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L’activité de l’Administration centrale à Paris

Les entretiens menés à Paris portaient davantage sur le métier de diplomate, ses contraintes et ses aspects positifs que sur l’organisation des services. De plus, dans chaque secteur, le nombre de personnes rencontrées est resté limité. Contrairement aux études menées dans les postes, il est plus difficile de rendre compte de façon précise et avec le recul, de l’analyse du travail dans son contexte institutionnel. En nous appuyant sur la littérature disponible et sur les descriptions du travail faites par les agents interrogés en centrale, nous pouvons tout de même avancer quelques éléments d’analyse et hypothèses.

Qui décide au MAE ?

La politique étrangère de la France ne se limite pas aux sphères de décision internes. Le président de la République, le Premier ministre, les instances interministérielles (comme le SGAE) donnent les grandes impulsions et réalisent les arbitrages nécessaires. Plusieurs des diplomates rencontrés se sont plaints du poids trop important à leurs yeux de la cellule diplomatique de l’Élysée. Ce qui aurait, en outre, selon certains, l’effet négatif de favoriser l’existence d’effets de « phénomènes de cour » autour du Président et une coupure excessive vis-à-vis des informations et analyses produites par le MAE. Ces remarques doivent toutefois être tempérées dans la mesure où nombre de conseillers diplomatiques auprès du Président sont des diplomates de carrière pour lesquels cette expérience est l’occasion d’un échange d’informations et d’un brassage d’expertise.

Le rôle joué par le ministre des Affaires étrangères dépend de sa personnalité et de ses rapports avec le Président de la République. Les appréciations portées par les diplomates sont variables, même si les ministres qui ne sont pas issus de la Carrière bénéficient généralement d’une moins bonne image. Cette variation est souvent liée à des raisons politiques (certains citant plutôt comme « grand ministre », des personnalités essentiellement de Droite, d’autres essentiellement de Gauche). Quelques critères communs sont toutefois avancés : Le « grand

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ministre » est celui qui sait défendre les intérêts et le budget du MAE, qui est capable de défendre avec panache la position de la France dans les grandes enceintes internationales, qui prend la peine d’écouter ou de lire — et en tient compte dans ses choix — les analyses des directeurs, sous-directeurs, voire même rédacteurs sur des questions pointues, du Quai d’Orsay.

Le cabinet du ministre a été critiqué par le rapport Picq (1993) pour son fonctionnement en circuit fermé. D’où les critiques de certains diplomates interrogés : « Les Américains, ils

n’ont pas de cabinet, le ministre est en prise directe avec les directeurs, je ne vois pas ce qu’apporte le cabinet en plus. Le système français du cabinet, cela a été mis en place parce qu’on avait la continuité de l’administration, les directeurs restent quelle que soit la majorité au pouvoir, donc la courroie politique est le cabinet. Dans la pratique, à part les fonctions de relations avec le Parlement, la presse, les autres sont des conseillers techniques qui ne sont pas politiques, je ne vois pas la valeur ajoutée » (conseiller des Affaires étrangères). Ceux qui

ont fait l’expérience du cabinet ont en général trouvé intéressante l’expérience, mais ont regretté le manque de temps et le travail dans l’urgence. Les contraintes de réactivité et celles de l’actualité internationale imposent en effet une très forte charge de travail.

La coordination entre les différentes directions est plutôt assurée par le secrétaire général (poste créé en 1914 pour Jules Cambon, qui ne pouvait plus être ambassadeur en Allemagne), dont voici les tâches :

— le secrétaire général assiste le ministre dans l’orientation générale et la conduite des affaires (décret du 2 novembre 1979) ;

— il accueille des personnalités de passage, tient des consultations régulières avec ses homologues des principaux pays, reçoit les ambassadeurs étrangers, remplit des missions à l’extérieur ;

— il préside à l’organisation et au suivi de la mission des ambassadeurs et aux réunions d’instruction avant leur départ. Puis, après six mois, examine les « plans d’action » que chaque ambassade doit présenter ;

— il est le coordonnateur et l’arbitre des services, réunissant les directeurs au moins deux fois par semaine ;

— il veille au bon fonctionnement du ministère ; — il est, moralement, le chef de corps des diplomates.

Le centre d’Analyse et de prévision, mis en place par Michel Jobert en 1973, devait être un lieu de réflexion à moyen et long terme pour le MAE. Il fonctionne avec des représentants de différentes administrations du MAE et un représentant de la Défense ainsi que des consultants permanents et occasionnels, souvent issus du monde académique. Le CAP réalise, spontanément ou à la demande du ministre des Affaires étrangères, une soixantaine de rapports spécialisés par an. Depuis 1989, il gère un programme d’invitation des personnalités d’avenir étrangères. « L’influence réelle du CAP est cependant fonction de l’intérêt que lui porte le ministre des Affaires étrangères »111.

