6, étant

appliquées à partir des dépôts.

5 Dont l’oléoduc part de la mer à proximité de l’étang de Berre, à côté de Marseille, pour remonter le Rhône jusqu’à

Genève en passant par Lyon.

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Lorsque le camion sort du dépôt, on le différencie d’un point de vue qualité, mais surtout on acquitte les taxes dues à l’État. Un dépôt pétrolier, c’est un établissement fiscal de stockage.

[Responsable d’un dépôt pétrolier du port Édouard Herriot depuis 2005 – Port pétrolier de Lyon]

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La nature et les volumes des produits stockés dans un dépôt sont réglementés dans le cadre des Installations classées pour l’environnement (ICPE). Cependant, dans les limites autorisées, les produits effectivement stockés dépendent avant tout de la demande du marché de la consom- mation. De ce fait, le fuel et le diesel s’y trouvent généralement en plus grande quantité que l’essence. Il se trouve que les premiers sont moins inflammables que la seconde. Toutefois, du fait de la dangerosité des produits stockés, les questions sécuritaires sont prégnantes, et traitées à l’aide de nombreuses procédures et d’équipements fixes et mobiles contre l’incendie. La société Shell est installée dans le port Édouard Herriot depuis 1949. Elle louait à la CNR, par le biais d’une amodiation, un emplacement sur la darse Nord-Est du port depuis le 28 janvier 1948, comme elle le rappelait dans l’une des demandes d’extension des capacités de stockage

du site suite au raccordement du port au pipe-line7. Dans le dossier de permis de construire

d’un nouveau bâtiment administratif8, déposé en 1977, le plan de situation général montre

que le dépôt Shell est réparti sur deux sites de part et d’autre de l’actuelle rue de Bordeaux, le plus petit des deux étant couramment appelé le « secteur bitume » du nom de ses anciens stockages (cf. figure2.2).

Figure 2.2 – Dépôt Shell Française – PEH. Plan de situation, 4 mai 1977

Une explosion, sans conséquences autres que matérielles, avait déjà touché ce dépôt en 1982, comme le rappelait le journal Le Progrès dans un petit encart de son édition du 3 juin 1987 :

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Le 20 juillet 1982 à 5h30 du matin, une terrible déflagration retentissait dans le sud de l’agglomé- ration. Les locaux de la Shell France dans l’enceinte du Port EH venaient d’être dévastés par une explosion qui soufflait les murs et entraînait l’effondrement d’une partie de la toiture de l’immeuble de bureaux de la société. Par bonheur, l’explosion n’avait alors pas engendré d’incendie et l’on avait évité le pire. Certains éléments avaient alors conduits à envisager l’hypothèse d’un acte criminel, bien que le fait que l’explosion se soit produite dans un réfectoire équipé d’appareils fonctionnant au propane accrédite la thèse de l’accident9.

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Quelques mois à la suite de ce sinistre, la société avait d’ailleurs déposé une demande de permis de construire ainsi justifiée :

7 AML, 1049 WP 5, Pétroles Shell Berre, Port Édouard Herriot, 17.10.1968 – Demande d’autorisation d’extension de

stockage d’hydrocarbures liquides de 1ere et 2ecatégories sur l’entrepôt de 1ere classe du PEH à Lyon Gerland,

Courrier de la Société des Pétroles Shell Berre, au préfet du Rhône, daté du 19.07.1968.

8 AML, 400 W 027, Exemption n° DDE 27073, Shell Française, Port Édouard Herriot, 2 rue de Bordeaux, 25.08.1977

– Dépôt de permis de construire de la Sté Shell Française pour l’extension d’un bâtiment administratif (restaurant et service médical).

