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Bori, r(R)omni et mariage

3.5. Partage et trafic des femmes

Edward Conte (2000) parle d'une "logique de partage" dans le mariage arabe, à savoir articuler des solidarités entre hommes à statuts égal, (ainsi mettant l'accent sur l'apport des femmes et contournant la vision de ce même mariage comme "mariage entre cousins"). En quoi consisterait cette logique qui semble s'appliquer aux Roms? Deux volets explicatifs sont susceptibles de nous aider à la comprendre.

Le premier consiste à considérer la pression sociale de la redistribution des richesses: si davantage d'argent est accumulé, il faut qu'il y ait plus d'événements pour le dépenser, or les mariages sont un lieu privilégié pour ces dépenses qui assurent la redistribution. On comprend que le faste et le gaspillage s'expliquent donc non seulement par la trame morale qui les sous- tend mais aussi par la logique économique de la redistribution. Davantage d'argent et de mariages, par conséquent davantage de séparations aussi. Par les dépenses de la fête, le mariage exerce une pression vers l'égalisation des richesses entre les familles, sans bien sûr que cela n'aboutisse à une égalité dans les faits. Pour suivre la logique de la redistribution, le montant des compensations matrimoniales augmente proportionnellement au statut socio- économique103. Ce serait donc dans le but d'assurer le rythme de la redistribution économique que les mariés sont de plus en plus jeunes, comme le remarque malicieusement Radu à propos de Zâna, sans bien sûr que l'âge précoce soit une nouveauté car il y a une trentaine d'années, Silvia, elle aussi, s'est mariée la première fois à 12 ans "je ne savais même pas lacer les jupes

autour de ma taille, tellement j'étais petite". Pour Stewart (1997), les femmes circulent en

réalité entre des "frères" symboliques, ce que les Rom refoulent complètement en considérant horrifiant l’échange des sœurs chez d’autres populations. Cet aspect fraternel accentue encore davantage le caractère égalitaire de la société rom. Il se peut qu’il soit le cas des Roms dans les trois villages également.

C'est dans ce but égalitaire que les mariages sont de plus en plus fastueux et les dépenses que les contractants se demandent réciproquement de plus en plus exorbitants. Cette tendance met la pression, notamment sur les familles en pleine ascension sociale. Silvia raconte qu'à Noroieni, la sœur très fortunée de Radu, Gina, a pratiquement enlevé la nouvelle-née à sa bru et l'a placée à l'orphelinat, "justement, parce que avec ce qu'on donne pour une fille chez eux, ça

ferait des dépenses trop grandes. Et si tu le fais pas, les gens te rient au nez, ils médisent sur toi. Sa bru pleurait, voulait pas donner l'enfant, mais Gina le lui a arraché"104. Ainsi, plus une famille est aisée, plus une fille est indésirable: "tu perds tout, tu ramasses toute la dot avec ton

103 Jean-Louis Olive (2003) rapporte des prix de la mariée de 50'000 euros parmi les Gitans de Perpignan, ceci étant également en relation avec l'essor économique de ceux-ci, dû dans ce cas au marché noir de la drogue (Missaoui, 2002). D'autres contextes culturels connaissent le même phénomène de dépenses exorbitantes: "Aujourd'hui en Nouvelle Guinée, le mariage avec la fille d'un Big-Man ou d'un député régional à l'Assemblée nationale peut donner lieu à des redistributions de plusieurs centaines de cochons vivants ou morts (dont une partie est achetée dans les fermes d'élevage industriel avec l'argent que rapporte la vente du café), auxquels parfois s'ajoutent une Toyota ou un camion Nissan et plusieurs dizaines de milliers de kina en cash" (Godelier, 2004: 151).

104 Grâce au système des noms parallèles, il n'est pas très difficile de faire passer l'enfant comme appartenant à quelqu'un d'autre qui est effectivement pauvre pour être crédible aux yeux des institutions de la protection de l'enfance.

travail et après tu restes et sans dot et sans fille" tandis qu'un garçon peut "te défendre, se battre pour toi dans les querelles, il travaille pour ramasser de l'argent pour son mariage et te ramène une bori",dit toujours Silvia. Suivant la même logique, surtout parce qu'ils-elles se

projettent dans la situation des riches, les moins fortuné-e-s ne désirent pas des filles. Les Radu ont été furieux quand Mia, la femme d'Alexie a mis au monde sa deuxième fille, Roxana: "je

lui avait dit: 'si tu fais une fille que tu te casses chez ton père, je veux plus de toi, que tu restes chez lui, misérable!" [Mia n'a pas été chassée, les deux filles d'Alexie et de Mia sont élevées

chez les Radu]. En somme, la logique de la redistribution est intimement liée à une valeur attribuée aux individus en fonction de leur genre, ce sont les femmes "circulent" en faveur d'égalisation des statuts des hommes et non l'inverse.

Le deuxième volet explicatif est celui du "trafic des femmes" de Gayle Rubin: "les cérémonies de mariage rapportées dans la littérature ethnographique sont des moments d'une procession incessante et ordonnée dans laquelle femmes, enfants, coquillages, paroles, noms de bétail, poissons, ancêtres, dents de baleine, cochons, ignames, incantations, danses, nattes, etc. passent de mains en mains, laissant dans leur sillage les liens qui engagent" (Rubin, 1998/1975: 27). Les femmes sont données et les hommes sont des donneurs/preneurs. Rubin, comme d'autres auteures féministes, se pose la question de savoir comment sont impliqués les hommes et les femmes dans la transaction de la mariée ("échange" de la femme vierge plus la dot contre la fête avec cochons abattus et musique). Ce sont les hommes qui exercent un pouvoir échangiste sur les femmes et non l'inverse. Le terme "trafic" est justement différent de celui d'"échange". Rubin parle des femmes prises lors des combats, troquées, vendues, prostituées. Donc, revenant aux Roms, comment peut-on appliquer cette vision? S'agit-il d'une transformation en biens dans la mesure où les femmes rom font véritablement l'objet d'un troc: "chez nous les filles sont

