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2. ANALYSE TEXTUELLE

2.1 Montréal : ville anonyme et impersonnelle

2.1.1 L’appartement Montréalais comme « non-lieu » selon Augé

Regardons le personnage de la mère dans La dot de Sara, qui est en même

temps la protagoniste du roman. Marianna quitte son pays natal, Haïti, afin de suivre

sa fille Giselle au Canada pour lui offrir son aide dans une phase difficile de sa vie.

Le centre de l’existence de Marianna devient Sara, la fille de Giselle. Marianna

s’occupe de la jeune fille pendant que Giselle travaille. Dans les premiers temps, à

Montréal, Marianna ne sort quasiment pas de l’appartement de sa fille, où elle habite.

Le domicile devient son univers, où elle s’occupe de Sara et du ménage. Fischer

constate que :

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173 Fischer, Gustave-Nicolas (1981), op. cit., p. 4. 174 Ibid., p. 27.

! &*! la relation de l’homme à l’espace est un indicateur de la

relation de l’homme à la réalité sociale. La notion d’espace exprime le fait que toute réalité sociale se produit et se déroule dans un lieu déterminé avec lequel nous agissons et qui, par conséquent, n’est pas simplement un pur cadre extérieur.175

En étudiant donc le rapport de Marianna à l’espace qu’elle occupe, il est possible de

déterminer le niveau et la qualité de son rapport à la société canadienne. Si on

regarde le texte, on constate que, malgré les moments de joie dus à la présence de

Sara, Marianna se sent comme dans une prison, ou comme dans une « cage »,

comme elle le dit en décrivant la vie dans l’appartement de Giselle : « Je n’avais pas

l’habitude de vivre ainsi, du matin au soir entre les quatre murs blancs d’une cage.

Voilà ce à quoi me faisait penser ce quatre-pièces où nous vivions, sans balcon, sans

galerie, barricadées, coupées du monde176 ». Les sentiments d’enfermement de Marianna sont bien véhiculés par le choix de mots. Tout d’abord, ils expriment un

manque : « sans balcon, sans galerie ». De plus, on trouve des mots qui renvoient

directement à l’enfermement dans le sens concret : « barricadées, coupées du

monde ». La monotonie de la vie quotidienne est exprimée à travers les mots « du

matin au soir ». Il devient clair que l’insuffisance du domicile préoccupe Marianna :

Nous étions dans un édifice de six étages qui comptait, si je ne me trompe, plus d’une cinquantaine d’appartements. Nous habitions le 326 et pour accéder à notre gîte, il fallait longer un immense couloir où s’alignent, toutes pareilles, dix portes grises. Le matin, je les entendais se refermer, des pas feutrés glisser sur la moquette de couloir.177

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175 Ibid., p. 24.

176 Agnant, Marie-Célie, La dot de Sara, Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 1995, p.

27.

! '+! La notion de l’anonymat est très présente dans les descriptions. Marianna ne voit pas

d’élément qui distinguerait les différents domiciles. Seuls les chiffres lui donnent une

idée des différentes unités qu’on y trouve, comme : « six étages », « une cinquantaine

d’appartements », « nous habitions le 326 », ou bien « dix portes grises ». On

remarque aussi que les gens sont absents de cette description. Ainsi, on ne voit pas

les gens qui ouvrent et referment les portes le matin, ce sont les portes qui se

referment. Marianna ne voit pas, non plus, les gens quand ceux-ci se rendent au

travail. Ce sont les « pas feutrés » qu’elle entend et qui lui indiquent le départ des

voisins. L’atmosphère froide et monotone est transmise uniquement à travers la

description du bâtiment. L’anonymat est renforcé par les descriptions

impersonnelles. Ainsi, Marianna constate : « Tous les matins, je perçois le va-et-

vient des racloirs sur les pare-brise, les pneus qui hurlent sur la glace, les

automobiles qui démarrent bruyamment, tout le quartier qui part à la recherche du

pain quotidien […]178 ». L’absence de vraies personnes et de vie dans ces passages fait écho à l’absence de contacts de Marianna avec de véritables personnes, avec la

société. Ainsi, sans le mentionner explicitement, Agnant arrive à transmettre aux

lecteurs le statut social isolé et solitaire de Marianna. Au moment de son arrivée dans

le pays d’accueil, la société reste pour elle invisible et fermée. Le choix de couleur

(le gris) et des termes comme « toutes pareilles » et « immense couloir » transmettent

également l’image d’un lieu triste et impersonnel. Tout cela nous rappelle la théorie

d’Augé sur les « lieux » et les « non-lieux ». Nous nous rappelons qu’Augé regarde

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! '"! les « lieux » et les « non-lieux » comme des « polarités fuyantes179 » : un « lieu » est un espace où se montrent des mécanismes liés à l’histoire, à l’identité et à la relation

entre les gens. Cependant, dans un « non-lieu », ces caractéristiques ne sont pas

présentes, ce qui fait que le « non-lieu » est placé sous le signe de la solitude.180 Les « non-lieux » ne constituent pas des « espaces de rencontre181 », il s’agit des endroits « que l’on n’habite pas, dans [lesquels] l’individu demeure anonyme et solitaire.182 » Bien qu’un « non-lieu » puisse conserver en soi une histoire, une tradition et des

rapports particuliers, ceci ne s’effectue « que sous la forme de la “citation” : ainsi sur

les autoroutes, des panneaux indiquent la présence d’une curiosité historique que l’on

ne voit pas et auprès de laquelle on ne s’arrêtera pas183 ». On comprend aussi qu’un endroit qui est vu par un individu comme étant un « lieu » selon Augé, peut être

regardé par quelqu’un d’autre comme étant un « non-lieu184 ». Cela dépend de l’histoire personnelle de chacun, du niveau de ses interactions sociales et de sa façon

personnelle de voir les choses. Comme déjà préfiguré dans notre partie théorique, le

concept du « non-lieu » peut être lié à la condition migrante. La protagoniste dans La

dot de Sara et son rapport à l’appartement au Canada transmettent cette réalité. L’appartement de la famille constitue clairement un « non-lieu », selon la définition

d’Augé. La demeure est vide : il n’y a pas de véritable interaction sociale (le seul

contact est celui entre Marianna, Giselle et Sara), il n’y a aucune histoire ou tradition

