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Une fille coureuse Travail, argent et femmes

4.3. Le travail domestique

Selon Okely (1996) et Gmelch (1985), contrairement à la femme gadji, la femme adulte tsigane passe la plupart de son temps à l'extérieur du foyer, s'occupant diversement pour se procurer des ressources en vue de la survie. On peut imaginer qu'il y a une dizaine d'années les femmes rom fonctionnaient de manière similaire à Căleni, Noroieni et Turuleşti. On laissait les enfants jouer auprès de la grand-mère, et un nourrisson dans les bras, on allait mendier, tirer les cartes aux paysannes, fouiller dans la poubelle d'un atelier de couture, etc. Il s’agissait du même mode de fonctionnement que chez les femmes des chasseurs-cueilleurs qui se déplacent avec leurs enfants en bas âge, parcourant de dizaines de kilomètres par jour. A leur propos, Nadine Peacock (1991) parle de la garde alternée (alternate caretakers), ce qui s'applique tout aussi

bien à la garde des enfants chez les Roms observé-e-s. De nos jours encore, quand on doit travailler, c'est-à-dire partir pour un voyage d'approvisionnement ou de collecte d'aluminium (en char), on fait appel à ses beaux-parents (surtout si on habite avec eux) ou à ses parents pour garder les enfants. Silvia pour Mia, sa bru, Fraga pour Irina, sa belle-sœur, remplissent ce rôle de alternate caretaker. Tant une femme enceinte qu'une jeune mère se déplaçant en charrette, font tous les travaux mentionnés ci-dessus. La présence d'un ou de plusieurs enfants ne pose pas de problèmes particuliers. Au contraire, l'enfant peut très bien être instrumentalisé pour servir les stratégies d’ impression management.

En fait, les soins d'un enfant sont respectés comme une véritable profession féminine. Les enfants déjà grands sont une preuve de cette compétence. " Silvia sait comment on doit faire,

c'est comme ça qu'elle a élevé tant d'enfants qui sont sains et saufs. Pourquoi tu ne fais pas un enfant ? Elle te l'élèvera, tu viendras le chercher quand il sera déjà grand " disait Radu avec

respect pour sa femme. En faisant les soins: bain, massage et préparation du lait en poudre pour sa petite-fille Pisa, Silvia restait assise et Radu apportait les ingrédients à chaque fois qu'elle demandait quelque chose. Le même rapport inversé avait lieu pour le travail de cuivre. Les hommes participent en général en donnant à manger et en promenant les petits enfants, mais jamais pour les laver ou changer leurs langes. Donc, par le biais de la garde alternative, de l’accompagnement et de l’instrumentalisation de l'enfant, ainsi que par la professionnalisation des soins, s’effectue une " conciliation famille-travail " brassant les espaces. C'était, et c'est toujours dans certains cas, l'originalité du travail des femmes roms.

Quant au registre des tâches ménagères, telles que la préparation des repas, l'apport de l'eau, la vaisselle, la lessive, celui-ci est exclusivement féminin. Nous avons vu dans le chapitre précédant que dès qu'un homme devient veuf, on se pose la question de savoir comment il va faire pour sa lessive et sa cuisine. Pour des raisons liées à la pollution qui seront expliquées dans le chapitre suivant, il n'y a presque pas de jours sans lessive pour une femme mariée. Chaque femme lave ses propres habits, ceux de son mari et de ses enfants dans une logique complexe de séparation. Cela représente une importante charge de travail. D'autres tâches domestiques sont à la charge de la bori, elle doit être prête à tout moment à servir à manger pour celui qui a faim, à balayer le sol, à aller chercher de l'eau, une cigarette, du feu, etc: "Ben,

voilà, avec ces fiançailles, ils ont eu [ma fille] Vipera pour travailler chez eux, balayer, faire à manger, tout quoi – c'était pour que quelqu'un travaille chez eux, et ensuite, ils voulaient plus

faire le mariage" (Sukarina, 31 ans, Căleni). Au contraire, les tâches rituelles ou qui supposent

un savoir-faire, telles la préparation d'un plat, l'éviscération d'un mouton ou d'un cochon, le lavage et le nettoyage des poissons, bien que difficiles, sont une occasion d'affirmation pour la belle-mère (romni).

