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2. ANALYSE TEXTUELLE

2.1 L’absence de refuge : le domicile de la belle-mère

2.1.2 L’impossible refuge

Bien que nous ne connaissions pas l’intérieur du domicile de la belle-mère (la

qualité des coins et des meubles), il devient évident que la demeure devient porteuse

de conflits (qui se développent à l’intérieur du domicile). Il s’agit d’un endroit qui

n’offre pas de refuge. Il est intéressant d’examiner, selon le concept de Bachelard, le

lien qui existe entre une maison et le refuge. D’après Bachelard :

Tout espace vraiment habité porte l’essence de la notion de maison. Nous verrons […] comment l’imagination travaille dans ce sens quand l’être a trouvé le moindre abri : nous verrons l’imagination construire des « murs » avec des ombres impalpables, se réconforter avec des illusions de protection – ou, inversement trembler derrière des murs épais, douter des plus solides remparts370.

Selon Bachelard, la maison habitée a donc le potentiel de se transformer pour

l’individu en un lieu de bien-être et en refuge. Les murs qui entourent l’individu lui

offrent de la protection. Bachelard décrit alors une dialectique entre intérieur et

extérieur en présupposant qu’il faut se protéger du monde extérieur. Selon Bachelard,

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370 Bachelard, Gaston, La poétique de l’espace. Quatrième édition, Presses Universitaires de

! "$"! l’intérieur de la maison est donc un univers créé selon les conceptions de la personne

qui l’habite. À l’intérieur de la maison, les contraintes et les structures qu’incorpore

l’univers à l’extérieur sont éliminées. Cependant, ce concept de la maison comme

refuge ne peut pas être appliqué à Dounia et au domicile de la belle-mère. Dans ce

cas, il s’agit plutôt de la deuxième notion (« trembler derrière des murs épais, douter

des plus solides remparts ») décrite par Bachelard qui prime : bien que la dialectique

entre intérieur et extérieur est très forte dans le récit, on n’y voit pas ce contraste

entre le lieu positif et sécuritaire (la maison) et l’espace conflictuel et menaçant (le

monde extérieur) que Bachelard décrit. Bien au contraire, dans le cas de Dounia, les

deux mondes (le temps passé dans le domicile de la belle-mère et la vie dans la

société canadienne) sont problématiques et conflictuels. Dans les deux univers

spatiaux, lieu privé et lieu public, Dounia est marginalisée et se sent menacée.

Bachelard décrit l’importance de la maison comme lieu de refuge en lien avec le

bien-être de l’Homme en constatant : « Ainsi, le bien-être nous rend à la primitivité

du refuge371 ». Il ajoute qu’« en un physique bonheur, l’être aime à se “retirer dans son coin”372 ». Comme nous l’avons préalablement constaté dans notre analyse du texte d’Agnant, ces lieux de refuge sont désignés par Bachelard comme étant des

« nids ». Il devient clair que le domicile de la belle-mère dans lequel Dounia loge ne

constitue pas un « nid » pour elle : elle n’y trouve pas de refuge. La maison devient

la scène de la solitude de Dounia, elle constitue pour elle une prison qui ne lui permet

pas de dépasser des cadres étroits qui lui sont octroyés, bien qu’il s’agisse de cadres

dans le sens figuré. Bien que Dounia peut bouger librement à l’intérieur de la !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

371 Ibid., p. 93 372 Ibid.

! "$#! maison, elle n’est pas libre. Dans ce contexte, Kerstin Shands parle de frontières

invisibles : « Aside from physical and geographical borders, other, invisible boundaries affect human behavior and keep individuals in place […]. Invisible

boundaries seem to be holding women back373 ». Pour Dounia, cette frontière invisible est représentée par son statut problématique dans la famille. Bien qu’elle

soit la mère des enfants, elle est dominée par son mari et par sa belle-mère. Après

tout, elle se trouve dans la maison qui constitue clairement le territoire de la belle-

mère. En même temps, sa peur et son statut social au Canada comme femme

migrante illettrée qui ne parle ni le français ni l’anglais ne lui permettent pas non plus

de sortir des cadres physiques de la maison. La réaction psychologique de la

protagoniste est significative : au lieu de prendre la parole et de protester contre sa

situation négative, Dounia se retire davantage. Elle se cache, elle se rend invisible.