L’inspection générale (créée dés 1920) est chargée des missions d’audit et de contrôle, d’abord des postes à l’étranger, et enfin, depuis 1979, de façon ponctuelle, et, par la suite, régulière après 1994, des services parisiens et nantais. En 1994, le préavis d’inspection a été ramené de deux mois à dix jours. « Les chefs de postes sont rodés à la procédure et attendent les inspecteurs avec le calme des vieilles troupes ». Un tableau de bord, avec des fiches d’inspection doit être tenu de façon permanente afin de faciliter les choses.

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Les quinze diplomates de l’inspection partent en équipe de deux ou trois pour visiter les postes. « L’enquête porte sur les éléments psychologiques autant que sur les comptes ou la gestion administrative »112. Certaines enquêtes, notamment à la demande du cabinet, peuvent porter sur des thèmes précis (exemple : les frais de représentation). Un mécanisme de suivi un an après est basé sur des réunions ad hoc, présidées par le secrétaire général (environ une tous les deux mois). En vingt ans (1980-2000), trois ambassadeurs ont été rappelés suite à des inspections. Mais, le plus souvent, les rapports de l’inspection servent aux chefs de poste pour régler sans douleur des problèmes ou des récriminations qui détruisent la bonne humeur dans l’équipe : « Il faut bien le faire puisque l’inspection l’a recommandé ! »113

Les grandes directions politiques

Les quatre directions géographiques ont une organisation et une charge de travail — dictées par l’actualité internationale et les voyages présidentiels — variables. Depuis 1980, la direction d’AMNO et d’Afrique et Océan Indien ont été constamment sur la brèche du fait des nombreuses crises. Les voyages présidentiels ou ministériels impliquent trente à quarante administrations différentes et doivent être coordonnés par la direction géographique concernée. Elle doit aussi préparer le premier jet des grands discours et le communiqué final qui sera revu et corrigé de nombreuses fois jusqu’au dernier moment. S’il existe au Quai d’Orsay une « école géographique » militant pour la spécialisation des agents dans des aires géographiques, cette position n’est pas celle privilégiée depuis vingt ans par la DRH. Ceux qui veulent se spécialiser ainsi doivent batailler pour ne pas avoir à travailler à un moment ou à un autre de leur carrière sur des dossiers « techniques » (économique, culturel, gestionnaire, communautaires, sociaux…), contrairement à ce qui se passe dans les pays anglo-saxons. Dotées de moyens limités, les directions géographiques ont alors du mal à ne pas s’engluer dans l’actualité immédiate et la rédaction des multiples notes qu’elles génèrent. « Le rédacteur de base doit donc être pour un tiers bénédictin, un tiers journaliste à l’affût de l’événement, un tiers auteur d’un feuilleton sans-cesse recommencé »114. Si la « cellule de crise » a pour but justement de limiter le risque de débordement (et d’absorption) des directions géographiques par des catastrophes naturelles ou aléas politiques touchant la région, elle emploie des agents de permanence qui viennent bien souvent de la direction géographique concernée. Celle-ci se trouve ainsi provisoirement démunie en personnel.

Voici, à titre d’illustration, la façon dont un sous-directeur géographique présente son travail : « C’est une direction géographique… on est un peu la tour de contrôle qui veille à la

cohérence de l’ensemble de la relation avec les pays concernés… ce qu’on fait, ce sont des journées-types, il y a une grande partie de la journée qui consiste à lire les télégrammes, les dépêches, on lit l’information en fait… une partie on s’informe, l’autre partie on produit et on organise. Tout dépend, dans la direction géographique, on fait la réalité du travail quotidien depuis les plus petites tâches, les messages de félicitations pour les fêtes nationales, jusqu’aux documents de réflexion sur la stratégie qu’on devrait avoir vis-à-vis de telle région ou tel pays. Il y a toute la gamme, on gère l’intégralité de la relation bilatérale, c’est nous qui envoyons les instructions aux ambassadeurs, qui gérons les visites dans les deux sens… On gère aussi les relations multilatérales de la zone… on a aussi la spécificité d’être membre à part entière d’une organisation régionale… il suffit de voir ma pile, il y a des notes qui sont des instructions, des notes pour recommander des actions… Il y a aussi des demandes,

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Bry A., Op. cit., 2000.

113

Ibid : 114.

