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2. ANALYSE TEXTUELLE

2.1 Montréal : ville anonyme et impersonnelle

2.2.2 Les domiciles haïtiens comme « nid » selon Bachelard

On comprend que la petite maison haïtienne constitue pour Marianna un

« nid » selon la définition de Bachelard. Le théoricien constate que « l’être aime à se

“retirer dans son coin”235 ». On voit donc ici l’idée d’avoir à notre disposition un espace propre qui peut servir de refuge, dans lequel on peut se retirer. Bachelard crée

un lien entre le bien-être et le refuge en expliquant : « Ainsi, le bien-être nous rend à

la primitivité du refuge. Physiquement, l’être qui reçoit le sentiment du refuge se

resserre sur soi-même, se retire, se blottit, se cache, se musse236 ». Selon la théorie de Bachelard, l’image du nid en tant que refuge est inséparablement liée à nos instincts

animaux, car « en cherchant dans les richesses du vocabulaire tous les verbes qui

diraient toutes les dynamiques de la retraite, on trouverait des images du mouvement

animal, des mouvements de repli qui sont inscrits dans les muscles. […] Quelle

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

235 Bachelard, Gaston (1957), op. cit., p. 93. 236 Ibid.

! )"! somme d’êtres animaux il y a dans l’être de l’homme237 ». Le nid répond donc à un besoin humain existentiel : la sécurité, la possibilité de retrait. En comparant donc les

caractéristiques du nid de Bachelard avec celles de la maison de Marianna en Haïti,

on voit de nombreux parallèles : tout d’abord, il y a la notion de la perfection. À ce

sujet, Bachelard écrit : « Déjà, dans le monde des objets inertes, le nid reçoit une

valorisation extraordinaire. On veut qu’il soit parfait, qu’il porte la marque d’un

instinct très sûr238 ». Pour Marianna, sa petite maison est parfaite : elle est fière de son logement, malgré le fait qu’il s’agisse d’une demeure plutôt pauvre (comparé à

l’appartement moderne canadien). Dans sa maison, Marianna trouve tout ce dont elle

a besoin pour se sentir chez elle, pour se retirer (sa galerie, son café, son salon, son

atelier). Tout en faisant le lien avec la littérature, Bachelard fait entrer un autre

aspect dans sa réflexion : la notion de l’enfance : « en littérature, d’une façon

générale, l’image du nid est une puérilité239 ». Pour Marianna, les domiciles en Haïti jouent un rôle primordial : la maison de sa naissance (la demeure d’Aïda) ainsi que le

domicile acheté par Marianna elle-même incorporent l’idée des origines et de sa

jeunesse dans le pays natal. Si Bachelard constate que « découvrir un nid nous

renvoie à notre enfance240 », on peut aussi dire que l’image des maisons haïtiennes crée en Marianna le sentiment d’être ramenée au temps de son enfance et à l’époque

où Giselle était enfant, d’être transportée à un moment où elle était proche de ses

racines. Un autre élément évoqué par Bachelard est la simplicité. Il constate : « Le

nid comme toute image de repos, de tranquillité, s’associe immédiatement à l’image !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

237 Ibid. 238 Ibid. 239 Ibid., p. 94 240 Ibid., p. 95.

! )#! de la maison simple. De l’image du nid à l’image de la maison ou vice-versa, les

passages ne peuvent se faire que sous le signe de la simplicité241 ». Les descriptions spatiales dans le roman transmettent clairement l’image d’une maison simple, qui

transmet la vie simple et modeste ainsi que les moyens financiers limités de

Marianna à cette époque-là. Mais il s’agit de cette simplicité qui contribue au

bonheur de la femme haïtienne : la maison reflète son autonomie et transmet à

Marianna et à Giselle un sentiment de sécurité. Dans ce contexte, Bachelard constate

que « Le nid […] déclenche en nous une rêverie de la sécurité242 ». Ceci nous lie à un autre aspect mentionné par Bachelard : la confiance. Il explique : « en

contemplant le nid, nous sommes à l’origine d’une confiance au monde, nous

recevons une amorce de confiance, un appel à la confiance cosmique243 ». Nous avons vu que Marianna, à l’époque où elle vit dans sa maison, est une femme

heureuse. On comprend donc que les domiciles haïtiens, qui ancrent Marianna dans

sa terre natale, lui transmettent cette « confiance cosmique » dont parle Bachelard.

