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Des projets industriels datés

1.3 Des dynamiques territoriales excluantes

Le terme de « dynamiques territoriales » est partiellement emprunté au vocabulaire de l’amé- nagement du territoire. Il est par ce biais généralement question d’évaluer l’attractivité éco- nomique d’un territoire et sa capacité à attirer un développement prometteur, voire à définir

les politiques publiques en capacité d’améliorer celle-ci82. L’expression provient aussi de la

sociologie urbaine, lorsqu’elle étudie des phénomènes sociaux qui saisissent des territoires sur la longue durée. Il peut être question, par exemple, à travers des études statistiques de peuplement ou la mise en parallèle de nombreuses trajectoires résidentielles, de mettre en lu- mière des processus de paupérisation, ou à l’inverse de gentrification dans les espaces urbains observés83.

La géographie que nous pratiquons ajoute à la formule l’étude des concurrences et des

confrontations socio-spatiales à l’œuvre sur un espace partagé[Zeghiche et Hérin 2005].

DEFINITION

Les dynamiques territoriales

Au point de rencontre de ces différentes disciplines, on pourrait donc définir les dynamiques terri- toriales comme la matérialité de processus économiques et sociaux, parfois antagoniques, projetés sur l’espace et qui le structurent, y compris dans ses formes idéelles.

Or, confrontée à un territoire, on constate que la question du risque vient s’ancrer dans les dynamiques structurantes qui l’animent, et que, loin d’être en « apesanteur sociale », elle est

comme prise dans les rapports sociaux spécifiques à cette société locale84.

Les deux terrains étudiés ici sont inscrits dans une histoire industrielle et urbaine singu- lière, et sans lien immédiat l’une avec l’autre. Toutefois, on peut noter dans les deux récits qui précèdent, plusieurs points qui se font écho, parmi lesquels des mouvements de qua- lification et de déqualification progressives du territoire par l’industrie, et l’émergence de projets urbains voisins des sites étudiés dans lesquels les entreprises qui vont être par la suite sinistrées n’avaient pas vraiment place.

1.3.1

Des dynamiques territoriales portées un temps par l’industrie

Sur les deux terrains qui nous animent, on constate tout d’abord une localisation relativement

ancienne de l’activité étudiée, issue du XIXesiècle pour la poudrerie toulousaine et du début

du XXesiècle pour le port pétrolier lyonnais, dans une logique pour partie animée par des

préoccupations hygiénistes.

localisation

ancienne première périphérie de la ville vers sa seconde couronne rurale visait à éloigner du centreEn effet, la transplantation de la Poudrerie nationale depuis la

urbain cette usine qui avait déjà plusieurs fois explosé (en 1816 et 1840), dans une logique hygiéniste de mise à distance des établissements dangereux. On notera qu’un processus assez similaire a valu à la même époque à l’hôpital d’« aliénés » de se retrouver paradoxalement presque voisin de la poudrerie de l’île du Ramier.

À Lyon, nous avons montré que c’est une même idéologie hygiéniste qui avait localisé à Gerland, en aval de son fleuve, autour de diverses industries, à la fois un ensemble d’abattoirs générant à son tour une nouvelle activité industrielle, et un pôle sportif. C’est cette même

82cf. la définition de Jacques Theys du terme « attractivité »[Guigou 2000, pp. 17–18]. 83cf.[Donzelot et Mongin 2004], ou celui de la revue[Authier et Bidou-Zachariasen 2008].

84Par exemple, une usine chimique enchâssée dans un quartier anciennement industriel du 8earrondissement de

Lyon, souhaitait implanter en 1998 une nouvelle unité sur son site. Il s’agissait d’une installation classée, qui fai- sait l’objet d’une enquête publique. Or, à la surprise générale, on assista à une mobilisation exceptionnelle de la population voisine du quartier HLM des « États-Unis » pour s’opposer au projet. Cette mobilisation a pris de court les élus socialistes et communistes locaux, plutôt favorables à la limitation de la désindustrialisation de leur ar- rondissement comme ils pensaient que les habitants de ce quartier populaire longtemps ouvrier pouvaient l’être. On comprend pourtant les résultats de cette enquête publique à l’observation d’une gentrification progressive du quartier, même si les « États-Unis », ici directement concernés, restent encore un quartier très populaire. Et à lire puis à écouter les personnes qui se sont exprimées négativement dans le registre d’enquête publique touchant à l’extension de l’usine riveraine, on constate qu’ils reprennent à leur compte le mouvement relatif d’embourgeoi- sement qui saisit leur quartier depuis que les entreprises industrielles qui le composaient ont progressivement fermé leurs portes. Encourager l’extension de Givaudan-Roure, au-delà de son activité dangereuse et en dépit de son passé une fois accidentel, pourrait à leurs yeux entraver, même symboliquement, la tertiarisation encore fragile de ce quartier lyonnais et un peuplement à leurs yeux valorisant qui se renouvelle progressivement en direction des classes moyennes cf.[Mièvre 2000].

