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Bori, r(R)omni et mariage

3.7. Les tensions du mariage

Repensons aux histoires de Silvia qui raconte comment elle s'est coupé une natte et celle de Tita torturée par ses frères, relatée par Radu. On a affaire à une sorte de charte mythique (où réalité historique et fabrication fantasmatique s'entremêlent) qui postule la fragilité du mariage, sous deux formes différentes. Ainsi tout un système de désirs, croyances, valeurs, pratiques est mis en place pour l'expliquer, la justifier mais aussi s'y opposer. En confrontant mes interprétations avec la littérature anthropologique, j'ai décelé une série de tensions intrinsèques au mariage rom qui expliquent à mes yeux la fragilité du mariage.

3.7.1. Tension entre honneur et pouvoir.

Parlons d'abord de l'honneur féminin. Si l'on se rapporte toujours à la littérature consacrée aux sociétés méditerranéennes, on comprend, selon une approche matérialiste et fonctionnaliste, que la chasteté des femmes est un capital des familles patrilinéaires (Peristiany, 1989) qui est davantage exploité en temps de pauvreté ou de menace extérieure du groupe (Schneider, 1971). Dans un sens plus large, et sortant d'une approche strictement matérialiste, ce capital se rattache à, et parfois traduit de manière métaphorique, la propriété foncière ou le territoire occupé par le groupe (Pitt-Rivers, 1983). Les femmes sont le territoire. En plus, il est actualisé au sein d'un système politique, d'une part présent dans les religions, d'autre part transformé en régime de

droit par l'Etat (Ortner, 1996)105. Or il est très difficile d'appliquer ces deux conceptions aux Roms de trois villages. La virginité et la chasteté se rattachent aux interdits liés à la souillure sexuelle – on célèbre dans le mariage la fin de la pureté sexuelle et l'inauguration de la souillure tolérée, constitutive du couple. S'il est vrai que la virginité fait partie du capital patrilinéaire mis en jeu lors de l'échange matrimonial, comme je l’ai montré plus haut, celle-ci n'est pas rattachée à l'idée de pureté du sang ou du territoire, mais à une idée de pureté du corps spécifiquement rom. Par ailleurs, il n'est pas question d'une intervention étatique ou d'une transformation des femmes en sujets juridiques du contrôle masculin (les mariages étant coutumiers, sans certificats civiles etc.), ni même d'une intégration religieuse (même si prônées par l'Eglise orthodoxe, ces valeurs ne sensibilisent pas les Roms de Căleni qui ne fréquentent pas l'Eglise). Manquent chez eux-elles les images glorifiées de la Vierge et le crime d'honneur signalées chez les populations chrétiennes du bassin méditerranéen. On peut donc dire qu'il n'y a pas de connexion entre le niveau micro et macro à propos de la virginité et de la chasteté. Ainsi, à mes yeux, la question de la virginité chez les Roms, loin d'être un fait social total, est une partie secondaire d'une logique partagée par une grande partie des populations tsiganes, à savoir celle de la protection contre la souillure. La pureté rom est beaucoup plus ample que la virginité comme on le verra dans le chapitre 5. Dans ce sens, l'idée de Mary Douglas (2001/1967), reprise par Paloma Gay y Blasco (1999), est utile pour comprendre les enjeux liés à la frontière interethnique qui sont symbolisés dans la virginité.

Quant à l'honneur masculin, revenons sur la question de la compétition. On pourrait penser que dans l'épisode où Tita est obligée à manger cru du foie de volaille, on a affaire aux violences des frères contre leurs sœurs, que pour défendre leur honneur, ils s'engagent dans une compétition presque guerrière avec son nouveau mari (même si ce dernier n'est pas visé par la violence au même titre que Tita). Sans écarter complètement cette interprétation car on ne sait pas quels étaient les liens établis entre le père de Tita, ses fils et la famille du ex-mari de Tita, on ne peut que s'étonner que les mêmes frères, quelques années après, prennent Silvia, leur autre sœur, et son mari en otage, ne se souciant guère du même honneur, et donc sans qu'il y soit question d'adultère féminin. Une autre interprétation mettant en lien ces deux épisodes consiste à voir l'action des hommes envers les femmes comme une volonté de contrôle à tout

105 Une synthèse critique de la question de la chasteté féminine dans la littérature anthropologique de l'espace méditerranéen est faite dans l'article de Maureen J. Giovannini qui montre que l'explication des codes de la chasteté doit être historiquement contextualisée en tenant compte de la dynamique politique et économique, ainsi que des enjeux identitaires spécifiques (Giovannini, 1987).