Chez les plus aisé-e-s, l'homme, absent du foyer, parti chercher de la marchandise ou passer son temps dans de nouveaux loisirs et compagnies, n'a plus l'occasion d'observer et d'apprécier les soins des enfants fournis par sa femme, encore moins d'y participer. Si on a une domestique, celle-ci s'occupera du grand nettoyage de la maison, mais la cuisine, la lessive et les soins des enfants comme travaux domestiques resteront toujours à la charge des romnia. Toutefois, ces travaux apparaissent désormais comme de plus en plus enfermés, sortis du cadre large communautaire et de leur contexte lié au voyage.

Dans ces conditions, il est évident que d'une part, notre conception de la division public/privé, domestique/professionnel ne correspond pas aux réalités rom. On allaite ou on nourrit son enfant dans l'espace public, que cela soit au bord de la route, sur un trottoir, au marché, ou dans une institution publique, etc. De manière complémentaire, pour le travail du cuivre, l'espace domestique, de la cour, de la tente devient un espace professionnel semi-ouvert aux voisins et parents avec lesquels on a des bonnes relations. La charrette est un espace hybride par excellence. On y dort, mange, berce les enfants; on y met la marchandise, le maïs volé ou les achats du marché. Et en même temps, l'espace public des rues, des magasins, des bars et restaurants est pleinement investi par la présence rom de ce "nous" familial. Or, si les borea sont limitées dans leur mobilité dans l'espace public, les romnia, quant à elles, l'investissent pleinement:

"Vous savez Madame, le Tsigane, s'il est seul il est peureux. Seulement dans la meute, ils sont courageux: ils font du bruit, ils braillent, on comprend rien, notamment les femmes, elles s'engueulent, c'est le scandale. Si t'es dans un bar à une table voisine tu peux même pas discuter à cause d'elles" (le policier Vintilă,

Noroieni).

Cet informateur est interpellé par cette présence féminine rom parce qu'en général, les femmes gadje à la campagne ne sont pas aussi présentes dans ce type d'espaces – elles se limitent à

sortir auprès des portes mais ne sortent qu'à de rares occasions de fêtes rituelles dans les bars ou restaurants.

D'autre part, comme nous l’avons vu, cette originalité rom se voit mise à mal dans les transformations sociales induites par l'affaire de l'aluminium. Les romnia aisées sont moins sujettes à brasser les espaces, leur vie quotidienne apparaît désormais davantage soumise à la division gadje des sphères publique et privée.

4.4. Où va la "fille coureuse"?

Cependant, la "fille coureuse" ne disparaît pas complètement. Je considère notamment l'exemple de Fraga qui illustre bien cette dynamique dans sa complexité. Sa situation est significative à propos de la tension entre deux mondes qui se retrouvent à la fois en conflit et en continuité.

Fraga est la fille aînée du premier mariage de Silvia. Elle a 32 ans et est mariée avec Jandaru, 33 ans. Élevée par sa tante, Dolina, décédée quand Fraga était encore enfant, elle s'est mariée à l'âge de quinze ans, laissant derrière elle une maison où elle "lavait et faisait à manger pour

deux hommes", l'oncle (père adoptif) et le frère, Micioc. Fraga est illettrée mais très sociable et