2.1. Lyon, 2 juin 1987, incendie au Port Édouard Herriot

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Nous vous prions de bien vouloir trouver ci-jointe une demande de permis de construire relative à la reconstruction partielle de l’extension de notre bâtiment administratif qui avait été réalisée en 1977 et entièrement détruite au mois de juillet 1982 lors d’une explosion. [. . . ] Le présent projet a pour but de réaménager, suite à une explosion survenue en juillet 1982, un restaurant pour le personnel au 1erétage, un service médical au rez-de-chaussée, des réserves pour le restaurant au sous-sol10.

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Quelques années plus tard, à partir de 1985, la société Shell avait entamé le réaménagement de son dépôt, à titre provisoire dans un premier temps, de façon à y lancer une nouvelle activité de fabrication d’additifs. En effet, dans le cadre de l’introduction des essences sans plomb, au milieu des années 1980 en Europe occidentale, les compagnies pétrolières se livraient une âpre concurrence entre elles. Les « produits additifs » aux carburants possèdent différentes qua- lités (de lubrifiant, d’anticorrosion, d’anti-mousse lors du remplissage, etc.). Ils sont surtout utilisés par chaque marque pour distinguer leurs produits de ceux de leurs concurrents. Le dépôt Shell souhaitait pouvoir fabriquer sur place ses propres additifs, envisageant ainsi des productions de type chimique dans le port même. De fait, Shell étendait et transformait son activité habituelle de stockage en ce lieu. À compter d’avril 1987, le provisoire se transformait en un réaménagement définitif du dépôt, de sorte de permettre sur place « la production d’ad- ditifs de carburants et l’extension de la fabrication d’additifs gazole sur l’ancien secteur bitume. Ces travaux étaient en cours lors de l’accident11».

Un rapport d’expertise, réalisé pour le compte du premier juge d’instruction en charge de

l’affaire Shell après l’incendie du dépôt12, apporte quelques précisions sur cette transforma-

tion. Sa finalité porte sur les causes du sinistre, mais on y trouve des éléments de contexte, en particulier concernant le chantier. Par exemple, il est indiqué que :

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Il existait un atelier de préparation d’additifs pour essence à faible échelle depuis un an. Cet atelier disposait d’une autorisation administrative provisoire compte tenu de l’intention de Shell visant à tester le produit. Les essais ayant été concluants, Shell désirait augmenter leur production tant pour les additifs d’essence que pour ceux destinés au gazole. La partie sinistrée intéresse les additifs pour essence. Elle porte le nom de code LEAP FROG. La partie non sinistrée intéressant les additifs pour gazole porte le nom de code AMADEUS. Il s’agissait de réaffecter les bacs existants et de créer une nouvelle pomperie [. . . ]13.

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Le permis de construire avait d’ailleurs été délivré par la Communauté urbaine de Lyon le 21 mai 1987 pour la construction de « treize réservoirs, deux postes de chargement, la construction d’une aire de pompage couverte, d’un local à usage de bureau de contrôle et d’un local électrique,

avec construction d’un réseau de défense contre l’incendie »14. Le directeur du site Shell de la

fin de l’année 1980 jusqu’à mars 1987, qui avait donc préparé en amont toutes ces phases de transformations, déclarait même à la presse après le sinistre :

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[Il s’agissait d’] une extension du stockage de l’ordre de 1 500 à 2 000 m3pour la fabrication d’addi-

tifs. Nous nous sommes bagarrés durant deux ans pour que ce site ne ferme pas, la direction géné- rale estimant qu’il y avait des problèmes de rentabilité. Finalement, le maintien a été décidé. Les travaux en cours qui ont nécessité 50 à 60 millions de Francs ont débuté fin 198615.

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Le chantier de transformation du site demandait l’intervention de nombreuses entreprises

extérieures, ayant elles-mêmes souvent fait appel à des sous-traitants16. À partir de l’enquête

menée, les deux experts ont reconstitué un plan indiquant qui était – et où17– sur les lieux

au moment de l’accident (cf. figure2.3).

