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Le couloir de la chimie pivot de l’économie territoriale lyonnaise

Des projets industriels datés

1.1 Lyon, du « Couloir de la chimie » au technopôle de Gerland, un projet territorial transformé

1.1.2 Le couloir de la chimie pivot de l’économie territoriale lyonnaise

On aura noté que l’essentiel du développement économique d’avant la Seconde guerre mon- diale dans le sud-lyonnais provenait principalement de capitaux privés. L’expression « couloir de la chimie » est associée à l’après-guerre et à une prise de relais des pouvoirs publics pour assurer la poursuite de l’aménagement de cette grande zone industrielle.

Une forte implication de l’appareil d’État

Compte-tenu du remplacement progressif, après-guerre, de la carbochimie par la pétrochimie, l’aménagement d’un espace rationnel voué à la poursuite d’une activité industrielle chimique lourde demandait d’importants investissements.

La poursuite d’une activité industrielle chimique lourde demandait d’importants investissements.

L’objectif poursuivi par les pouvoirs publics a bien été de moderniser l’ap- pareil productif local comme les supports de distribution de ses entreprises. La CNR, compagnie devenue à capitaux majoritairement publics avec la na-

tionalisation d’EDF14, parmi ses premières missions devait rendre le fleuve

navigable aux péniches à grand gabarit entre Lyon et la Méditerranée. Elle lança en 1955 l’aménagement d’un barrage à Pierre-Bénite, répondant à plu- sieurs préoccupations : la création d’une centrale hydroélectrique, le creuse- ment d’un canal de fuite navigable de quinze kilomètres de longueur en aval de la chute, et le réaménagement de l’entrée du port Édouard Herriot, qui s’avérait périlleuse.

Parallèlement, la Société d’aménagement du département de l’Isère (SADI)15 acheta en 1956

deux-cent-cinquante hectares de terrains communaux, pour l’essentiel d’anciennes gravières ayant servi autrefois à mettre hors d’eau les usines sainfogniardes. Les déblais du canal ont été utilisés pour créer sur les terrains de la SADI une zone insubmersible de trois cents hec-

tares, servant d’assiette foncière à la future autoroute Lyon-Valence16, à la gare de triage de

Sibelin et à une zone industrielle de deux-cent-soixante hectares située dans la continuité des

industries chimiques de Saint-Fons[Babola 1967]. Le chantier de la CNR, d’une durée d’environ

dix années, fut d’une telle ampleur qu’il constitua un cap dans l’histoire de l’entreprise :

‘‘

Il a fallu attendre la mise en chantier de Pierre-Bénite pour que soit démontré l’intérêt d’aména- gements fluviaux qui procurent non seulement de l’énergie, de nouvelles voies navigables et des ressources hydro-agricoles, mais constituent également l’infrastructure de nouveaux modes d’amé- nagement17.

’’

La Société d’équipement de la région lyonnaise (SERL) équipa et commercialisa à l’Union pour le raffinage et la pétrochimie (URP) deux cents hectares de ces terrains. Les industriels de la chimie lyonnaise voyaient dans l’installation d’une raffinerie continentale sur ce site, la possibilité d’avoir accès à moindre coût à toute la gamme de produits de base issus du pétrole. La raffinerie Elf de Feyzin, issue d’un montage financier complexe associant capitaux locaux

et nationaux[Martinais 2001, p. 138], ouvrit en juillet 1964, et malgré son explosion en janvier

196618, Elf-Atochem et Solvay y mirent en service la même année un premier vapocraqueur19,

et un second quelques années plus tard[Duchêne 1994, p. 66].

14cf. infra § 3.1.4.1.

15La commune de Feyzin a été rattachée au département de l’Isère jusqu’en décembre 1967. 16Qui devint rapidement l’A 6— A 7, reliant le nord au sud de l’Europe.

17cf. Jacques Bethemont, 1972, op. cit., p. 224.

18Par un phénomène de BLEVE, c’est-à-dire une brutale mise à l’air par éclatement de l’enveloppe d’un stockage,

par fusion ou perforation du métal, d’une masse de gaz liquéfié qui s’évapore et est enflammée par une source extérieure. cf. infra § 2.1.2.