1.3. Des dynamiques territoriales excluantes

pensée qui avait contribué auparavant à rejeter hors de la ville-centre les usines chimiques nuisantes, qui s’étaient progressivement regroupées dans le sud-lyonnais. Et c’est à proximité de cet ensemble industriel naissant que fut localisé puis implanté le port fluvial lyonnais à vocation industrielle.

Notons ensuite que ces deux projets ont contribué, chacun à son échelle, à requalifier leur

espace d’implantation. En effet, la poudrerie de Toulouse a profité des besoinsgouvernemen- requalification

taux de la Première guerre mondiale pour s’étendre, puis entre-deux-guerres, pour accueillir l’ONIA sur ses terrains laissés vides. Cet office national est devenu après-guerre en quelque sorte l’un des bras armés toulousains de l’État-entrepreneur, employant plus de 3 000 salariés. C’est dans cette période que l’entreprise chimique et sa voisine ont le plus fortement imprimé leurs marques sur le territoire à travers une politique sociale de construction – directe ou non – de logements pour leurs employés. Ainsi le pôle chimique du sud-ouest toulousain s’est progressivement constitué un espace dédié, réservé à son développement industriel et au logement de ses salariés. À Lyon, le port fluvial s’inscrit de fait comme la composante sep- tentrionale du « couloir de la chimie », avec l’accueil de stockages pétroliers. Mais, au-delà, ce port, dédié aux hydrocarbures dès son ouverture en 1937, a été pensé dans une logique d’amé- nagement industriel du territoire, local comme national. Sur ce second volet, nous avons vu qu’il a été longtemps constitué comme une pièce maîtresse d’un mythique canal à grand gabarit, permettant de faciliter les échanges d’hydrocarbures, de pondéreux et de produits manufacturés entre la Méditerranée et la Mer du Nord.

Nous avons vu ensuite que, autour des années 1960 et plus particulièrement 1970, les deux es- paces industriels étudiés ont connu une dégradation progressive. Cependant, leur nature est sensiblement différente. À Lyon, c’est le quartier sud de Gerland qui est touché en quelques années par la fermeture de plusieurs grosses emprises militaires et industrielles, parmi les- quelles les abattoirs. L’emploi industriel chute et le quartier entre dans une spirale de déquali-

fication qui se reporte sur son image. Le port en lui-même n’est pas touchépar ce mouvement ; déqualification

au contraire, son agrandissement dans les années 1960 et son branchement à l’oléoduc de la vallée du Rhône tendrait même à développer son activité pétrolière. Pour autant, l’implanta- tion de ces importants stockages d’hydrocarbures se poursuit dans une certaine opacité vis- à-vis des pouvoirs locaux, et l’inquiétude des services municipaux de pompiers, à plusieurs reprises manifestée, contribue à nourrir sur Gerland une représentation de quartier préoccu- pant. À Toulouse, l’inquiétude provient d’abord de la baisse d’activités de l’ONIA elle-même. Cette entreprise, devenue entre-temps APC puis AZF, de même que la poudrerie, devenue la SNPE, se désengagent progressivement du foncier qu’elles détenaient alentours leurs usines, et la principale entreprise chimique entre dans une spirale de rachats successifs et de trans- formation de sa structure capitalistique. Il faut noter cependant que cette spirale descendante de l’ONIA masque relativement la modernisation de la SNPE, qui se tourne à cette époque vers la chimie du phosgène.

Toutefois, la déqualification progressive des deux espaces industriels semble provenir de la transformation de leur territoire environnant, davantage que de leur dynamique interne propre.

1.3.2

Des projets urbains émergents, excluants pour l’industrie nuisante et dangereuse

En effet, sur les deux terrains étudiés, on constate la mise en œuvre de politiques urbaines portées par les pouvoirs publics, qui vont considérablement transformer l’environnement des sites qui nous intéressent.

