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2. ANALYSE TEXTUELLE

2.1 Montréal : ville anonyme et impersonnelle

2.2.7 La transformation de la ville de Montréal en « chôra »

À ce moment dans le récit, nous discernons encore une fois le concept de la

« chôra », tel que décrit par Berque dans L’écoumène. Tel que mentionné dans notre

partie théorique, il s’agit, selon Berque, de révéler des questionnements identitaires

en lien avec une spatialité complexe. À mon avis, la ville de Montréal, à la suite de

l’acte émancipateur des femmes, constitue une « chôra » selon la définition de

Berque. Comme nous venons de le dire, la « chôra » est normalement vue en relation

avec une chose ou une personne. Et comme Berque l’avait formulé, la « chôra »

peut être regardée comme étant un « lieu géniteur […], une ouverture […]325 » qui « ouvre sur l’existence du monde326 ». Selon Berque, il faut voir « le caractère fondamental de la chôra dans son ouverture, tant par ce qu’elle accueille que par ce

qu’elle engendre. Empreinte et matrice, elle est essentiellement relation avec les

choses327 ». Il devient donc évident que Montréal (lorsque la ville devient lieu des promenades autonomes des femmes) se transforme en « chôra », parce que la ville

devient l’endroit où se crée une relation entre les femmes et la société, à l’extérieur

de leurs appartements. Montréal « ouvre » sur une vie plus ouverte et plus libre pour

les femmes. À cause de son caractère ouvert et les possibilités qu’elle crée pour !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

324 Ibid., p. 455-456.

325 Berque, Augustin (2000), op. cit., p. 24-25. 326 Ibid., p. 25.

! ""#! Marianna et Chimène à ce moment du récit, Montréal remplit donc les conditions

d’un lieu « écoumène », selon la conception de Berque. Comme nous l’avons

mentionné dès le début, le rapport de la femme à l’espace est particulier. Ainsi, il est

important d’inclure dans notre analyse des théories montrant une perspective

féminine. Dans son étude du rapport entre la femme et l’espace public, Massey se

sert de l’exemple de la flâneuse qui se promène dans la ville. Elle explique : « the

flâneur is irretrievably male. Als Wolff (1985) has argued, the flâneuse was an impossibility. In part this is so because “respectable” women simply could not

wander around the streets and parks alone328 ». La place de la femme à l’époque de la modernité est donc toujours à l’intérieur de la maison. On peut facilement faire le

lien entre la femme enfermée dans la maison à cette époque-là et la femme migrante

d’aujourd’hui, qui, à son tour, éprouve des limites spatiales. Dans les deux cas, les

murs de la maison constituent des frontières physiques et abstraites, et le fait de sortir

de la maison et de se promener dans la ville constitue un acte libérateur, voire

émancipateur.

Les analyses précédentes ont montré que nous étions capables, comme

proposé par Westphal dans son concept de la géocritique, de « situer l’œuvre en

perspective d’un référent spatial329 ». Dans ce cas, nous avons réussi à discerner le niveau de la « référentialité » du texte, dont parle Westphal et qui dévoile « la nature

du lien entre le réel et la fiction, entre les espaces du monde et les espaces du

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

328 Massey, Doreen (1994), op. cit., p. 234.

329 Westphal, Bertrand (2005), op. cit., p. 5-12, texte en ligne http://www.vox-

! ""$! texte330 ». Au sujet de la référentialité, il constate que : « L’agencement des mots ou des images peut être tout à fait cohérent sans entretenir de relation de compossibilité

avec le monde. C’est cet agencement qui permettra la construction de l’espace de la

représentation, qui parfois est un espace fictionnel331 ». Il s’agit alors, dans notre cas, d’étudier les représentations de l’espace dans les romans et son rapport au réel, à la

réalité migrante. Westphal souligne l’importance des mots pour le rapport entre réel

et fiction lié à la représentation spatiale :

L’interface entre le réel et la fiction est dans les mots, dans une certaine manière de les disposer le long de l’axe du vrai, de la vraisemblance, du mensonge, à l’écart de toute velléité mimétique aussi, de toute axiologie. Les mots, ainsi que les gestes, les sons, les images sont également dans le mouvement pendulaire, qui va du support à la représentation de l’espace332.

Le concept de la référentialité nous a aidés à examiner le niveau sociocritique des

romans migrants, c’est-à-dire, la façon dont ils véhiculent une critique sociale (sur la

condition migrante problématique) à travers les constructions spatiales que l’on

trouve dans leurs récits. Dans le roman d’Agnant (et dans les autres romans à l’étude,

comme nous verrons dans les analyses qui suivent), les espaces transportent des

idées, ils portent les récits et créent du sens. À ce sujet, Westphal déclare : « l’espace

littéraire […] est un lieu réel, matériel, géographique, fantasmé et représenté par la

parole. La géocritique encore a naturellement vocation à interpréter les manifestations

de cet imaginaire spatial333 ». Voici donc comment se montre la dynamique

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

330 Westphal, Bertrand (2007), op. cit., p. 17. 331 Ibid., p. 129.

332 Ibid.

333 Grassin, Jean-Marie, préface dans Westphal, Bertrand (dir. scientifique), La géocritique mode d’emploi, Limoges, Presses universitaires de Limoges, Faculté des Lettres et des