Dounia se retire en soi. Cet acte constitue pour elle la seule solution, car elle se

trouve à l’intérieur d’une maison qui ne lui offre pas de refuge, une maison qui, à son

tour, se trouve à l’intérieur d’un univers menaçant (la société canadienne). Dans ce

contexte, Bachelard donne l’exemple de la « coquille » en expliquant : « Sur le

thème de la coquille, l’imagination travaille aussi […] la dialectique de l’être libre et

de l’être enchaîné […]. L’être qui se cache, l’être qui “rentre dans sa coquille”

prépare “une sortie”374 ». Cette constatation décrit exactement ce qui se passe avec Dounia. Elle se retire dans sa coquille, une réaction aux conflits auxquels elle est

confrontée et pour lesquels elle ne trouve pas de solution. En même temps, l’acte de

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373 Shands, Kerstin W., Embracing space. Spatial métaphores in feminist discourse, États-

Unis, Greenwood Press, 1999, p. 42.

! "$$! se retirer dans sa coquille montre que, clandestinement, Dounia se révolte contre son

malaise. Elle souhaite sortir de cette maison, de ce lieu négatif; elle désire trouver sa

sortie. Dans ce contexte, il est presque ironique de lire, quelques passages plus loin,

que c’est à cause de la décision de la belle-mère que la famille a été expulsée de la

maison : « Quand je repense à tout cela aujourd’hui, je me dis que ma belle-mère ne

devait pas être saine d’esprit pour faire une chose pareille : mettre toute une famille à

la porte! Quand le cœur d’une personne commence à durcir, on ne sait pas jusqu’où

cela peut aller375 ». Ici, Farhoud évoque un motif très intéressant : l’homme sans abri. Dans le cas de la famille libanaise, être sans abri veut dire de ne pas être la

bienvenue; la famille est considérée, dans la maison, comme un poids lourd, un

élément perturbateur qu’il faut éliminer, voire expulser. Fischer souligne

l’importance du domicile pour l’individu en constatant que « le logement représente

une forme essentielle de relation à l’espace : la familiarité et la privatisation376 ». Il devient donc évident que la maison devient un outil de construction d’identité pour

l’individu. Qu’est-ce qui se passe si on arrache la maison aux Hommes? Un

domicile, un lieu pour soi, constitue un besoin de base pour l’Homme. Dans sa

théorie sur les besoins de l’homme, le psychologue Abraham Maslow affirme que la

« sécurité physique » et la « protection » se trouvent, avec d’autres besoins comme

manger et boire, à la base de tous les besoins humains377. Une fois que ces besoins de

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375 Farhoud, Abla (1998), op. cit., p. 63.

376 Fischer, Gustave-Nicolas, La psychologie de l’espace, Paris, Presses Universitaires de

France, 1981, coll. « Que sais-je », p. 104.

377 La « theory of human needs » de Maslow est très souvent utilisée dans le contexte

économique et dans les études de la gestion. Cependant, elle constitue une théorie de base sur les besoins de l’Homme et peut, par conséquent, également être appliquée aux personnages dans nos romans à l’étude.

! "$%! base sont comblés, l’individu peut aspirer à des buts plus complexes, par exemple

s’interroger sur sa place dans la société, sur sa relation avec d’autres personnes, sur

l’atteinte du prestige ou la réalisation de ses rêves378. Le fait d’avoir accès à un propre endroit sécuritaire joue un rôle primordial dans la création de soi de

l’individu. Sans un tel endroit, la création d’une identité féconde est pratiquement

impossible. Dounia ne peut ni combler les besoins de « sécurité physique » ni celui

de la « protection ». Enfermée dans la maison de la belle-mère et ensuite sans abri,

elle n’a pas d’espace à elle qui comblerait ces catégories. Ceci explique très bien les

conflits intérieurs et l’identité problématique de la jeune Dounia, tels qu’illustrés par

Farhoud.