10AML, 408 W 064, Dépôt de permis de construire n°512-5201-73.846-1982, Sté Shell Française SA, Port Édouard

Herriot, 2 rue de Bordeaux, 2.02.1983 – Courrier de la Sté Shell au maire de Lyon (service des PC), en date du 20.12.1982. Les passages soulignés l’ont été par nous [désormais n.s.].

11 Archives du SDIS du Rhône [désormais ASDIS69], cf.[SDIS 1987b]. 12ASDIS69, cf.[Ouziel et Grollier-Baron 1994].

13Ibid, exposé de MM. Pinard et Montdésir le 4.06.1987, p. 7. 14Ibid, dossier de permis de construire, p. 10.

15cf. l’article « Guy Belouard, l’ancien chef d’établissement de la Shell, a sûrement évité un drame », Le Figaro –

4.06.1987. n.s.

16Ainsi, par exemple, « la société Cogemi disposait du marché des travaux de rééquipement des bacs anciens, en tant

que coordination de travaux, avec comme sous-traitants les sociétés : Boccard (pour l’isolement, la modification des robes, des toits, et le montage de certains équipements de niveaux), Wanner Isofi (pour les échafaudages), N.I.C. (pour le nettoyage et le dégazage des bacs) et Lassarat (pour le sablage et la peinture intérieure des bacs rivetés) ». ASDIS69, Rapport d’expertise, op. cit., travaux à réaliser sur le site Leap Frog, p. 34.

Figure 2.3 – Disposition des premiers témoins de l’explosion du 2 juin 1987 – Source Rapport Ouziel et Grolier-Baron, p. 91

Ainsi peut-on voir que, contrairement à l’activité usuelle d’un dépôt, d’une part beaucoup de monde se trouvait sur place, d’autre part la plupart des personnes étaient à proximité des cuves, du fait des travaux, et non dans les locaux administratifs ou sur l’aire de chargement comme c’est plutôt le cas en période d’activité ordinaire. D’après ce document, trente-neuf personnes étaient sur le site à 13h15, heure de l’explosion. D’après les noms et témoignages des trente-neuf salariés identifiés, seuls onze d’entre eux travaillaient directement pour Shell, c’est-à-dire qu’il y avait sur place vingt-six employés sous-traitants, attachés au chantier. L’organisation de celui-ci tout en maintenant l’activité ordinaire était complexe, requérant aussi un suivi administratif.

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Shell était en train de revoir tout son dépôt. C’était un dépôt qu’on suivait de plus près parce qu’il était en train d’être rénové. Il fonctionnait sous des autorisations provisoires. Tous les six mois, l’autorisation était revue en fonction de l’évolution du chantier et de l’activité. Parce qu’ils passaient à une activité [nouvelle] soumise à la réglementation des installations classées. Cette phase transitoire était suivie par la DRIRE et par nos services, et nécessitait des évolutions très importantes : présence de beaucoup d’entreprises extérieures, des coupures d’eau, des coupures de circuit. Et donc, ça demandait à chaque fois des mesures spécifiques pour que le niveau de sécurité global de l’établissement soit maintenu. [L’entreprise Shell] fermait des canalisations, en ouvrait de nouvelles, démontait des volumes de stockage pour en mettre en place de nouveaux. Bref, tout ça entraînait effectivement une certaine difficulté dans la gestion du site, ou tout du moins on n’était pas dans un fonctionnement normal du site. [. . . ] [D’ailleurs, au moment des faits], l’autorisation provisoire [d’exploitation du site] était caduque.