Cette confiance lui permet de continuer de vivre sa vie d’une façon optimiste, malgré

les difficultés économiques et sociales auxquelles elle fait face. Il s’agit de la même

confiance au monde que le lecteur voit chez les femmes haïtiennes au village de

l’Anse-aux-Mombins, qui, malgré leur lot, refusent de se laisser démonter dans la vie

et qui continuent de rêver sans cesse. L’idée du retour à cette terre natale reste

omniprésente dans l’esprit de Marianna. Elle ne laisse pas tomber son rêve d’y

rentrer un jour. La maison en Haïti en tant que « nid » ne constitue donc pas

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

241 Ibid., p. 98. 242 Ibid., p. 102. 243 Ibid.

! )$! seulement un refuge dans le sens propre du mot, mais également le vecteur d’un

espoir plus profond : la conservation d’une mémoire et la connexion à l’origine. Tout

ce que nous venons de dire sur les domiciles haïtiens est exprimé par Bachelard dans

la citation suivante, qui prouve encore une fois que les maisons haïtiennes peuvent

être regardées comme étant des « nids » dans le sens du théoricien :

La maison-nid n’est jamais jeune. On pourrait dire, sur un monde pédant, qu’elle est le lieu naturel de la fonction d’habiter. On y revient, on rêve d’y revenir comme l’oiseau revient au nid, comme l’agneau revient au bercail. Ce signe du retour marque d’infinies rêveries, car les retours humains se font sur le grand rythme de la vie humaine, rythme qui franchit des années, qui lutte par le rêve contre toutes les absences. Sur les images rapprochées du nid et de la maison retentit une composante intime de fidélité.244

Nous avons argumenté dans la partie théorique sur le fait que les concepts de

Bachelard témoignent d’une vision purement masculine et qu’ils excluent les

femmes. Cependant, nous avons réussi à appliquer son concept sur « le nid » à la

protagoniste du roman. Néanmoins, comme le constate Massey : « Spatiality cannot

be analysed through the medium of a male body […], but without recognizing [this]

as important and highly specific characteristics, and then generalized to people at

large (“Flexible sexism”)245 ». La maison haïtienne est donc bel et bien un « nid » selon Bachelard, mais il est important de voir ce que ce « nid » rend possible pour

Marianna en tant que femme : pour elle, sa maison transmet son indépendance (c’est

elle qui a acheté le domicile). En plus, la maison lui offre de la sécurité, dans le sens

physique (car Marianna dispose d’un lieu qui héberge sa fille et elle-même), mais

aussi dans le sens spirituel, car le domicile lui offre la paix de l’âme et un lieu de !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

244 Ibid., p. 99.

! )%! chez-soi. Cette stabilité, la sécurité et l’indépendance qui viennent avec ce « nid »

jouent un rôle crucial pour cette femme haïtienne, qui a dû apprendre à être

autonome (dû à l’absence du père de sa fille et à la situation économique difficile en

Haïti). Le fait que Marianna dispose d’un « nid » confirme qu’il s’agit ici d’une

femme forte et optimiste, qui s’est émancipée d’une certaine façon. Pour compléter

nos réflexions sur l’espace habité par la protagoniste, on pourrait ajouter ici que la

petite maison en Haïti est aussi pour Marianna ce que Fischer appelle un « espace

personnel ». Selon Fischer : « L’individu essaie […] toujours, quelles que soient les

situations particulières dans lesquelles il se trouve, de sauvegarder un espace

personnel. Les artifices de cette humanisation ou nidification […] constituent des

éléments d’affirmation de soi246 ». L’affirmation de soi est un aspect très important ici : la petite maison dans le pays natal permet à Marianna de s’affirmer. Elle est

attachée à cette terre, de façon physique et spirituelle. La « nidification », comme le

nomme Fischer, joue également un rôle important : la maison incorpore tout ce qui

est important et précieux pour Marianna. Bref, il s’agit d’un endroit qui permet d’être

bien chez soi.

2.2.3 La terre natale et les « utopies architecturales » et