prix sur quelque chose qui semble leur échapper chez leurs sœurs et qui n'est pas lié à leur chasteté. C'est peut-être dans cet enjeu que s'articulent pouvoir et argent avec statut et réputation, l'un soutenant l'autre comme le dit Pitt-Rivers (cf. supra). L'argent, les obligations de travail, les enfants, la violence apparaissent comme des moyens de contrôle de ce qui semble par définition défier le contrôle, la femme. Cette entité n’est pas nommée comme telle chez les Roms, mais sa présence expliquerait la violence des hommes contre les femmes, frères contre sœurs, beau-père contre belle-fille, etc. En tous les cas, cette volonté de contrôle sur les femmes, au-delà des droits engagés dans la transaction matrimoniale (et l'honneur), qui sont d’ailleurs systématiquement remis en question, "tire" vers la rupture du mariage.

3.7.2. Tension entre égalité et asymétrie

Un point de vue très intéressant à propos de l'égalité et l'asymétrie entre les membres d'une communauté rom est avancé par Michael Stewart (1991, 1997). Selon lui "pour les Tsiganes, la fraternité est un idiome égalitaire, les Tsiganes appellent tous les hommes garçons (Tchavale!) ce qui signifie "hommes célibataires" (Stewart, 1991). Cela est parfaitement valable pour les Roms de trois villages. Comme nous l'avons vu, les hommes de tout âge se comportent comme s'ils étaient célibataires, que ce soit entre eux (du fait de sortir beaucoup en groupes masculins) ou envers les femmes auprès desquelles ils se montrent disponibles pour un lien amoureux. Les sorties au bistrot, en discothèque, les grands "coups" dans les affaires sont des activités masculines. Stewart lie également le statut des enfants à l'idéologie égalitaire: "sharing activity,

food, language was thus a form of continuous nurture of one another, a constant reinvention of being. For this reason it seamed to me, the Rom were fiercely insistent that Rom stepparents love their acquired children exactly as their own " (1997: 59); ce à quoi il ajoute en note "and perhaps this, too, explains why the Rom loathed the notion of divorced parents keeping in touch with any children who lived with the other party". Sans toutefois connaître suffisamment

les activités masculines, je ne peux m'empêcher de penser que Stewart, comme d'autres anthropologues, tels que Sutherland ou Williams, accentue, voire idéalise, cette dimension égalitaire et équitable, au détriment d'une attention portée à l'asymétrie et en particulier, à l'asymétrie entre hommes et femmes. Effectivement, si les hommes se voient en chave, leurs femmes, elles, les souhaiteraient roma. Stewart insiste sur le fait que le mariage rom semble être le contrepoids asymétrique de la relation de fratrie symétrique entre hommes. Deux types de relations se croisent et se débattent: égalitaires entre hommes et hiérarchiques entre femmes et entre femmes et hommes – ce qui veut dire que les femmes ne sont jamais impliquées dans

des relation véritablement égalitaires. Stewart explique la fragilité des mariages par cette tension, comme si les rapports entre "frères" qui tissent la communauté masculine provoque en permanence le foyer, la domesticité, l’individuation du couple. On pourrait penser qu'en vertu d‘un idiome égalitaire, similaire à celui vu par Stewart, les hommes étendent non pas le partage mais leur droit de possession égal sur les femmes indifféremment de l'âge et du rapport de parenté: ainsi on retrouve des gendres réclamer leur belle-mère (Mazărea), des frères réclamer leur sœurs (Silvia, Tita) au même titre que le mari, le père ou le beau-père bien après la consommation de la transaction maritale. Cela met les hommes dans une sorte de compétition globale et permanente. Cette compétition globale est, à mon sens, très différente de celle entre hommes honorables parce qu'elle brise les codes préalables de l'honneur.

3.7.3. Tension entre fertilité et féminité

Le système étant patrilinéaire, les enfants appartiennent au groupe du père: une femme séparée de son mari laisse le plus souvent ses enfants biologiques dans la famille de leur père pour devenir bori dans une autre famille et éventuellement élever les enfants provenant d'un mariage antérieur de son nouveau mari. Cela ne veut pas dire qu'une mère se sépare facilement de ses enfants, comme Ana, elle essaiera de partir avec son ou ses enfants. Nous avons vu auparavant que contradictions, drames, disputes, voire violences, accompagnent ces dé(re)compositions familiales. De plus, ces tourments touchent les deux lignées de parenté, voire de la parenté co- latérale (les beaux-fils de Mazărea étaient désormais les représentants masculins de son clan). Mais d'autres aspects laissent penser qu'il existe un certain clivage entre le statut de bori et la fonction reproductive féminine: une femme ménopausée comme peut être à nouveau bori ; le [premier] mariage peut instaurer comme bori une fillette non-pubère comme Zâna; la femme stérile ne perd pas son statut de bori, bien qu'avoir des enfants (biologiques) soit fortement recommandé. Par rapport à l'accident de circulation subi par la petite Zenobia (mentionné au début du premier chapitre), qui s'est soldé, selon Silvia, par l'ablation totale de son utérus, j'ai demandé comment elle trouvera un mari le moment venu. Radu m'a répondu "chut, on ne dit

