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Quelques termes d’alliance et leur signification respective

Bori, r(R)omni et mariage

3.1. Quelques termes d’alliance et leur signification respective

Bori, r(R)omni et mariage

Ai valoare de cinci stele T'as une valeur de cinq étoiles

Eşti femeia vieŃii mele Toi, femme de ma vie qui m'emballe

Nicolae GuŃă

Ce chapitre recueille les éléments nécessaires pour réfléchir sur la construction sociale du genre dans l'institution du mariage. Je tenterai de proposer une réponse au pourquoi du mariage des Roms, en montrant ce qu'est le mariage notamment pour les femmes, à la fois dans un dispositif de relations de genre, dans le jeu de frontières et sur le plan de leur vécu subjectif. Mon attention se focalisera sur les comportements féminins et moins sur les comportements masculins; limite déjà assumée dans le chapitre 1 pour développer une réflexion sur le sens rom donné à l'existence et la gestion familiale et communautaire de la bru. En mettant au jour le vécu des femmes en tant qu’épouses et belles-filles ainsi que leur vision du couple et des rapports de parenté, je proposerai un scénario analytique de la position de la bori chez les Roms. Ainsi, la question de "pourquoi se marie-t-on chez les Roms?", précédée par "comment se marie-t-on?" et "pourquoi se sépare-t-on?", recevra, une réponse que j'espère intéressante.

3.1. Quelques termes d’alliance et leur signification respective

Le sujet des mariages et des séparations a prédominé tout au long de mon travail de terrain. On m'a beaucoup et souvent parlé des conditions sociales nécessaires pour qu'une femme devienne épouse et belle-fille (bori), pour qu'un homme devienne époux et gendre (rom, zamutro), et ensuite, veuve/veuf, car tel est le nom attribué à toutes les personnes qui ne sont pas en couple, peu en importe la cause. On m'a aussi évoqué les actions nécessaires pour trouver, avoir, garder ou se débarrasser d'une belle-fille (pour en acquérir une autre), respectivement, un mari, rom.

Bori et rom me sont apparus dans un premier temps comme des statuts-rôles86 centraux dans le mariage rom, étant traduits par époux/épouse, résultant d'une rencontre codifiée entre deux familles qui marient leurs enfants, car le "mariage unit deux groupes et non deux individus" (Lévi-Strauss 1967, 1971). Bien entendu, bori/rom ne peuvent être compris uniquement en faisant appel à la notion de statut-rôle mais en croisant sans cesse représentations et pratiques pour comprendre la naissance et la survivance des catégories rom, telles romni - "femme mariée" ou bori- "belle-fille", ainsi que la logique qui les sous-tend.

Il est intéressant de voir que l’équivalent masculin de bori, zamutro-gendre¸ ne bénéficie pas du même usage. Même si je connaissais ce terme de la littérature, je ne l'ai pas entendu chez mes interlocuteurs et interlocutrices. Quand j'ai demandé à Radu s'il connaissait le mot

zamutro, il m'a répondu qu'il se traduit par gendre mais qu'il appelle ses gendres par leurs

prénoms, Sandu, Bradu, Puia, Ciorea, etc.: "je les appelle comme s'ils étaient mes enfants" comme si zamutro était un terme dérogatoire. Chez d’autres Roms, ce terme désigne le gendre marié dans la maison de son épouse (Williams, 1984). Chez les Roms de trois villages roumains, les jeunes hommes comme les hommes âgés sont évoqués comme maris des femmes sous l’appellatif rom: "où est ton mari? – katar si tut rom?". Les belles-filles, elles, sont toujours appelées borio dans l'adresse directe et aussi très souvent quand on en parle d'elles. Même si elles ont des prénoms également: Fraga, Luna, Silvia, Lumina, ceux-ci ne sont que peu utilisés par la belle-famille. Dans cette nouvelle situation, c’est le mari qui appelle sa femme en utilisant le vocatif: Silvio, Frago, Irino, etc. Bien que que le mariage chez les Roms soit censé individualiser et créer la personne (Stewart, 1997) – c’est certainement vrai pour les jeunes hommes, alors que les jeunes femmes semblent plutôt perdre cette individualité pour remplir une fonction.