19Il s’agit d’une unité de pétrochimie permettant de dissocier les molécules à haute température pour créer de

1.1. Lyon, du « Couloir de la chimie » au technopôle de Gerland, un projet territorial transformé

Le « remplissage » du port pétrolier

Le port pétrolier de Lyon connut, nous l’écrivions, un certain succès dès son ouverture. Mais c’est à partir de son extension, avec deux darses supplémentaires, accompagnant les travaux de réaménagement de son entrée, et surtout de son branchement direct au port pétrolier de Lavéra, par le biais d’un oléoduc – ou pipe-line – mis en service en 1968, que les compagnies pétrolières vinrent s’y installer et coloniser tous les terre-pleins au nord, au sud et à l’ouest de la « darse des pétroliers ».

L’étude des archives de permis de construire donne à la marge la possibilité d’analyser cette

progression20. En fait, elles rendent aussi compte d’une absence de transparence de ce port

vis-à-vis des autorités municipales. La CNR a pendant longtemps été la seule compagnie à détenir en propre l’autorisation préfectorale de stocker des hydrocarbures, dont elle faisait

ensuite bénéficier comme « en seconde main » ses amodiataires21producteurs ou négociants

de produits pétroliers. Ainsi apprend-on en 1956 que la CNR souhaite porter ses capacités de

stockage de 66 300 m3à 90 000 m322, à l’occasion du renouvellement en 1957 de son autori-

sation pour une durée de vingt ans. Il est d’ailleurs précisé par la préfecture que :

‘‘

La CNR pourra, dans la limite de l’autorisation globale qui lui est accordée, céder à ses locataires, sur les terre-pleins du Port Édouard Herriot, des autorisations de stockage, à charge pour eux de se conformer aux prescriptions du présent arrêté et d’adresser à la préfecture un dossier de leurs installations avec plans et notices explicatives23.

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À l’occasion d’une demande de la CNR, en 1959, de porter son volume de stockage à

120 000 m3, signe de l’extension du port pétrolier, on notera l’avis défavorable clôturant un

courrier très critique du Service municipal des sapeurs-pompiers de Lyon. Ce dernier estimait que les recommandations de prévention contre l’incendie des dépôts étaient prises trop à la

légère par la CNR comme par ses amodiataires24. Nous ne disposons pas dans les archives des

suites de ce courrier, mais il ne stoppa pas la progression du port puisque fin 1962, la Société pour l’utilisation rationnelle des gaz (SURG) demanda pour la première fois une autorisation

d’y installer un dépôt de 565 tonnes de gaz combustible liquéfié25, que la préfecture lui délivra

en mai 196326.

L’annonce en 1966 du démarrage des travaux d’agrandissement du port, et surtout de son raccordement, en juillet 1968, au pipe-line Méditerranée – Rhône, suscita l’engouement de nombreux amodiataires, et marqua le vrai décollage du complexe pétrolier du port lyonnais. Qu’on en juge : c’est d’abord la compagnie Mobil, qui en 1966, souhaitait augmenter la capa-

cité de son dépôt de 17 855 à 39 025 m3 27. Puis la société des Pétroles Shell Berre, qui obtenait

20C’est bien dans la section « permis de construire » des archives de Lyon que tous les documents qui suivent ont été

trouvés. Cependant, le processus d’autorisation de construire proprement dit échappe à la procédure habituelle, la CNR ayant été dotée de cette possibilité pour la plupart de ses amodiataires. Ainsi, jusqu’en 1982 et les lois de décentralisation, ce sont en fait les échanges de courriers entre la préfecture et la mairie de Lyon autour de la procédure d’autorisation d’exploitation, du ressort des services de l’État, qui sont archivés dans la section permis de construire. Dans cette période, le seul permis de construire délivré par la mairie concerne la construction du logement d’un gardien, déposé par la société des pétroles Solydit en 1951. cf. AML, 345 WP 028, PCA n°19510035, Sté des pétroles Solydit, Port Édouard Herriot, route n°1, PC délivré le 19.04.1951.