vendues, et non données comme ça pour rien comme chez vous, les Roumains" (Mândra, 28

ans). Or, dans une vision critiquée par Rubin, Lévi-Strauss considère que l'ambiguïté et la complexité de la relations des deux sexes sont dues au statut à la fois de signe et de valeur de la femme: " L'émergence de la pensée symbolique devrait exiger que les femmes comme les paroles fusent des choses qui s'échangent.[…] Dans le dialogue matrimonial des hommes, la femme n'est jamais purement ce dont on parle ; car si les femmes en général représentent une certaine catégorie de signes, destinés à un certain type de communication, chaque femme conserve une valeur particulière qui provient de son talent […] la femme est donc restée en même temps que signe, valeur " (Lévi-Strauss, 1967: 569). Si l'on croit Claude Lévi-Strauss (op. cit.) et Jack Goody (2000), les femmes rom n'ont pas le même statut que les fournitures de

maison, tissus pour un certain nombre de jupes, duvets et de cousins et pièces de monnaie en or, elles sont "symboles et valeurs"…tout en restant des "choses". Mais tous ces objets sont également symboles en dépit de leur utilité de commodités. Signes ou valeurs, les femmes contribuent par le biais du mariage à un rééquilibrage économique, et implicitement politique. Elles font partie du jeu agonistique sans vraiment être des joueuses. Cette logique semble valable, qu'il s'agisse des besoins de base qu'on arrive à couvrir avec un mariage vite fait (le cas de Ilie) ou qu'il s'agisse de mariages fastueux. C'est là que résiderait la valeur fonctionnelle de la fragilité du mariage. Cette fragilité semble assurer le rééquilibrage dans une période de changements économiques qui tendent à apporter beaucoup d'inégalités dans la communauté rom comme nous allons le voir dans le chapitre suivant. Or, les femmes semblent de ce point de vue, à savoir de la fonctionnalité, plus instrumentalisées qu'actrices du processus, donc plus commodités que symboles. C'est pourquoi il semble correct d'adopter le concept de Rubin de "trafic des femmes" en dépassant la vision ambiguë de Lévi-Strauss.

Néanmoins, l'idée lévi-straussienne de femmes-symboles nous oblige à garder à l'esprit l'idée que les femmes symbolisent quelque chose dont la chosification est essentielle. Les hommes rom, même quand ils sont infidèles à leurs femmes, veulent néanmoins ne pas les perdre et ce, on peut le dire, à la fois comme commodités et comme symboles, comme valeurs et comme signes – ceci est très bien illustré par des chansons populaires écoutées et fredonnées parmi les Rom telle celle citée en ouverture de ce chapitre. La notion de "biens symboliques" de Bourdieu réunit ces deux aspects: "Les femmes sont niées en tant que sujet de l'échange et de l'alliance qui s'instaurent à travers elles, mais en les réduisant à l'état d'objets ou mieux, d'instruments symboliques de la politique masculine: étant vouées à circuler comme des signes fiduciaires et à instaurer ainsi des relations entre les hommes, elles sont réduites au statut d'instruments de production ou de reproduction de capital symbolique et social" (Bourdieu, 1998: 49).

Mais comment les femmes peuvent-elles intervenir comme actrices? On a vu que le mariage peut se rompre sous la pression de la volonté de la femme, qui trouve un meilleur conjoint et

"s'enfuit" avec celui-ci pour échapper à l'emprise d'un mari ivrogne, bagarreur ou violent et de

celle de ses beaux-parents. Très souvent, c'est la belle-mère qui est invoquée comme raison de la rupture. C'est pourquoi dans un premier temps la jeune femme tente de persuader son mari de partir habiter dans une autre maison, aussi petite et improvisée soit-elle, mais séparée du foyer parental de celui-ci. Elle peut également profiter des conjonctures, notamment liées au

voyage, et trouver un autre mari. Les départs des femmes du foyer conjugal sont assez courants. Tel est non seulement le cas de Tita (qui paie très cher pour sa fugue), de Irina ou de Mazărea qui ont littéralement quitté leur premiers maris. Il est également le cas de Mia, la bori de Alexie, qui part systématiquement de la maison pour passer des semaines d'affilée dans la maison parentale avec ou sans les deux enfants. Il est aussi celui de Luna de Turuleşti qui est tout simplement partie chez ses parents en Moldavie (à 500 km) en se remariant et en laissant sa fille chez les beaux-parents à Turuleşti, bien que quelques mois après elle y soit retournée car son mari est venu la chercher "en faisant beaucoup de dépenses", selon ses dires. De toutes les situations qui contribuent à la fragilité du mariage, celle-ci, entamée par la femme, semble la plus difficile à aboutir (quand j'ai demandé à des femmes "pourquoi ne pars-tu pas et le

laisses-tu te battre", la réponse énumérait maintes difficultés, dont la distance, l'argent

nécessaire, la peur) et la plus réversible (déchirée par le manque de ses enfants, cherchée par son mari qui dépense ainsi de l'argent pour elle, ou obligée par la force, cette femme aussi rebelle soit elle finit par revenir sur ses pas dans la plupart des cas). Ces départs et retours féminins dans le foyer conjugal contribuent eux aussi, avec les dépenses d'argent qu'ils supposent, à la "logique du partage généralisé". Ainsi, la participation féminine est imbriquée dans un dispositif plus complexe qui est bâti sur des éléments économiques et politiques (dépenses, pression vers l’égalisation de statut, compétition).