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Avant de pointer ce qui fait les caractéristiques du travail consulaire, il paraît nécessaire de rappeler quelques éléments organisationnels et démographiques susceptibles d’éclairer la position des consulats ou sections consulaires au sein de la hiérarchie morale du travail106 du MAE. L’activité consulaire consiste essentiellement en un travail de réception d’usager, de courrier et de traitement de dossiers (actes d’état civil, pièces d’identité, visas, bourses, assistances ponctuelles). En cela, l’activité est souvent comparée à celle d’une mairie ou d’une petite préfecture. Pour l’essentiel, les tâches sont effectuées par des agents de catégorie C, encadrés par des agents de catégorie B. Les agents recrutés localement y sont souvent majoritaires (en tous cas pour les postes étudiés) et ce sont eux qui sont le plus directement en contact avec le public (accueil, réception) pour des activités de « front office ». Le travail de « back office » (au sens de l’analyse des dossiers) et la prise de décision finale (notamment pour l’attribution des visas), sont effectués par les titulaires.

Les trois consulats observés sont différents tant par la taille, le cœur de l’activité que par leurs rapports avec l’ambassade. Néanmoins, au-delà de ces différences, et peut-être même les

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expliquant, ce qui détermine l’activité d’un consulat, c’est le public auquel il s’adresse. On peut dire ainsi que les agents définissent leur métier comme étant « au service du public ». C’est lui qui, par ses demandes, ses exigences, ses pratiques donne le rythme du consulat et ses cadences quotidiennes. Enfin, ce sont les catégories de public auxquelles le consulat s’adresse qui fondent la nature de l’activité et les pratiques des agents qui les servent.

Au service du public

De façon unanime, les agents, titulaires ou recrutés locaux, se disent être au service du public. Ils ont des « devoirs » envers les usagers. Ils se disent « être là pour… » eux, les accueillir, éviter de les faire attendre, les aider, les renseigner et finalement leur donner satisfaction. Les agents s’associent régulièrement, étant Français à l’étranger eux-mêmes, à ces compatriotes qu’ils accueillent. Quant aux étrangers à qui ils délivrent des visas, il est important pour eux de les servir correctement, car c’est par l’efficacité de leur travail que se joue finalement « l’image de la France ».

Ainsi, cette notion de service public est-elle très directement rattachée au sentiment d’avoir à représenter dignement la France à l’étranger. La comparaison du service rendu avec celui offert par les consulats des autres pays est régulière. Elle manifeste une revendication d’un travail bien fait, consciencieusement et efficacement.

Ce devoir de service public est également celui des consuls qui l’assument à un autre niveau. Ils revendiquent une fonction de représentation auprès de la communauté des Français expatriés. Le point d’honneur qu’ils mettent à célébrer le mariage de Français expatriés considérés comme des personnalités importantes (de par leurs fonctions professionnelles) ou à organiser une réception du 14 juillet conviant les membres éminents de la communauté française sont autant de signes de cette volonté d’assurer pour les Français sur place une présence, un lien, un symbole.

Le public donne le rythme

C’est ce public à « servir » qui détermine l’activité des agents. Les usagers se présentent à l’accueil, téléphonent, confient leur dossier, veulent des passe-droits, etc. Des files d’attente se forment, les dossiers s’entassent, des pressions et interventions diverses proviennent des supérieurs hiérarchiques ou des personnalités influentes, dans le but d’accélérer un dossier ou de favoriser une décision. Il faut aller vite pour éviter que les usagers s’impatientent ou s’énervent dans la salle et traiter les dossiers pour que les bannettes ne débordent pas et qu’on ne puisse tenir les délais promis. « Il y a des jours, selon nos difficultés perso, on ne se sent

pas pour faire le public. Alors, si on peut, on ne le fait pas, c’est physique. Le consul nous dit : ‘‘Il faut durer’’, mais si on cumule le retard, ça nous rajoute du stress. Ça se cumule, les gens appellent. Moi, je ne peux pas imaginer une armoire pleine de dossiers. » « Et en plus,

rajoute une agente présente, il y a un côté humain. Ce sont des individus ; il ne faut pas qu’on

les bloque à une frontière. » « Et puis, reprend le premier agent, c’est l’image de la France. C’est parfois même la première image qu’ils en ont. On a des plaintes, mais aussi des compliments sur notre qualité. La qualité, c’est ouvrir à l’heure pour permettre le traitement des dossiers le plus rapidement possible » (agent consulaire B).