rien, et toi aussi tu dois rien dire, les Tsiganes ne doivent pas savoir parce qu'ils demanderont trop d'argent pour sa dot". Bien que ces exemples soient assez marginaux, ils ont attiré mon

attention sur la possibilité que les deux aspects, la fertilité et la féminité, se retrouvent ainsi mis en tension, comme si l'idéal serait qu'ils coïncident mais qu'en pratique, le contraire n'était pas qu'une exception. Les "défauts" de fertilité (ainsi que d’autres questions liées au sexe biologique) ont un prix dans le sens propre du terme. Pensons également, aux enfants adoptés

comme celui de Golumba et celui de Mazărea qui peuvent toujours compenser un déficit de fertilité. Il existe donc toute une série de conditions pour une maternité sociale. Certes, il ne faut pas minimiser la pression sociale envers la procréation, les enfants sont très importants et un couple qui n’en a pas est vu comme une anomalie – dans la mesure où on n’a pas d’enfant on n’aura pas l’occasion de lui préparer le mariage, si important pour les Roms. Bien évidemment, il est d’autant plus important d’être parents de garçon pour organiser en chef un mariage, pour avoir une bori. Mais la dissociation, pour le moins partiale, entre fertilité et féminité rom, me semble toutefois exister. Cela expliquerait la non-coïncidence de la figure de

bori et de romni avec celui de mère. On peut être romni (et Romni ! ) sans être mère mais pas

sans avoir été auparavant bori. Tout comme la compétition généralisée égalise le statut des hommes, les statuts des femmes tendent vers l'égalisation (en dépit d'une capacité reproductive différente en fonction de l'âge ou d'autres raisons) du fait de leur transformation généralisée en biens à circuler et contrôler, autrement dit, leur permanente potentialité d'être (ou de redevenir)

bori. Cette constatation soulève un doute sur la prééminence de la "valence différentielle des

sexes" basée sur la fonction reproductive (Héritier, 1996).

Si nous pensons avec Gayle Rubin que les femmes sont attachées à la catégorie "commodités" échangées entre les hommes, nous devons également poser la question qu’importe dans les femmes pour qu’elles soient "trafiquées". Or, comme le montrent Jane F. Collier et Michèle Z. Rosaldo la capacité reproductive des femmes ne suscite pas le même intérêt partout – des groupes de horticulteur-e-s pratiquant la chasse et la cueillette où le mariage est caractérisé par le prix de la mariée (bride service people) "show little fear or respect about mothers, birth

rituals are virtually lacking, women celebrate sexual prowess" (Collier et Rosaldo, 1981: 279).

On pourrait penser que les Roms, à mi-chemin entre bridewealth et brideservice people seraient caractérisé-e-s par une certaine distance envers les enjeux symboliques de la maternité. En tous les cas, il me semble que ce que les hommes rom veulent contrôler dans les femmes ce n'est pas en premier lieu leur fécondité, mais quelque chose d'autre...

3.7.4. Tension entre couple et parenté

Une tension permanente semble exister entre le couple et les lignées de parenté. Nous avons vu que la femme mariée essaie par tous les moyens de se protéger de l'emprise de sa belle-famille et que l'existence en tant couple dans une résidence néolocale semble être une alternative. Mais,

en plus, l'histoire de Silvia, celle de Tita ou de Mazărea, ainsi que l'"ambition" évoquée par Golumba témoignent d'une tendance des femmes à s'opposer à leur famille d'origine en tant que femmes mariées, soit en essayant de préserver le couple contre l'agression de leurs consanguins (Silvia), soit en fondant en nouveau couple (Tita, Mazărea). Elles s'opposent ainsi en principe à la rupture des mariages, mais peuvent également la provoquer cette rupture, comme on l'a vu plus haut.

Ainsi, il semble que le grand défi pour les femmes, à savoir protéger leur couple des infidélités du mari et des méfaits des deux parentés, a comme seule solution de partir suffisamment loin et passer du temps à deux le plus longtemps possible. Le fait d'avoir des enfants assure une certaine stabilité même si celle-ci n'est pas infaillible. Si ces stratégies de se protéger (en réduisant au minimum le rôle de bori) et de protéger son couple (en maximisant le rôle de

romni) échouent on voit des déchirements, de la violence, de la mélancolie.