possède un esprit vif, ce qui lui procure beaucoup de succès dans le monde de Gadje. Elle en est fière. Elle a fait plusieurs fausses couches, sans pouvoir avoir d'enfants. Fraga et Jandaru habitent à la périphérie de Turuleşti dans une maison en terre d'une pièce, pas loin de celle de Micioc, mais nettement plus solide, propre et soignée. La cuisine, située dans une tente derrière la maison, abrite une cuisinière à gaz avec bonbonne. D'autres meubles sont abrités dans la maison de la mère de Jandaru, en attendant d'avoir une maison et non pas une cabane. Selon Silvia et Fraga elle-même, elle est une "fille coureuse", du fait de se lever très tôt, de conduire les mulets au champ et de préparer la nourriture. Quotidiennement, Fraga fait à manger pour les enfants de Micioc, son père adoptif et son couple en invitant les enfants de Luna, la belle-sœur de Jandaru qui se trouvent dans la maison voisine. Fraga se débrouille aussi pour aller chercher un chauffeur pour certains transports de marchandise, participe à la décharge, le tri et la pesée de celle-ci. C'est aussi elle qui fait des trajets en taxi chez la comptable, à la banque à Bucarest,

où chez le débiteur en lui ramenant la dette qui ne transite pas par la banque (elle a son propre téléphone portable pour garder ce contact). En outre, elle "court" pour des raisons familiales. Concrètement, pour obtenir de lait en poudre gratuit pour les deux nourrissons jumeaux de son frère (nés dans les champs et hospitalisés ultérieurement pour quelques jours durant l’été 2003). Elle est allée au centre médical pour les enregistrer à son nom, se déclarant donc leur mère, car le frère en question, Micioc, est enregistré sur la commune de Căleni et Irina, sa femme dans le département de Craiova. C'est en fait le même mécanisme que pour les allocations familiales: les parents ont des certificats de naissance d'autres localités et au lieu de passer par la bureaucratie pour changer de résidence sur les papiers – toujours incomplets – ils préfèrent déclarer les enfants au nom de quelqu'un d'autre qui a des papiers autochtones. Sans le lait en poudre gratuit, la pratique est de longue date et explique pourquoi les enfants portent souvent d'autres noms de famille que leurs parents sur les papiers officiels d'identité. Ce qui fait que chaque mois, Fraga doit aller chercher personnellement le lait en poudre pour ses neveux. Bien que tout cela lui confère aussi une position de pouvoir envers son frère et sa femme, elle doit y déployer du temps et de l’énergie de "coureuse".

En 2002, Fraga apparaît comme très impliquée dans l'affaire avec l'aluminium. La société est enregistrée à son nom. Elle veut économiser de l'argent pour se faire bâtir une maison au bord de la route principale. Bien que chez les Roms, on ne peut pas être célibataire, Fraga songe à quitter son mari si on ne cesse pas de lui reprocher le manque d'enfants et de l'insulter: "on

partage l'argent, je n'aurai pas plus de quinze-vingt millions [1000 CHF] maintenant, mais je m'achète une voiture, je continue l'affaire et dans un an et je me fais construire la maison".

Mais, cela est loin de se transformer en réalité. Fraga est submergée par des obligations familiales très contradictoires. D'une part son mari qui, non seulement lui fait des reproches quant au manque d'enfants, mais essaie de protéger sa belle-sœur, Luna, dont le mari (le frère de Jandaru) est arrêté pour trafic illégal d'aluminium, et avec qui Fraga se retrouve constamment en conflit. D'autre part, Micioc, son frère, la sollicite pour ses problèmes liés à la pauvreté et il est toujours en train de lui demander à manger ou de l'argent, car l'état de sa famille est vraiment déplorable. Fraga est celle qui doit contacter et payer l'avocat du mari de Luna et le frère de Jandaru en prison, c'est aussi elle qui va aller lui rendre visite, profitant des trajets en taxi déjà prévus pour aller à la banque ou chez la comptable. Il y a un échange d'insultes permanent avec Luna, cette dernière étant convaincue que Fraga ne fait pas assez pour l'aider. Fraga résiste à ces pressions et Luna réplique, les échanges allant jusqu'aux