On pourrait caractériser cette situation par le terme de « pression du public », largement entendue au cours des observations. Elle n’a rien d’exceptionnel par rapport à d’autres

organisations de service107, dans lesquelles les usagers sont en contact direct ou rapproché avec les agents (CAF, La Poste, Commissariats, etc.). Néanmoins, la situation spécifique du consulat, enclave française isolée en terre étrangère, semble renforcer le sentiment de proximité avec les usagers. Il est vrai que les agents sont eux-mêmes ces « Français à l’étranger », « représentant la France à l’étranger ». Les relations qu’ils nouent dans leur vie privée leur rappellent sans cesse ce statut et les inscrivent dans cette communauté qu’ils servent ou représentent. Le public semble, à ce titre, plus sacré, et la pression qu’il occasionne (ou plutôt que se donnent les agents) plus forte. Néanmoins, nous verrons plus loin que ce constat est à nuancer : comme dans toute relation de service, le public est aussi jugé, catégorisé et remis à sa place dès que sa présence menace les pratiques professionnelles108.

Cette pression du public a deux conséquences majeures : la première concerne les cadences de travail ; la seconde, l’organisation des lieux et du temps mis en place pour les limiter.

Cadences

L’activité des consulats est réactive et non proactive. Elle dépend des demandes du public, difficilement régulables. Les usagers ont leurs propres urgences (qui ne sont pas celles du consulat). Ils n’anticipent pas suffisamment les délais pour obtenir un passeport ou un visa et reprochent ensuite aux agents de ne pas pouvoir les servir « à temps ». Leurs demandes suivent également une saisonnalité (vacances du pays).

Une grande partie de l’activité du consulat consiste à réguler ces demandes du public, soit, en mettant en place des procédures adéquates (prises de rendez-vous par téléphone, par exemple) ; soit, en embauchant du personnel supplémentaire. Malgré ces ajustements, le personnel se sent en permanence « sous pression », au bord de la « rupture ».

Organisation des lieux

Dans ce contexte, les stratégies de limitation de la pression du public sont courantes. Elles concernent principalement l’aménagement des lieux, de façon à créer des frontières symboliques ou réelles pour garder les usagers à distance.

Par exemple, dans un des consulats, la salle d’attente des visas est déjà équipée d’hygiaphones. Mais ces derniers ne permettent pas d’éviter le regard inquisiteur et suspicieux des usagers. Les agents ont donc demandé l’installation de rideaux, pour se protéger de cette pression du regard : « Y’a toujours cette pression. On essaie de se

préserver. »

Dans un autre consulat, la file d’attente des demandeurs de visa est à l’extérieur des locaux et c’est un vigile qui laisse entrer les usagers, veillant à ne pas surcharger l’intérieur de la salle. Seuls les agents au guichet sont visibles derrière les hygiaphones : les agents en back-

office sont séparés d’eux par des paravents.

107

Weller J.M., « La modernisation des services publics : évolution des approches ces dix dernières années »,

Recherches et Prévisions, n° 54, déc. 1998 ; Loriol M. « Quand la relation devient stressante. Difficultés et

adaptations lors du contact avec les usagers », Humanisme et entreprise, 2004, n° 263/4 : 1-22.

108

Boussard V, Loriol M., Caroly S., « Catégorisation des usagers et rhétorique professionnelle. Le cas des policiers sur la voie publique », Sociologie du travail, vol. 48, n° 2, 2006 : 209-225.

Une autre stratégie consiste à réguler les flux d’usagers en instaurant des rendez-vous obligatoires ou des plages horaires. Pourtant, cela n’empêche pas certains usagers de se présenter en urgence, ou en dehors des créneaux qui leur sont réservés. Par exemple, dans un des consulats, les usagers se présentent avec un mois d’avance sur leur rendez-vous, feignant de s’être trompés. C’est alors aux agents d’accueil de rappeler aux usagers les règles de l’administration. Les interactions qui s’en suivent ne sont pas toujours faciles, puisqu’elles confrontent des attentes différenciées, celles des agents avec celles des usagers. « Des fois, ça

se passe très mal. Ils nous insultent : je me suis fait traiter de raciste devant tout le monde. Les plus virulents sont ceux qui ne sont pas en règle avec leur dossier. Ou alors, c’est les préfectures qui ne répondent pas. Mais c’est toujours nous qui sommes responsables. J’ai déjà eu des menaces : ‘V‘ous avez de la chance que je m’en aille demain’’. Ou alors, j’ai été accusé de racisme. Mais je pense que les collègues en France ou en préfecture doivent avoir ce genre de réactions. Mais on l’a aussi de la part de franco-français : ils me disent : ‘‘Je suis là depuis trente ans, vous me faites chier avec vos papiers’’. C’est un peu facile pour eux » (un agent d’accueil, C).