! ""%! particulière dans les romans migrants, dynamique que nous avons dévoilée à l’aide de

notre analyse textuelle et des théories différentes, comme celles présentées par Augé,

de Certeau, Lefebvre, Bachelard, Berque et d’autres. Nous avons également vu que le

rapport particulier de la femme (à l’exemple du personnage de Marianna) à l’espace,

tel que représenté dans le roman, confirme l’hypothèse de Massey selon laquelle :

The intersections of mutual influences of “geography” and “gender” are deep and multifarious. Each is, in profound ways, implicated in the construction of the other: geography in its various guises influences the cultural formation of particular genders and gender relations; gender has been deeply influential in the production of “the geographical”.334

En faisant des espaces « référentiels335 » des sujets dans le roman, Agnant tente de véhiculer des problèmes réels (la condition migrante, l’isolation de la femme, les

rapports familiaux problématiques). Et cela fonctionne parce qu’elle active, à travers

son texte, la « dimension imaginaire336 » dont parle Westphal et qui est incorporée par ces espaces.

3. CONCLUSION

Dans ce chapitre, nous avons vu comment les théories de l’espace nous ont aidés

à comprendre que les deux, l’espace privé (l’appartement) et l’espace public (la ville

de Montréal) peuvent se transformer en prison pour la femme migrante. Le

déracinement accompagné par l’absence de rapports sociaux féconds ainsi que le fait

que l’appartement ne porte ni trace de l’identité ni indices de l’histoire personnelle de

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334 Massey, Doreen (1994), op. cit., p. 177. 335 Westphal, Bertrand (2000), op. cit., p. 21. 336 Ibid.

! ""&! Marianna (elle se sent comme une étrangère à l’intérieur du domicile) font de cet

endroit un « non-lieu » selon Augé. Montréal en tant qu’« espace abstrait » selon

Lefebvre est placé sous le signe de la vie anonyme et conforme, tel que transmis par

les descriptions architecturales neutres, uniformes et froides, ce qui forme un

contraste important avec la terre natale Haïti. Si l’on pense l’enfermement, il faut

aussi penser la transgression : par l’acte de marcher dans la ville, regardé par de

Certeau comme un acte « d’appropriation » de l’espace urbain, les deux femmes

Marianna et Chimène forment une symbiose et se font membres légitimes de la

société d’accueil.

Cependant, on peut critiquer de Certeau pour ne pas thématiser la

marginalisation et le racisme dans ses théories. En plus (tout comme chez Bachelard),

il manque une perspective féminine. Agnant a montré l’espace de la femme, mais

l’homme est quasiment absent de son récit. Tous ces points nous mènent à une

nouvelle idée : on note qu’ Abla Farhoud montre également l’espace de la femme.

Cependant, la grande différence entre son récit et celui d’Agnant est le fait que

Farhoud inclut l’homme dominant dans les constellations. Il serait donc très

intéressant de découvrir ce qui se passe si l’enfermement de la femme n’est pas

seulement causé par son statut social problématique, mais en même temps par sa

domination par l’homme. Dans le chapitre suivant, à l’aide du roman de Farhoud,

nous allons donc répondre à la question : comment penser la transgression quand la

femme migrante souffre, en plus des problèmes liés à l’acte de la migration, de la

! ""'! CHAPITRE 2 – LE BONHEUR A LA QUEUE GLISSANTE – L’ABSENCE DE REFUGE ET LA VILLE COMME ENNEMIE

1. INTRODUCTION

Le chapitre précédent nous a aidés à comprendre les facteurs qui contribuent à

un rapport problématique de la femme migrante au pays d’accueil et à l’état migrant.

Ces facteurs sont inséparablement liés à la migration elle-même. Cependant, l’analyse

n’a pas relevé une dynamique spécifique importante : la relation problématique entre

femme et homme dans le pays d’accueil renforce le sentiment d’enfermement de la

femme migrante. Dans ce chapitre, nous allons donc nous servir des théories qui

aident à comprendre le statut de la protagoniste Dounia au sein de la famille, plus

particulièrement, la domination de son père dans sa terre natale et celle de son mari

dans le pays d’accueil. Les théories féministes d’Elizabeth Grosz (qui parle de la

domination du corps féminin en lien avec la demeure) et celles de Jane Rendell (qui

nous aident à comprendre le scénario dans lequel l’homme seul prend la décision de

changer d’espace et détermine ainsi l’espace de la femme) nous aideront à

comprendre que la domination de Dounia par son père et ensuite par son mari lui

impose des limites identitaires. Ses rêves de liberté se manifestent à travers le

symbole de l’oiseau, qui, comme nous le verrons à l’aide de Bachelard, transmet des

rêves de liberté, le sentiment de refuge et la sécurité de l’individu dans l’espace. Étant

symbole du destin, l’oiseau véhicule l’idée selon laquelle la femme migrante met en

question son existence, sa place dans la vie. Le symbole de l’oiseau en lien avec la

! ""(! domination par autrui et son existence problématique en tant que femme migrante

imposent à Dounia un double problème et font d’elle un « oiseau en cage337 ».

2. ANALYSE TEXTUELLE