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demain, je fais l’organisation d’un déplacement officiel ; il y a de l’interministériel au niveau des services, sur la crise sanitaire que connaissent plusieurs pays de la région. »

Un de ses collègues, de la même direction, insiste en premier lieu sur la préparation des visites officielles dans les pays de son portefeuille : « À chaque fois, le ou la ministre avait un

dossier qui faisait le point sur tous les problèmes concernant le pays, il ou elle avait des projets de discours, il avait des éléments de presse, donc tout ça, c’est nous qui le faisons, c’est notre première tâche, et moi, je suis très attaché à ce que cette tâche soit remplie du mieux possible, c’est-à-dire qu’on essaie de respecter les délais et on s’adapte au personnage que l’on sert, c’est-à-dire qu’on n’écrit pas de la même façon pour le Président, que pour la ministre de la Coopération ou que pour M. Douste Blasy et c’est un peu la pédagogie que j’ai avec mes collaborateurs, qu’ils comprennent qu’ils doivent se mettre dans la peau de ceux qui vont les lire. » Il place en second le travail quotidien d’information : « Nous faisons de la synthèse, de la synthèse courte, adaptée à nos lecteurs, qui sont des personnes qui ont des responsabilités élevées, et qui n’ont pas le temps de lire, encore une fois, je dis souvent à mes collaborateurs, ‘‘Ici, on n’est pas au CNRS, on n’a pas le temps de faire une analyse de fond, même si c’est passionnant de faire une analyse tribale, parce que ceux qui nous lisent et ceux qui décident n’ont pas le temps de rentrer dans ces détails’’. Donc, le but c’est de faire de l’information courte, synthétique, en une page, que je peux diffuser à l’Élysée, à La Défense, à Matignon, au cabinet du ministre, et chez Mme Girardin. » En troisième lieu, il évoque la

réponse aux questions posées par le porte-parole du MAE, à qui sont fournis des éléments de langage pour les points presse et les divers contacts avec les médias. À la suite de questions sur le service rendu aux usagers dans le cadre de la modernisation de l’État, ces deux sous- directeurs ajoutent des remarques sur la place croissante accordée au soutien aux entreprises voulant exporter ou investir dans les pays de leur portefeuille.

La comparaison entre ces deux sous-directeurs révèle l’existence de conceptions en partie différentes du travail et de l’organisation de leur service. Pour l’un, issu de l’ENA, l’important est la régularité dans le travail de production et de synthèse de l’information dans la chaîne qui va des ambassades aux décideurs politiques en passant par les rédacteurs, les sous-directeurs puis le directeur. L’important est de transmettre des données claires, objectives et adaptées à la prise de décision. Il estime que les rédacteurs doivent rester à leur place, dans tous les sens du terme : ne pas vouloir produire directement des analyses et conseils aux décideurs et ne pas vouloir se rendre dans le ou les pays dont ils ont la charge (« On ne peut pas à la fois suivre son pays à Paris et être en voyage. ») Il emploie d’ailleurs comme rédacteurs, pour faire face au grand nombre de pays à suivre, des stagiaires de Sciences Po qui restent six mois dans son service. « Je m’arrange pour l’augmenter en

effectif, je recrute des élèves de Sciences Po, dans le cadre du stage qu’ils ont à faire, entre la deuxième, la troisième, non c’est la quatrième ou cinquième année, ils ont des stages lourds de six mois à faire, j’ai deux stagiaires permanents ici, auxquels je donne un travail de quasi- rédacteur, donc un demi-travail de rédacteur. » Il a essayé les stagiaires de l’ENA, mais

l’importance de leur note de stage les détournait d’un travail pratique au quotidien. Quant aux titulaires de DESS, ils ont des cours, des mémoires à rédiger, les éloignant, certains jours, du ministère. « Je suis finalement retombé sur Sciences Po, parce qu’ils sont bien formés, et puis

surtout, je les ai complètement, c’est-à-dire que je les prends pendant 6 mois, ils sont là du matin au soir, je ne les surcharge pas, parce qu’ils ont aussi à étudier, mais je sais que mes stagiaires, quand ils ont la charge d’un pays, ils le suivent tout le temps, donc si je leur demande quelque chose, c’est eux qui le suivent, c’est eux qui écrivent, et en général, au bout d’un mois et demi, ils sont parfaitement opérationnels. » Disponibilité et capacité de synthèse

sont donc les principales qualités attendues du jeune diplomate et en un mois et demi, un élève de Sciences Po peut être opérationnel. Cette vision plutôt bureaucratique et

technocratique ne reconnaît donc pas, au moins au niveau du rédacteur, une spécificité et une compétence propres au métier de diplomate.