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179 Augé, Marc, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Évreux,

Éditions du Seuil, 1992, coll. « La librairie du XXe siècle », p. 101. 180 Voir Ibid., p. 119.

181 http://fr.wikipedia.org/wiki/Non-Lieux (dernier accès 9 février 2011). 182 Ibid. (dernier accès 9 février 2011).

183 Ibid. (dernier accès 9 février 2011). 184 Ibid. (dernier accès 9 février 2011).

! '#! inscrite dans l’appartement. L’appartement est neutre, parce qu’il ne contient ni de

traces du passé de Marianna ni d’indices sur son propre caractère. Bref, l’identité de

Marianna ne peut pas se manifester à travers cette demeure. On comprend que Haïti

constitue, contrairement au Canada, un « lieu » selon Augé pour la protagoniste,

parce que sa terre natale « peut se définir comme identitaire, relationnel[le] et

historique185 ». Tous les aspects qui manquent pour rendre l’appartement canadien un « lieu » (rapports sociaux, histoire, identité féconde) avaient été laissés par Marianna

dans son pays d’origine. En plus, il devient encore une fois évident que l’expérience

des « lieux » et des « non-lieux » selon Augé est subjective : l’appartement de la

famille se trouve à l’intérieur d’une métropole canadienne (Montréal). Cette ville

possède sa propre histoire, elle devient scène des interactions sociales, et elle joue un

rôle important dans la création d’identité des habitants. Pour plusieurs personnes,

cette ville constitue clairement un « lieu ». Ce n’est pas le cas pour Marianna : en

tant que femme migrante, et à cause de sa situation familiale particulière, elle est

exclue de la société intégrale. L’histoire qui se vit dans la ville n’est pas la sienne.

Pire encore, le seul endroit qu’elle occupe est l’appartement de sa fille, qui est donc

un « non-lieu » isolé à l’intérieur d’un autre « non-lieu » plus grand qui est la ville de

Montréal. Pour Marianna, vivre dans un « non-lieu » veut donc dire de mener une

existence marquée par la solitude et l’anonymat.

Fischer offre une pensée utile dans le cadre du rapport entre l’Homme et

l’espace. Il constate : « le comportement territorial humain a valeur psychologique

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! '$! […] : il représente un langage dans lequel s’exprime la réalité sociale186 ». Les termes utilisés par Agnant pour ses descriptions spatiales, et la façon dont celles-ci

sont étudiées dans cette partie, constituent un langage, un code, qui reflète le rapport

problématique de Marianna avec la société canadienne : Marianna est sans territoire

et elle n’arrive pas à entrer dans la société afin d’établir des contacts féconds. On

comprend que le pays d’accueil, avec ses coutumes et sa société, reste d’une certaine

façon inaccessible à Marianna. Par conséquent, son jugement critique du nouveau

pays doit passer par des éléments physiques visibles, comme les caractéristiques du

quartier et des édifices. La narratrice Marianna décrit : « Un air de tristesse

emplissait ce quartier trop propre, trop calme et ces rues où on pouvait déambuler

pendant des heures sans croiser âme qui vive187 ». L’absence de contacts avec la société crée un manque en Marianna : « Je me suis rendu compte que derrière les

portes il y avait aussi des visages, et que tous, hélas, laissaient l’impression d’être les

mêmes, hommes ou femmes, petits ou gros, identiques. Ils étaient tous fermés.188 » La citation suivante démontre très bien que Marianna, marquée par sa vie en Haïti,

n’a pas l’habitude de rester isolée et qu’elle aime le contact avec les gens qui

l’entourent. Ainsi, elle essaie « tout comme un voleur, de jeter un coup d’œil » à ses

voisins, mais tout ce qu’elle verra sera, pour « une fraction de seconde […] un visage

qui ressemblait à tous les autres189 ». Encore une fois, la critique de Marianna passe par une comparaison entre pays natal et pays d’accueil :

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186 Fischer, Gustave-Nicolas (1981), op. cit., p. 8 187 Agnant, Marie-Célie (1995), op. cit., p. 28. 188 Ibid.

! '%! C’étaient des visages non seulement fermés, mais aussi muets.

Ils ne disaient pas bonjour. Leurs lèvres n’arrivaient pas à bouger, même pas pour répondre à un timide salut. J’en fis la remarque à Giselle. Elle me répondit qu’ici nous n’étions pas dans un village.190

On voit qu’au début de son séjour au Canada, Marianna est active, parce qu’elle

essaie de jeter un coup d’œil à ses voisins afin de les connaître et parce qu’elle leur

dit bonjour. Cependant, ses efforts sont en vain, elle ne reçoit pas de réponse.

2.1.2 Une nouvelle perspective féministe sur l’espace et l’appartement