86 Inspirées par la sociologie fonctionnaliste de Talcott Parsons, les analyses en terme de statuts et de rôles des rapports sociaux de sexe, encore très dominantes dans la sociologie de la famille, réitèrent un modèle normatif de la famille (nucléaire et bourgeoise européenne). Selon Parsons, normes et valeurs régulent des invariants structuraux (sous-entendus biologiques) et mènent à une spécialisation fonctionnelle progressive. La sociologie féministe développée à partir des années '70 montre que l'approche fonctionnaliste de la famille (les fonctions étant, selon Parsons, instrumentale chez l'homme et expressive-émotionnelle chez la femme) fige les acteurs et sanctionne le "disfonctionnalisme" des femmes qui travaillent, en leur assignant la reproduction en exclusivité. Par ailleurs, des anthropologues comme Collier, Rosaldo et Yanagisako dénoncent cet ethnocentrisme de la sociologie de la famille (Collier et al., 1993). Néanmoins, certains aspects structuraux et fonctionnels définissent la "place" occupée par ses membres dans toutes les sociétés. Seulement, il faut toujours rappeler que ces aspects ne sont pas des "données" biologiques ou naturelles mais des constructions sociales et que la "place" est dynamique, définie selon des logiques propres à la société respective.

Williams donne les explications suivantes: "bori [signifie] l'épouse de mon fils, l'épouse de mon frère, l'épouse du fils de mon fils ou de ma fille, mon épouse, l'épouse d'un homme de ma

viça (et cela peut être ma mère, la mère de mon épouse, l'épouse d'un Rom si elle n'est pas

Romni)" (Williams, 1984: 147). Selon Williams et ses informateurs, le correspondant masculin de ce type de rapport, le gendre, appelé zamutro, couvre au niveau sémantique des rapports symétriques. Seulement, la différence dans la pratique discursive qui conduit tout droit à l'asymétrie est la suivante: au niveau du vocatif (borio/zamutro), à savoir quand on s'adresse à quelqu'un susceptible de remplir le rôle respectif – "j'appelle ainsi toutes les femmes mariées, toutes celles qui ont mon âge ou sont plus jeunes, toutes celles que je n'appelle pas bibio [tante]" alors que "[zamutro] est peu employé aujourd'hui" (Idem.). Selon Stewart, chez les Roms de Harangos (Hongrie) il s’agit d’un évitement plus général d’employer les termes d’alliance dans un effort de maintenir l’illusion d’une communauté de frères ; ainsi "son-in-law

became son or brother" (Stewart, 1997: 64) ce qui n’est évidemment pas le cas pour les borea

Une fois mariés, les deux conjoints changent de dénomination: désormais, les femmes ne sont plus shei mais bori et les hommes ne sont plus chavo mais rom. Par ailleurs, on dit romni quand il s'agit d'une quelconque femme mariée, on dira aussi "un groupe de femmes" – romnià, ou quand on parle d'égal à égal entre femmes (entre voisines, entre amies). Ce titre est traduit par "Ńigancă" – femme tsigane. Rom/Romni sont en même temps des étiquettes ethniques – ce qui fait penser que le statut de "marié/e" consacre l'appellatif ethnique.

En roumain, il existe deux termes pour "(se) marier": un pour la femme – a (se) mărita, et un pour l'homme, a (se) însura. Le romani considère aussi cette différence, mais on y utilise la version transitive et non réflexive du verbe (même mot): on te marie, on ne se marie pas tout-e seul-e. Au niveau des verbes auxiliaires, comme le français, le roumain utilise notamment "être marié", "avoir une femme/mari" étant utilisé plus rarement et dans un sens purement instrumental. Ceci n'est pas le cas pour le romàni, où l'on dit "avoir un/e mari/femme" pour

"être marié/e".

En outre, la question "as-tu un mari?" – si tut rom? – fait sens si elle est posée à une Gadji (femme non-rom), mais non à une femme rom, car des signes extérieurs dans la parure, la coiffure et l'habillement traduisent sans équivoque si une femme est mariée ou non, ce qu'on verra plus clairement dans le chapitre 5 (sur le sexe féminin et ses parures). Le fait que pour les Roms, la Gadji est la femme dont le statut matrimonial n'est pas explicite, en opposition à la

Romni (femme mariée rom), place le personnage de la femme mariée, soit en tant que bori , soit en tant que romni, une fois de plus au cœur de l'ethnicité. Il est également important de noter que chez les Roms n’existe pas le terme "femme" tel que nous le définissons ordinairement, c'est-à-dire lié à un sexe biologique plus ou moins apparent. Pour les Roms, on est Romni ou Gadji.

