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2. ANALYSE TEXTUELLE

2.1 Montréal : ville anonyme et impersonnelle

2.2.5 Montréal comme « espace abstrait » selon Lefebvre

De l’autre côté, il y a la ville de Montréal qui, comme on verra, peut être

regardée comme étant un « espace abstrait », selon la définition de Lefebvre. Une des

caractéristiques d’un « espace abstrait » est « l’éloignement de la nature290 », comme décrit par le théoricien. Les descriptions spatiales de la ville de Montréal par

l’auteure transmettent très bien cette idée. Nous avons déjà vu qu’Agnant présente

des descriptions architecturales afin de véhiculer la vie anonyme et conforme dans la

métropole : les bâtiments gris constituent le refuge des habitants. En lisant la

description du quartier, on a l’impression que la vie se passe uniquement dans les

édifices. Au début du séjour de Marianna à Montréal, Agnant ne décrit pas de lieux

publics, ce qui donne l’impression d’un manque de communication entre les

habitants. Les descriptions spatiales véhiculent l’image d’une vie quotidienne

monotone. En même temps, elles transmettent l’idée d’une ville conçue : les

structures de la métropole sont soigneusement conçues afin de satisfaire aux besoins

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! **! d’une ville peuplée de plusieurs millions de gens. Les appartements dans le quartier

de Marianna se ressemblent les uns les autres. Rien n’est laissé au hasard.

L’environnement s’est donc éloigné de son état naturel. L’architecture des lieux

répond aux raisons pratiques et à la rationalité. Il y a un dialogue entre Marianna et

Giselle qui est significatif dans ce contexte et qui met en évidence l’éloignement,

voire la perte de la nature. Marianna exprime à sa fille son bonheur d’avoir découvert

des fruits exotiques au marché tels que ceux qu’on mange en Haïti. Nous nous

rappelons que les fruits et les légumes constituent une partie intégrale du rapport

entre les habitants et la ville de l’Anse-aux-Mombins : ils sont significatifs pour

l’échange mutuel entre terre et hommes, et pour la vie avec la nature. Mais Giselle

arrache sa mère à ce moment de bonheur en la confrontant à la réalité montréalaise

tout en dévalorisant les précieux souvenirs de Marianna. Giselle dit :

« Quant à moi, […] je ne sais plus si je reconnaîtrais le parfum ni même la saveur d’une grenadine. On peut vivre sans ça, non? […] Il n’y a qu’à remplacer ces parfums par d’autres et le tour est joué. Tu vois, les emballages et les boîtes de jus par exemple, regarde bien, c’est écrit : “saveur artificielle”. Rien n’est irremplaçable, Marianna. »291

Le terme « artificiel » donne une idée de la vie à Montréal, telle que perçue par

Marianna : dans les descriptions spatiales d’Agnant, chaque coin semble être conçu

dans un but précis. L’architecture des lieux décrite par Agnant est adaptée à une vie

quotidienne monotone : on part de chez soi le matin pour le travail, et on rentre chez

soi l’après-midi. L’absence de gens dans les descriptions montre que la vie privée se

passe derrière des portes fermées et que les espaces extérieurs constituent seulement

des lieux de passage.

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! "++! Nous avons donc vu que Montréal constitue un « espace abstrait », parce que

la ville est placée sous le signe d’un « éloignement de la nature292 », comme indiqué par Lefebvre. Il devient également évident que Montréal remplit les conditions d’un

« lieu » selon de Certeau, parce qu’il ne s’y développe pas de contacts sociaux. En

plus, la ville de Montréal peut être regardée comme étant un « lieu », selon de

Certeau, parce qu’elle n’est pas « pratiquée293 ». Les descriptions urbaines que l’on trouve dans la première partie du roman transmettent l’image d’une ville inanimée,

d’une ville sans hommes. L’architecture montre qu’il s’agit des endroits conçus par

des urbanistes, mais la ville elle-même n’est pas animée de gens. Ainsi, la ville

canadienne dans les yeux de la protagoniste ne satisfait pas à la notion d’un

« espace » selon de Certeau, parce que, comme ce dernier constate : « l’espace […]

est […] animé par l’ensemble des mouvements qui s’y déploient294 ». Dans nos analyses précédentes, nous nous sommes déjà servi du terme « lieu ». Cependant, il

s’agissait là du terme « lieu », tel que défini par Augé. Quand nous parlons de

« lieu » dans le cadre des concepts de Certeau, le mot « lieu » a une signification tout

à fait différente. Afin de clarifier la terminologie théorique que nous utilisons dans

cette thèse, précisons ici encore une fois ce que de Certeau entend par « lieu », tout

en l’opposant aux termes utilisés par Augé : un « lieu » selon de Certeau est quelque

chose d’officiel et de géographique. Il n’est pas personnel. En créant un lien

personnel avec ce « lieu », ce dernier se transforme en « espace ». Pour Augé, par

contre, un « lieu » est déjà quelque chose de très personnel. À ce « lieu » qui est !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

292 Lefevre, Henri (1974), op. cit., p. 62.

293 De Certeau, Michel, L’invention du quotidien, vol. 1, Arts de faire, Paris, Union Générale

d’Éditions, 1980, p. 208.