Enfin, épouse et mère, surtout épouse, là où bori devient romni, apparaissent comme deux rôles cruciaux. Or c'est bien les deux rôles que nous tenons pour freins du point de vue de l'émancipation de la femme dans notre société gadje. C'est bien ce modèle, par défaut connu comme "bourgeois" dans la littérature féministe, qui est visé par les femmes rom comme émancipateur. Etre épouse et mère est la seule façon d'espérer pouvoir échapper à la condition d'étrangère ou de "fille de fin-fonds du monde" et d'obtenir reconnaissance et autonomie.

Romni, traduit par mes interlocuteurs-trices par "femme" mais en entendant "femme mariée", se

dresse ainsi pour effacer l'infériorité et la dépendance de la bori qui coexistent dans la même femme. C'est cela qui semble paradoxal, raison par exemple, pour Jean-Louis Olive d'insister à propos des Gitans de Perpignan sur "l'institution du mariage, qui est l'une des activités les plus focales: la nuptialité y prime sur le rapport ambigu et complexe entre conjugalité et parentalité. Un peu comme si l'état nuptial constituait l'heureuse métaphore du paradis social et culturel des gitans" (Olive, 2003: 60). En somme, on pourrait dire en paraphrasant Lévi-Strauss que le mariage des Roms est pour la famille "comme des pauses dans le voyage, elles en sont à la fois la condition et la négation" (Lévi-Strauss, 1971/1956: 29)106. Comme si, contrairement à l'idée lévi-straussienne évoquée plus haut, selon laquelle la fragilité du mariage fait dysfonctionner la famille, la famille rom existe surtout parce que le mariage est instable.

106 Le propos de Lévi-Strauss fait référence à la relation entre la famille et la société: "des familles dans la société, on peut dire, comme des pauses dans le voyage…".

Arrêtons-nous à ce point un commentaire théorique à propos de la famille. Selon Collier, Rosaldo, Yanagisako (1993) et d'autres anthropologues féministes, les évolutionnistes du XIXème siècle, tout en voyant de manière erronée la société primitive, insistaient à juste titre sur le fait que la famille dans le sens moderne d'unité délimitée, définie selon des critères biologiques ainsi que légalement associée à la propriété et à la subsistance n'est pas quelque chose qui apparaît à l'Age de Pierre mais dans les formes sociales complexes gouvernées par l'Etat. La famille apparaît ainsi comme une construction théorique située dans le contexte du développement des sociétés complexes où l'on distingue entre public et privé. Cette théorie est ainsi infusée d'idéologie bourgeoise associée à l'Etat moderne. Ainsi, les sociologues (Durkheim, Simmel, Mauss) et les anthropologues (Morgan, Tylor, Malinowski) de la fin du XIXème et début du XXème siècle voient dans la famille nucléaire et monogame une forme d'organisation sociale universelle. Lévi-Strauss considère lui aussi que "la famille, reposant sur l'union plus ou moins durable et socialement approuvée d'un homme, d'une femme et de leurs enfants est un phénomène universel présent dans toutes les sociétés" (Lévi-Strauss, 1971/1956: 6). C'est bien clair que l'ethnocentrisme des positions fonctionnalistes et structuralistes n'est pas tenable, la famille nucléaire et monogame n'étant pas universelle. Néanmoins, on peut trouver des sociétés différentes de la nôtre, où la conjugalité peut être centrale. Plus encore, dans celle des Roms , la conjugalité semble jouer un rôle important pour les femmes car paradoxalement, comme j'ai argumenté plus haut, les compétences d'épouse et mère sont le passeport qui fait passer du statut de bori à celui de romni. Ceci n'est pas dit pour suggérer une relecture de la société bourgeoise européenne mais pour placer le modèle de la femme "épouse et mère" dans son contexte culturel qui peut, comme dans le cas des Roms, différer du nôtre. En tout cas, et c'est là son originalité, si la société rom était encore plus conjugale qu'elle ne l'est, les femmes pourraient échapper à ce contrôle masculin généralisé d'inspiration patriarcale (père, beau-père, frères, belles-mères, belles-sœurs, etc.). Cette constatation met en exergue l'incongruité entre domination masculine et patriarcat, la première pouvant se retrouver dans des sociétés autres que patriarcales.

Ce qui me semble essentiel à retenir est ce rapport, à la fois de tension et fusion, entre bori et

romni, rapport qui est au cœur de tous ces mécanismes qui sous-tendent la fragilité du mariage

rom, comme si ce dispositif bori-romni était une plaque tournante de l'organisation des rapports sociaux entre les sexes.