21La CNR, concessionnaire de l’État pour les terrains du port, loue elle-même à son tour des parcelles pour des

durées déterminées à ses « amodiataires ». Dans un échange avec l’un de ceux-là, la CNR rappelait la définition juridique d’une amodiation : Nous vous précisons que les terrains du PEH font partie du domaine public concédé à la CNR et qu’ils font l’objet de contrats d’amodiation à des entreprises qui ne sont pas propriétaires de ces terrains. En réalité, ces contrats s’apparentent à de simples autorisations d’occupation temporaire, précaires et révocables, de la nature de celles qui sont visées aux articles L 28 et L 34 du Code du domaine de l’État. cf. AML, 404 W 003, Permis de construire n°37-5729-47.640-1981, Sté pour l’utilisation rationnelle des Gaz (SURG) BUTAGAZ, Port Édouard Herriot, 10 rue d’Arles, dossier daté du 17.09.1981.

22AML, 1049 WP 5, Société CNR Port Édouard Herriot, 1eclasse, 30 avril 1957. Arrêté de la préfecture du Rhône

(1èreDivision, 2eBureau), daté du 18.12.1957.

23AML, 1049 WP 5, op. cit., Arrêté de la préfecture du Rhône (1ere Division, 2eBureau), daté du 18.12.1957. 24AML, 1049 WP 5, op. cit., Courrier du commandant de l’état-major du corps des sapeurs-pompiers de la ville de

Lyon au maire de Lyon (2edivision, 3ebureau), le 29.12.1959.

25AML, 1049 WP 5, op. cit., Société pour l’Utilisation Rationnelle des Gaz, Port Édouard Herriot, 1eclasse – Courrier

de la préfecture du Rhône (1ere Division, 2eBureau) au maire de Lyon, daté du 31.10.1962.

26cf. in AML, 404 W 003, Permis de construire n°37-5729-47.640-1981, Sté pour l’utilisation rationnelle des Gaz

(SURG) BUTAGAZ, Port Édouard Herriot, 10 rue d’Arles, dossier daté du 17.09.1981.

27AML, 1049 WP 5, op. cit. Mobil Oil Française, Port Édouard Herriot, 1eclasse - Courrier de la préfecture du Rhône

en 1967 pour son dépôt de bitumes de passer de 9 890 à 11 520 m328, et pour son dépôt prin-

cipal situé en face, celui-là même qui allait prendre feu en 1987, qui demandait en 1968 une

augmentation de 26 816 à 39 856 m3 29. La société Esso Standard demanda, en 1968 toujours,

à exploiter un dépôt de 38 795 m3d’hydrocarbures liquides30. La même année, la compagnie

française de raffinage Total demandait d’adjoindre un dépôt de 14 490 m3à celui qu’elle ex-

ploitait déjà31, en l’occurrence sous une autorisation ancienne délivrée à la CNR32. En 1968,

encore, la société française des pétroles BP demanda une autorisation d’exploitation d’un dé-

pôt de 2 900 m3 33. Enfin, la même année, les sociétés Antar et Purfina française demandaient

la possibilité d’exploiter un dépôt de 44 860 m3 34.

L’instruction de ces différents dossiers nous renseigne, de façon connexe, sur l’inquiétude que le développement subit du port pétrolier suscita dans le service municipal des pompiers. Dans le dossier BP, la mairie signalait déjà que les règles de sécurité devaient être scrupuleusement suivies compte-tenu de la toute proximité de ce dépôt avec le stade municipal de Gerland. Et le maire, alerté par ses services pompiers, profita de la procédure du dossier Antar pour indiquer au préfet son manque de visibilité sur la reconfiguration de ce port et ses conséquences pour la sécurité des lieux :

‘‘

Il reste que les mesures préventives de sécurité, qui peuvent être prescrites séparément en ce qui concerne chacun des dépôts du Port Édouard Herriot, me semblent insuffisantes en ce qu’elles ne tiennent pas compte de l’accumulation des risques. L’accroissement massif des stocks d’hydrocar- bures nécessite que, sans tarder, une étude approfondie du danger présenté par l’ensemble des dépôts soit entreprise. À cet effet, je vous serais obligé de vouloir bien me préciser la quantité exacte d’hy- drocarbures autorisée à ce jour au Port Édouard Herriot avec la répartition du stockage entre les amodiataires35.

’’

Ces précautions sont à mettre en lien, bien entendu, avec la catastrophe qu’avait connu la raffinerie de Feyzin deux années plus tôt. Si l’on en juge la durée de l’instruction et la précision des échanges de ce dossier, cette inquiétude n’était pas apaisée lorsqu’en 1981, la SURG, qui allait être rachetée quelques années plus tard par Butagaz, demandait une augmentation de

son stockage de propane de 500 à 2 000 m3 36.