L’autre sous-directeur, qui a passé le concours de cadre d’Orient, qui est très attaché à la zone géographique dont il a la charge et exprime un désir de spécialisation plus fort, développe une autre conception de la compétence du rédacteur : « Il faudrait que les

rédacteurs puissent connaître les pays dont ils s’occupent. Moi j’ai beaucoup voyagé dans ma zone, mais les nouveaux rédacteurs, ce n’est pas normal qu’ils ne puissent pas voir à quoi ressemble le pays sur lequel ils écrivent tous les jours. Y aller au cours des six premiers mois, c’est évident que ça ne remplace pas, même si on a sur place des collègues qui ont des très bons contacts sur place avec les syndicats, la société civile, les journalistes, etc. ». Pour lui,

un bon diplomate n’est pas seulement un homme de dossier capable de faire des synthèses de données diverses. C’est aussi une personne qui a su accumuler une connaissance personnelle et variée des sociétés dont il a la charge. Outre les voyages, cela implique aussi, y compris pour les rédacteurs, de recevoir des ressortissants du pays dans son bureau, de discuter directement avec eux.

Les rédacteurs interrogés dans différentes directions géographiques confirment l’existence de ces deux tendances : à la fois un important travail de synthèse, de mise en ordre, en fiches administratives, mais aussi une volonté de participer autant que possible au travail noble : l’analyse politique et le passage du terrain à la participation au cadrage de la décision. « Faire du bon travail, pour moi, c’est faire le travail dans les temps, faire du

travail opérationnel, c’est-à-dire pas seulement des analyses, mais aussi des propositions d’actions concrètes, je le dis d’autant plus que parfois j’ai du mal à en faire, ne pas avoir de langue de bois, ne pas répéter la même chose sur un sujet et travailler suffisamment bien et suffisamment tôt pour pouvoir garder le contact avec tout le monde, rendre service au poste, aux postes étrangers à Paris qui comptent sur vous pour avoir des informations. »

Une rédactrice travaillant sur un pays très présent dans l’actualité explique que son travail est pour une large part occupé par la rédaction (en collaboration avec son directeur et le cabinet du ministre) des éléments de langage pour le point presse. Avec une nouvelle organisation, notamment l’appel à des stagiaires, elle espère pouvoir passer plus de temps pour faire de la prospective et des propositions, revoir des visiteurs et déléguer une part du travail moins noble et plus routinier aux stagiaires.

La direction des Affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement (qui a vu son

rôle augmenter ces dernières années) est une des directions de la direction générale des Affaires politiques et de sécurité (DGP). Elle est composée de cinq sous-directions (du Désarmement et de la non-prolifération nucléaire, du Désarmement chimique et biologique et de la maîtrise des armements classiques, des Affaires stratégiques, de la Sécurité, des Questions multilatérales). Bien que située au cœur des bâtiments de l’implantation du Quai d’Orsay, cette direction est isolée : la porte vitrée qu’il faut passer pour y pénétrer avec un badge spécifique, marque un espace réservé à des questions sensibles à propos desquelles les interlocuteurs choisis ont gardé une réserve prudente dans leurs réponses aux « intrus », pourtant dûment habilités. On y traite de nombreux sujets liés aux questions de Défense, dans un contexte international marqué par l’apparition de nouvelles formes de menaces, la dilution du cadre guerrier115 et l’ambition d’assurer la stabilité et la sécurité internationales sur un mode plus multilatéral116.

115

Cf., par exemple, Hassner P., La violence et la paix. De la bombe atomique au nettoyage ethnique, Paris, Seuil, 2000.

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On comprend alors que les rédacteurs aient des relations étroites avec le ministère de la Défense, avec des militaires dont ils ne partagent pas nécessairement les logiques professionnelles : ainsi sur un dossier thématique, un secrétaire des Affaires étrangères nous dit : « Les instructions résultent d’un travail interministériel avec le ministère de la Défense,

le ministère de la Défense établissant la ligne rouge en termes de sécurité nationale : il donne une ligne rouge et ensuite on essaie de synthétiser avec les grandes tendances, les positions globales des autres États sur ces sujets et en prenant en compte les inquiétudes et les préoccupations de la société civile en la matière. » Un autre explique : « En même temps, tout en ayant un leadership, on fait pas non plus le travail des autres à leur place, c’est-à-dire que chacun est vraiment dans son rôle… on n’essaie pas de marcher sur les plates-bandes des autres, donc ça se passe bien et puis, en plus, dans un cas comme l’Iran qui est vraiment une crise majeure de sécurité internationale et qui a été au moins jusqu’il y a quelques semaines une négociation aussi majeure… le rôle du ministère des Affaires étrangères n’était pas contesté, je veux dire, c’était vraiment un dossier pour nous, peut-être que là, dans les mois qui viennent, si les choses tournent vraiment mal, ça va devenir un dossier du ministère de la Défense… mais jusqu’à présent, notre rôle n’était pas contesté » (conseiller des Affaires