Quelle que soit l’organisation des lieux ou du temps de réception, les interactions avec les usagers restent inévitables. En effet, l’interaction est aussi le moment où l’agent peut être confronté à la plainte de l’usager : plainte sur le temps d’attente, plainte sur la décision (un refus de visa ou de bourse par exemple), sur la qualité du travail, etc. C’est un sentiment « d’usure », de « stress » que l’on retrouve dans ces consulats. Ce sentiment est ouvertement exprimé et largement repris par les responsables consulaires pour justifier l’amélioration des moyens mis à disposition par le consulat (moyens humains et matériels).

Catégories de public et définition du métier

Tous les consulats ne reçoivent pas le même type de public. La catégorisation actuelle mérite d’être approfondie dans la mesure où elle n’a été établie qu’à partir de l’observation de trois consulats (une section consulaire et deux consulats généraux).

Il faut d’abord distinguer les caractéristiques du public français : expatriés aisés appartenant aux classes sociales favorisées, Français installés de longue date dans le pays, bi- nationaux, expatriés dans des conditions précaires. Ces différences mettent les agents dans des positions sociales équilibrées ou déséquilibrées (dans un sens ou dans l’autre) selon les cas, positions qui peuvent avoir des répercussions sur les représentations du métier. Si, dans certains cas, ils peuvent développer le sentiment d’être dans une position « servicielle »109 vis- à-vis de compatriotes qui les dominent socialement, dans d’autres, ils peuvent se sentir investis d’une mission sociale face à des « gens paumés » qu’il faut aider. Ou bien, ils s’estiment être gardiens de la loi en empêchant les fraudes se rapportant à la nationalité française. Dans chacun des cas, les agents développent une définition spécifique du métier et une représentation de l’usager idéal. Pour les titulaires qui ont vécu d’autres situations dans d’autres postes ou qui ont reçu des formations à Nantes avant de partir, il peut y avoir un écart important entre le travail prescrit et le travail réel. Par exemple, dans un pays d’émigration, le travail d’état civil peut être transformé en travail d’enquête, dès lors qu’il faut avant tout lutter contre les fraudes à la nationalité (mariages blancs, faux extraits d’actes de naissance, etc.).

Il faut ensuite regarder les caractéristiques des demandeurs de visas et notamment la présence d’un risque migratoire. Si dans tous les cas, la délivrance de visa se rapproche d’une activité policière de contrôle, celle-ci est d’autant plus fortement ressentie par les agents que

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le risque migratoire est fort. Le sentiment de « mal faire son travail » est alors vécu différemment. Quand le risque migratoire est fort, surgit la peur d’accorder un visa à tort. Un malaise peut alors s’installer chez les agents, lorsque des interventions de la hiérarchie ou d’officiels du pays (ministres, etc.) pèsent sur l’instruction neutre des dossiers, car ils ne peuvent alors appliquer sereinement les directives professionnelles (instructions ministérielles). Quand le risque migratoire est plus faible, ce sont les refus et leur justification auprès des intéressés qui posent problème : les demandeurs sont souvent instruits, défendus par des avocats « procéduriers ». Peut alors survenir de façon injustifiée, la peur des plaintes ou simplement celle de « bloquer quelqu’un à la frontière ».

Ces constats, même incomplets à ce jour, montrent que la définition du métier, au sens de « ce qu’il y a à faire et de comment cela doit être fait »110 varie selon les consulats. Elle est dépendante du public et surtout de sa représentation par les agents. Cette représentation est elle-même au croisement d’une représentation ancrée dans la mémoire de l’organisation et de représentations apportées par les titulaires et issues de leurs trajectoires précédentes. Elle est donc aussi à l’origine des malaises, notamment du sentiment de stress et de son expression.