Par ailleurs, en 1977, la CNR terminait ses dernières canalisations en aval de Lyon et, par là-même, apportait au port lyonnais la possibilité d’être alimenté directement par des cargos fluviomaritimes.

Le projet de canal Rhin-Rhône, fer de lance de la CNR

Cette liaison de Lyon à la mer accessible à des cargos à grand gabarit marquait la première étape du projet prométhéen de la CNR, qui devait se conclure avec une liaison fluviale équi- valente en amont de Lyon jusqu’au Rhin.

En 1962, avant d’expliciter toutes les raisons de défendre ce projet, le géographe industriel Michel Laferrère évoquait l’engouement des présidents de toutes les régions économiques concernées par une telle liaison, et le vote de leur part, en décembre 1961, d’une « motion en

faveur d’une liaison à grand gabarit entre le Rhône et le Rhin[Laferrère 1962, p. 113–129]».

construction

européenne Il faut dire que les débuts de la construction européenne nécessitaient des symboles, et quecet aménagement en était un. Le gouvernement français l’a d’ailleurs désigné, lors du Ve plan

28AML, 1049 WP 5, op. cit., Pétroles Shell Berre, Port Édouard Herriot - Arrêté de la préfecture du Rhône, daté du

21.03.1967.

29AML, 1049 WP 5, op. cit., Pétroles Shell Berre, Port Édouard Herriot - Courrier de la préfecture du Rhône au maire

de Lyon, daté du 26.09.1968.

30AML, 1049 WP 5, op. cit., Esso Standard, Port Édouard Herriot - Courrier de la préfecture du Rhône au maire de

Lyon, daté du 1.03.1968.

31AML, 1049 WP 5, op. cit., Cie Française de Raffinage TOTAL, Port Édouard Herriot - Courrier de la préfecture du

Rhône au maire de Lyon, daté du 30.04.1968.

32Que cette dernière lui transféra en 1973, après avoir obtenu en 1969 une augmentation de capacité à 24 630 m3.

Informations contenues in AML, 392 W 032, Exemption n°AU 996AP/DDE ex11.234, Cie TOTAL, Port Édouard Herriot, 1 rue de Bâle, dossier daté du 3.07.1975.

33AML, 1049 WP 5, op. cit., Pétroles BP, Port Édouard Herriot – Courrier du maire de Lyon au préfet du Rhône,

daté du 18.11.1968.

34AML, 1049 WP 5, op. cit., Société Antar et Purfina Française, Port Édouard Herriot – Courrier de la préfecture du

Rhône au maire de Lyon, daté du 31.10.1968.

35AML, 1049 WP 5, op. cit., Société Antar et Purfina Française, Port Édouard Herriot – Courrier du maire de Lyon

au préfet du Rhône, daté du 15.11.1968.

36AML, 404 W 003, Permis de construire n°37-5729-47.640-1981, Sté pour l’utilisation rationnelle des Gaz (SURG)

1.1. Lyon, du « Couloir de la chimie » au technopôle de Gerland, un projet territorial transformé

couvrant la période de 1966 à 1970, « comme le plus grand projet français d’aménage-

ment du territoire[Cottet-Dumoulin 2004, p. 168]». Et la CNR était désignée, par sa concession

avec l’État français, pour remplir à bien cette mission. Le projet de cet aménagement traverse toutefois toute la Ve République comme un long serpent de mer, provoquant tantôt engoue- ment tantôt scepticisme, et les principales critiques qui lui ont été portées concernent, d’une

part, son coût au regard de sa faible rentabilité économique supposée[Bonnafous 1997], d’autre

part, son tracé qui souleva l’ire de nombreux militants écologistes dénonçant une destruction

de l’écosystème et un massacre des paysages traversés37.

Nous verrons plus loin que le débat sur son aménagement n’est pas clos, et qu’il a connu plu-

sieurs rebondissements encore dans la période récente38. Mais il semble important de com-

prendre que, jusqu’à son premier vrai coup d’arrêt en 1998, la CNR a vécu dans l’optique de sa réalisation future. Et surtout, depuis son ouverture en 1937, elle a toujours positionné le port Édouard Herriot dans la perspective qu’il serait un jour une halte importante le long de cette liaison fluviale Nord-Sud européenne.

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