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Le travail de John Cage : traduction des principes zen dans une pratique en art moderne

CHAPITRE 2 : PRISE EN CHARGE DE L’ÉVOLUTION DE LA CONSCIENCE

2.3 Le travail de John Cage : traduction des principes zen dans une pratique en art moderne

Le travail de John Cage a été influencé, entre autres choses, par les enseignements de D.T. Suzuki dont il a suivi les conférences à la Colombia University. C’est donc en s’inspirant de certains principes du bouddhisme zen qu’il a élaboré sa démarche : celui-ci lui a permis de déconstruire sa musique en la libérant de certaines structures imposées par la tradition et le solfège. Sa volonté était de rendre à l’accident sonore, autant que possible, sa musicalité. Cage définit sa musique comme une discipline d’adaptation au réel. Elle ne vise pas à changer le monde, mais à l’accepter tel qu’il se présente. Cette acceptation serait essentielle parce qu’elle mènerait à cesser d’être inflexible à l’égard du changement et à arrêter de se sentir «vexé» à la moindre distorsion. Aussi, il invite à la «noblesse», terme qu’il emprunte

au bouddhisme zen : «Être noble, c’est être dégagé, à tout instant, du fait d’aimer et de haïr.39» Il propose, pour cela, de se déshabituer du solfège pour arriver à se défaire, d’une manière plus générale, des structures mentales et de la logique. Celles-ci déformeraient la réalité puisqu’elles seraient construites hors de la vie des choses. Elles seraient des moyens de mesure dans lesquelles nous nous évertuons à replacer chaque chose, mais toujours en évacuant la part de réalité qui ne peut tenir dans ce cadre particulier. Nous réutiliserions souvent et malgré nous, les structures mentales auxquelles nous sommes habitués plutôt que d’adapter celles-ci à l’objet de notre analyse.

Cage adhère à l’idée du zen selon laquelle ce que nous construisons sous la rubrique de la logique représente toujours une simplification par rapport aux événements et à ce qui arrive réellement. Le monde ‒le réel‒ bouge et change constamment ; il n’est pas un objet, mais un processus. Pour Cage, la fonction de l’art actuel est de «nous préserver de toutes ces minimisations logiques que nous sommes tentés à chaque instant d’appliquer au flux des événements40». Ainsi, il cherche à faire s’interpénétrer l’art et la vie, à créer des situations

dans lesquelles l’art disparaît et se trouve peu à peu immergé dans ce qu’on appelle la vie. Tout ce que Cage suscite artificiellement dans ses pièces de musique, l’environnement nous le donne spontanément.

2.3.1 La musique indéterminée

À travers ses pièces de musique indéterminée, Cage s’applique à détruire toute structure et toute harmonie. Celles-ci seraient selon lui des illusions provenant de l’habitude à entendre une musique réglée par le solfège. Ce dernier nous rendrait sourds à une certaine quantité de sons en nous conditionnant à les accepter ou à les rejeter selon qu’ils entrent ou non dans sa structure : il limiterait et amoindrirait la perception. En outre, les sons dont la tonalité et le rythme sont régis par le solfège ne seraient pas écoutés pour eux-mêmes mais pour leurs relations. Aussi, ce serait mépriser la richesse individuelle de chaque son au profit d’une

39 John Cage, Pour les oiseaux, Entretiens avec Daniel Charles, Paris, Coll. Les bâtisseurs du XX, Belfond,

1976, p.202

structure arbitraire. Tout ceci équivaudrait à une «ségrégation41» et à une forme de «perfectionnement de la race sonore42». Les sons de l’environnement seraient a priori considérés comme pauvres. Or, pour Cage, il n’existe rien d’audible qui ne puisse être intégré dans une composition.

Ainsi, il cherche à donner aux sons toute leur liberté. Il les reconnaît comme étant indépendants les uns des autres et pense qu’ils s’interpénètrent de façon plus riche et avec plus de complexité s’il n’établit aucune relation entre eux : ils se rejoignent sans se faire obstruction. C’est pourquoi Cage veut se libérer de l’habitude d’harmoniser et trouve dans l’utilisation du hasard un outil efficace pour y arriver. Le Yi-King représente son outil privilégié. Il l’utilise lors de la composition de ses Song Books pour déterminer le nombre de solos, le type de chacun (chant ou théâtre, traité électroniquement ou non), leur durée et les matériaux dont ils seront faits (piano préparé, cri, ronflement, machine à écrire…). Dans le but de provoquer des situations propices au hasard et à l’accident sonore, Cage donne ces quelques lignes directrices tout en précisant que l’interprète peut aussi bien en faire ce qu'il veut : les «solos» peuvent être chantés par plusieurs interprètes; ils peuvent aussi en jouer n’importe quel nombre, dans n’importe quel ordre et selon n’importe quelle superposition; un seul interprète a la possibilité de chanter plusieurs solos en même temps et de les rejouer autant de fois qu’il le veut; les interprètes doivent préparer leur partie indépendamment et de ne pas réagir l’un à l’autre lors de la représentation et, enfin, les Song Books peuvent être présentés en superposition ou non avec d’autres pièces de musique indéterminée telle que Rozart Mix ou Concert for piano & Orchestra.

Cage construit ses pièces musicales de façon à ce qu’elles ne puissent jamais être répétées, qu’elles présentent toujours des situations entièrement nouvelles dans lesquelles n’importe quel son ou bruit peut aller avec n’importe quel autre. Ce sont des situations expérimentales dans lesquelles rien n’est sélectionné d’avance, dans lesquelles il n’y a pas d’obligations ni d’interdits et où rien n’est prévisible.

41 Ibid., p.162

L’intention de Cage n’est pas d’assommer l’auditeur par la brutalité d’une cacophonie, mais plutôt de le faire «renaître physiquement, sensuellement43»; c’est une «quête de l’harmonie dans la disharmonie44». Ainsi, la musique de Cage :

[…] dépasse le cadre de l’exécution, du concert. Elle devient discipline, école de concentration, d’observation, de regard et d’écoute, de recueillement des sens et de l’attention illimitée, indivise, qui ne connaît plus le vouloir, le désir, l’attente. Elle propose immédiatement son expérience à tout être habité par le seul désir de vivre, d’apprendre, de se renouveler.45

43 Morton Feldman et al., Musiques Nord Américaines, Lausanne, Édition L’Age d’Homme, 1986, p.80 44 Ibid., p.81

Chapitre 3