[Colonel des sapeurs-pompiers, chef de colonne du PC avancé en 1987 lors de l’incendie du port Édouard Herriot – SDIS du Rhône]

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Les éléments contenus dans le rapport préliminaire de la DRIRE et rapportés dans l’expertise précédemment citée, précisent cette question des autorisations provisoires. On y lit en effet que :

2.1. Lyon, 2 juin 1987, incendie au Port Édouard Herriot

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Le dernier aménagement répertorié par l’administration datait de 1985, et visait le réaménage- ment à titre provisoire du dépôt de façon à permettre la fabrication d’additifs carburants. [. . .] L’autorisation provisoire a été accordée le 4 mars 1986 et renouvelée pour six mois le 12 septembre 1986, conformément à l’article 23 du décret 77 1133 du 21 septembre [1977]. La société Shell a déposé le 26.12.1986 un dossier sollicitant l’autorisation relative à une importante modification du dépôt, incluant les fabrications, objet des autorisations temporaires, plus le réaménagement complet de l’ancien secteur bitume18.

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Pour le dire autrement, les autorisations préfectorales définitives d’exploiter étaient en cours de production, mais n’étaient pas encore délivrées à l’exploitant au moment précis de l’acci- dent. Par ailleurs, ces nouvelles activités étaient aussi annonciatrices d’emplois fixes sur place,

le dépôt Shell devant passer d’une vingtaine à près d’une centaine d’employés19. La « fiche

accident » du dépôt Shell répertoriée par le Bureau d’Analyse des Risques et Pollutions In- dustrielles (BARPI) indique que :

Extrait fiche accident BARPI

Le dépôt concerné [. . . ] a une capacité de 43 000 m3et comprend au moment de l’accident, 16 réservoirs

d’essence (point éclair < à 55℃) d’une capacité totale nominale de 19 920 m3, 6 réservoirs de gasoil

et fuel-oil domestique (55℃ < point éclair < 100℃) d’une capacité totale nominale de 18 460 m3, 54

réservoirs de lubrifiants (catégorie D : PE > 100℃) d’une capacité nominale de 4 232 m3 20.

Les transformations en cours étaient connues des services incendie, sans nécessairement que ces derniers aient encore pu vraiment en envisager toutes les conséquences.

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Dans le cas de Shell notamment, les établissements commençaient à travailler avec les nouveaux carburants. Donc il y avait des expérimentations de faites, du stockage de nouveaux produits sur le site. Ça, vous le saviez ? On l’avait appris lors de la manœuvre. En préparant la manœuvre on avait pris conscience que cette activité [d’additifs] prenait un pas important dans l’activité du site. [Colonel des sapeurs-pompiers, chef de colonne du PC avancé en 1987 lors de l’incendie du port Édouard Herriot – SDIS du Rhône]

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Le jour du sinistre, précisément, le service incendie de la Communauté urbaine de Lyon avait prévu d’effectuer un exercice grandeur nature dans le port.

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Ce jour-là avait été programmé un exercice, dans une entreprise voisine à celle qui a été concernée. C’était un entrepôt juste à coté, je ne sais plus lequel. Quand on préparait cet exercice, on avait retravaillé avec l’ensemble du commandement tous des risques du port Édouard Herriot et différents autres sites. Puisque tout est relativement imbriqué. Donc c’était sur une cuve, on était sur un feu d’hydrocarbures, le thème était le même que celui qui était concerné, avec une extinction, les problèmes d’alimentation en eau, en liquide et mousseur. On avait fait une répétition globale, on était dans un contexte de préparation d’exercice. [C’est-à-dire] qu’en général, on revoit tous les plans de secours en salle et on va sur le terrain visiter l’entreprise. Et on revoit tous nos plans, on s’attarde auprès des industriels et de la direction du port, parce que l’exercice nous permet de mettre en œuvre nos dispositifs et de tester les plans, mais aussi de voir les limites et le cas échéant de les faire évoluer.

[Colonel des sapeurs-pompiers, chef de colonne du PC avancé en 1987 lors de l’incendie du port Édouard Herriot – SDIS du Rhône]

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C’est aussi une des raisons qui expliquent que les secours aient été sur place très rapidement.

18ASDIS69, Rapport d’expertise, op. cit., Rapport préliminaire DRIRE du 15.06.1987,[SDIS 1987a, p. 7]. 19Propos évoqués dans un article du Progrès du 10.12.1999.

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