À Lyon, c’est assez clairement pour répondre à cette spirale de déqualification que la munici- palité et l’intercommunalité lancent d’un commun accord, au début des années 1980, plusieurs programmations de ZAC sur les tènements laissés libres après la vague de désindustrialisa- tion. Plus précisément, les pouvoirs locaux mettent en œuvre trois ZAC, initialement sans liens spécifiques entre elles, mais qui géographiquement « cernent » le port fluvial sur ses façades urbaines. Une certaine cohérence va progressivement les fédérer, après la décision de délocalisation de l’École normale supérieure de Science depuis Paris vers le quartier de Gerland, autour d’une spécialisation progressive vers les activités biomédicales. Cette nou- velle technopôle, union d’instituts de recherche publics et privés et de productions chimiques fines autour d’activités dégageant de fortes plus-values, a contribué à requalifier l’appareil productif de la partie nord du couloir lyonnais de la chimie. Et les pouvoirs publics locaux ont accompagné ce processus industriel par une requalification urbaine du quartier, à l’aide

de lourds investissements publics structurants, ce de façon continue pendant plusieurs dé- cennies. Ces derniers n’ont pas manqué d’entraîner de nouveaux investissements privés, in- dustriels comme d’ordre tertiaire (sièges sociaux, laboratoires médicaux de recherche, etc.) et de promotion immobilière.

À Toulouse, les mécanismes de transformation des terrains bordant le pôle chimique sont venus d’une résidentialisation progressive de l’espace environnant. Une première vague d’ur- banisation, dans les années d’après-guerre, provient de la vente par la Poudrerie de terrains à bâtir au nord et à l’ouest de son site, ainsi que de la participation à la construction de loge- ments pour le personnel de l’une et l’autre composante du pôle. Mais une seconde vague d’ur- banisation nettement plus conséquente est intervenue, du milieu des années 1950 à celui des années 1970, sous l’impulsion de grandes opérations publiques de construction de logements correspondant à l’extension de Toulouse sur la rive gauche de la Garonne. L’implantation de la ville nouvelle du Mirail constitue l’une d’elles, comme une réponse au développement d’autres secteurs d’activités considérés plus prometteurs que la chimie, en particulier l’aéro- nautique et l’informatique, développant de nouveaux besoins de main-d’œuvre, à la fois plus nombreuse et plus qualifiée.

En quelque sorte, les deux espaces étudiés ont été touchés par un phénomène de technopo- lisation, à Lyon à

processus de

technopolisation toute entière85. l’échelle du quartier de Gerland, à Toulouse à l’échelle de l’agglomération

Mais on notera que les sites industriels étudiés étaient l’un et l’autre exclus de ce processus. Et progressivement, de la transformation des espaces environnants ont émergé des difficultés grandissantes de cohabitation, nourries par la question des risques.

En raison de la transfor- mation des espaces envi- ronnants, des difficultés de cohabitation ont émergé.

À Lyon, elles se manifestent essentiellement au sein de la sphère administra- tive publique, à travers les remarques répétées de la collectivité locale vis-à- vis d’un espace géré par un organisme régi essentiellement par l’État, et dont le développement sans visibilité pour elle l’inquiète puis contrarie son projet de modernisation du quartier.

À Toulouse, elles ont davantage mobilisé les populations riveraines, et ont été visibilisées en particulier à travers les enquêtes publiques, à l’occasion de la construction de nouvelles installations classées dangereuses. On notera toutefois que, d’une part, l’inquiétude riveraine exprimée se focalisait sur la SNPE et non sur l’APC – AZF durant les décennies 1980 et 1990, et, d’autre part, la municipalité de Toulouse, malgré cette manifestation, a toujours donné un avis favorable à ces nouvelles installations

industrielles, contrairement à plusieurs autres communes riveraines86.

Au final, il nous semble intéressant de noter que, pendant toute la période qui précède les accidents, le pôle chimique comme le port Édouard Herriot ne se sont pas brutale- ment dégradés en tant qu’espaces productifs, mais ont davantage subi une déqualification progressive, par l’érosion de leur projet industriel qui tranchait de plus en plus avec les dy- namiques territoriales qui les environnaient, et dans lesquelles ni l’un ni l’autre n’étaient inscrits.

85Guy Jalabert et Marie-Christine Jaillet évoquent la technopolisation de l’agglomération toulousaine, « non pas

au sens de la création de parcs technologiques, mais au sens où les activités présentes dans la ville sont productrices d’innovation et de nouvelles technologies ». cf.[Jalabert et Jaillet 1993, pp. 264, 257–281].

86La mairie de Toulouse avait toutefois donné une suite défavorable à un projet de création de ZAC à vocation

2

Deux accidents révélateurs de situations

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