! "+"! personnel, Augé oppose le « non-lieu », qui est tout à fait anonyme. Il est donc

important de mentionner encore une fois que le « lieu » tel que défini par de Certeau

s’oppose effectivement au « lieu » selon Augé.

Il est important de noter que nous parlons à ce stade de la ville de Montréal

telle que perçue par Marianna au début de son séjour au Canada. Comme déjà

mentionné, la conception d’espace d’une personne est subjective et elle peut changer.

Ainsi, la conception qu’a Marianna de la ville est soumise à des changements tout au

cours de son séjour à Montréal. Ceci devient évident vers le milieu du récit, où la

protagoniste rencontre une ancienne amie haïtienne : « Le son de cette voix…Quand

elle se relève, quelle n’est pas ma surprise de reconnaître Chimène, Chimène du

Haut-du-Bac!295 ». Il n’est pas surprenant de lire que Chimène, à son tour, critique la vie impersonnelle à Montréal : « Tous les endroits ici ressemblent à des

confessionnaux et les gens chuchotent plutôt qu’ils ne parlent. Jamais de grandes

effusions ni de rires en cascade comme [ceux-ci des gens en Haïti]296 ». Avant de voir en détail comment la rencontre avec Chimène influence le rapport de Marianna à

la spatialité, regardons d’abord comment le personnage de Chimène véhicule l’idée

d’un éloignement familial que l’on trouve dans les familles migrantes de nos jours.

Tout comme Marianna, Chimène avait quitté Haïti pour vivre avec sa fille afin de

garder les enfants. Bientôt, cette façon de vivre dans la petite maison de sa fille pèse

comme un poids lourd sur elle. Auprès de Marianna, elle avoue : « je ne peux plus

vivre dans cette maison. Je ne sais pas encore ce que je vais faire, mais en attendant,

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295 Agnant, Marie-Célie (1995), op. cit., p. 71. 296 Ibid., p. 73.

! "+#! je prie saint André tous les soirs de m’apporter la délivrance297 ». La maison ne lui offre pas de refuge, ni d’espace privé, ce qui est aggravé par le fait que Chimène est

obligée de partager sa chambre avec sa petite-fille. Montréal, comme nous l’avons

déjà dit, constitue un « espace abstrait298 » selon la théorie de Lefebvre. Chimène a donc laissé derrière elle Haïti, un « espace absolu, religieux et politique, produit par

des communautés de sang, de terroir, de langue […]299 », comme le décrit Lefebvre, pour vivre dans un « espace abstrait ». Il est intéressant de constater que ce

personnage incorpore les éléments propres à un « espace absolu », qui contrastent

avec ceux d’un « espace abstrait » : il s’agit de l’attachement au religieux sous la

forme de prières au saint André, faites par Chimène dans sa petite chambre. Elle

essaie alors de se créer, dans sa chambre, un microcosme qui porte des éléments de

sa terre natale (l’« espace absolu » Haïti), à l’intérieur de la ville de Montréal, qui est

un « espace abstrait ». Un autre aspect important lié à l’histoire de Chimène est les

rapports familiaux problématiques (surtout le conflit entre mère et fille) que l’on

trouve aussi chez Marianna. Pire encore, la relation entre Chimène et ses petits-

enfants est également conflictuelle. Dans ce contexte, l’énonciation suivante faite par

Chimène est significative : « il n’y a pas d’espace dans la maison300 ». Bien sûr, Chimène se réfère ici au diamètre de la maison, mais cette phrase se laisse interpréter

de façon plus profonde : il s’agit d’espace personnel, privé, qui manque aux membres

de la famille. Sans espace personnel, l’individu ne peut pas se déployer. On

comprend donc qu’il manque d’espace – dans le sens figuré : l’occasion et l’initiative !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

297 Ibid., p. 77.

298 Lefebvre, Henri (1974), op. cit., p. 60. 299 Ibid.

! "+$! – qui serait nécessaire afin de créer une relation harmonieuse entre Chimène et les

membres de la famille. L’existence de Chimène et sa solitude à l’intérieur de

l’appartement peuplé deviennent donc symbole d’un phénomène important de nos

jours : l’aliénation entre mère et fille migrantes, entre celles qui ont été arrachées de

leurs racines (dans le cas du roman, il s’agit de Chimène et Marianna) et les

générations suivantes (leurs filles et les petits-enfants) qui essaient de trouver leur

place dans la société d’accueil. L’importance accordée à cet aspect ainsi que le fait

que ce problème se présente dans plusieurs familles chez Agnant, nous fait

comprendre qu’il s’agit d’un facteur important. Les rapports familiaux

problématiques sont également thématisés dans les romans de Farhoud et de

Demirkan, comme nous verrons plus tard dans cette thèse.

2.2.6 L’acte de « marcher dans la ville » comme « l’appropriation » des