D’autres termes désignent d’autres places possibles pour les hommes et pour les femmes dans l’alliance. Le couple terminologique, soacra/socru [belle-mère/beau-père], exprime une symétrie formelle des deux conjoints envers leur propre bori/zamutro-rom. Par ailleurs, un autre rapport d'alliance exprime une symétrie formelle, entre, cette fois, non seulement l'homme et la femme, mais aussi les parents de la mariée et les parents du marié: ce sont les quatre parents appelés entre eux et elles xanamik/xanamika. Pour l'Ego masculin, une relation importante est celle avec le mari de la sœur, donc entre beaux-frères (sogore). Pour l'Ego féminin, cela correspond à une relation avec la sœur du mari, donc entre belles-sœurs (cumnate). Stewart (1997) décrit une très intense fratrie symbolique entre beaux-frères. Elle est actualisée dans les liens économiques (le marché) et symboliques (le chant). J'ai entendu sur le terrain des beaux-frères et des cousins se lancer des invitations à faire des activités ensemble (des affaires commerciales ou loisirs). Il est fort possible que les sogore de Căleni aient des rapports de fratrie symbolique analogues à ceux décrits par Stewart, mais l’impossibilité à participer dans leurs activités ne me permet pas de l'affirmer. Il ne semble pourtant pas y avoir une relation symétrique, de sororité entre cumnate [belles-sœurs] qui ont le plus souvent un rapport très conflictuel. Même lorsqu'elle habite dans une autre maison et a sa propre famille, lorsqu'elle rend visite à ses parents, à savoir dans la maison où siège la bori, la sœur du mari tend à adopter une attitude de supériorité envers cette dernière et n'hésite pas à la dénigrer ou à l'inférioriser que ce soit devant ses beaux-parents ou l'anthropologue. Deux belles-sœurs épouses respectives des deux frères, préfèrent ne pas habiter sous le même toit, où la rivalité envers les beaux-parents les met souvent en conflit. J’ai entendu et vu plus d'une fois des querelles marquées par des cris, des injures, des menaces et des violences physiques entre des belles-sœurs, même quand elles habitaient séparément. Nous sommes donc plutôt loin des relations de coopération, d’aide et d’amitié entre sogore.

La résidence est patri-virilocale. Ainsi, même si deux sœurs se marient dans le même village, leurs filles respectives, cousines parallèles, ont de fortes chances d'être mariées ailleurs, sans que cela ne soit véritablement une règle. Nous verrons plus loin que la distance du foyer

marital envers les parents de la bori est parfois tellement grande qu'aucun soutien n'est envisageable pour cette dernière. Ainsi, la probabilité qu'une jeune femme ait des sœurs ou des cousines dans le village est beaucoup plus réduite que pour l'homme. Par conséquent, politiquement et affectivement parlant, la femme mariée se retrouve souvent sans paires alliées (belles-sœurs) ou consanguines (cousines). Je n'ai pris en considération que les relations entre personnes de même sexe et non entre des personnes de sexe différent, et cela parce que les relations d'amitié entre hommes et femmes, donc, y compris entre la bori et son sogoro (beau- frère), font peser le soupçon, hautement chargé de gravité et d'enjeux, de relations sexuelles illicites – ces relations seront soit entretenues en cachette, soit tout simplement évitées.

Le statut formel de la femme mariée, traduit pas romni, change à travers les âges de la vie adulte. C'est surtout au moment de devenir belle-mère et d’avoir elle-même une bori, que la

romni se sent reconnue.

L’asymétrie des termes d'alliance culminant dans le couple bori/zamutro-rom disparaît dans les couples socru/soacra et xanamik/xanamika. Sortant de la parenté pour parler "groupe", "village" ou "Tsiganes", le couple symétrique romni/rom induit l'idée d’une certaine égalité entre l'homme et la femme en tant que membres de cette communauté ethnique. D'une part, les asymétries terminologiques nous disent que l'homme adulte est désigné comme rom, alors que la femme adulte est désignée comme bori et/ou romni. D'autre part, à la base de ces couples terminologiques, on peut considérer que les statuts dus à l'âge et le mouvement centrifuge qui part de la famille vers son extérieur (village, communauté), conduit vers une égalisation de statuts entre l'homme et la femme, ne serait-ce qu'à un niveau formel. Autrement dit, plus elle est âgée et plus on s'éloigne de la famille, plus la bori a formellement des chances d'être vue en tant qu'égale de son rom, c'est-à-dire plus elle tend vers romni. Cela signifie que le statut de

romni est beaucoup plus difficile à acquérir tandis que celui de rom découle automatiquement

du mariage. Pour comprendre cette asymétrie et la dialectique bori-romni, il faut comprendre la famille rom.