violences physiques, elles se tirent par les cheveux, se donnent des coups. Dans ce cas, on voit des belles-sœurs, non pas borea mais romnia, qui sont en conflit. En plus, avec Jandaru, les disputes sont assez fréquentes, Fraga étant accusée de privilégier son frère, Micioc, au lieu d'aider la famille du frère de Jandaru. Au moment de mes discussions avec Fraga, elle était aussi soucieuse de devoir payer l'aumône d'une année après la mort d'Adrian, le fils de Micioc, mort noyé, et le baptême pour ses deux jumeaux qui venaient de naître. Un an plus tard elle a aussi payé une partie des frais pour enterrer le vieux Dumitru, son oncle-père adoptif (l'autre partie étant payée par ses frères à lui). Ces dépenses, ainsi que la perte d'une immense somme d'argent dans l'affaire de l'aluminium en 2005, font que la maison au bord de la route principale reste un rêve, ainsi que l'indépendance et la séparation d'avec Jandaru.

Fraga est très entreprenante parce que, comme Silvia, elle est selon ses dires "sans père, ni

mère". Un monde dépend d'elle, sans qu'elle puisse dépendre de personne. De par ces va-et-

vient fréquents à l'extérieur de la communauté, Fraga est toujours soupçonnée d'avoir des relations sexuelles extraconjugales. Ainsi, l'expression "fille coureuse" qui avait une connotation positive chez Silvia, en acquiert une négative dans le cas de Fraga, qui se plaint de la méchanceté et l'envie des gens la soupçonnant d'avoir des amants fréquentés dans ses périples commerciaux. Trois aspects sont particuliers chez Fraga. Elle n'a pas de famille sur laquelle compter (c'est cette famille qui compte sur elle). Elle n'a pas d'enfants. Elle a un mari moins entreprenant qu'elle (les Radu considèrent qu'il n'est pas assez intelligent et qu'il ne sait pas gérer son affaire). Un seul de ces aspects manquant suffirait probablement pour faire de Fraga, une "attachée" à l'opposée de ce qu'elle est actuellement, une "coureuse". En fait, ses "défauts" sont aussi sa chance (dans mon acception et non celle des Roms). Bien que son cas représente une exception, il illustre bien ce que peut faire une "fille coureuse" dans la génération des changements. Elle "fait de l'argent" et elle fait tous les autres travaux de proximité et domestiques – ce que nous appellerions dans notre monde gadje, une super-femme avec sa double journée de travail. En outre, cette pseudo-indépendance féminine est payée en termes de stigmatisation morale: le soupçon d'être une femme légère. Ainsi, en dépit de la frontière culturelle qui nous sépare, ce qui nous unit, moi et Fraga est ce stigmate, alors que ce qui unit un Rom et un Gadjo a une connotation positive: l'argent, les amours avec plusieurs femmes, etc. Cette constatation me ramène à reconsidérer le terme "fille". Silvia m'a dit à plusieurs reprises que moi, comme elle, j'étais une "fille coureuse". L'usage de "fille" au lieu de "femme" représente non seulement la distance symbolique envers une Gadji, comme je l’ai

expliqué auparavant, mais aussi le retour rêvé à l'âge d'or de la féminité, où on était en dehors de tout soupçon et on courrait librement.

On comprend aussi que les représentations et les pratiques ne correspondent pas toujours les unes aux autres. Si Fraga partage les représentations dominantes qui opposent comme nous avons déjà vu le rom à la bori – un homme "fait de l'argent", une femme "obéit à ses beaux- parents" (cf. supra) – ainsi que les partageaient Mândra et Silvia, leurs pratiques expriment souvent le contraire, soit l'expression de l'identité de la femme travailleuse, "coureuse". Mais, à l'exception des rares cas comme celui de Fraga, cette identité tend à disparaître en passant de Căleni à Turuleşti, via Noroieni, ainsi qu'en montant dans la hiérarchie sociale indigène du pauvre au riche, ou dans la pyramide des collecteurs, de ceux et celles qui font la collecte avec le sac à dos, à ceux qui la font avec le camion, ou encore, de la femme isolée à la femme entourée par la famille.