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Transformation et nouvelle perception des phénomènes religieu

Chapitre 3 : Influences philosophiques

A. La « crise » religieuse

1. Transformation et nouvelle perception des phénomènes religieu

La critique des Eglises et du christianisme dans la première partie du XXème siècle n'est pas nouvelle : l'attitude hostile de Reventlow envers le christianisme est à replacer dans une évolution qui date du siècle précédent.

A en croire les spécialistes, le « divorce » des Allemands avec les Eglises commence dès le XVIIIème siècle « dans les villes plus que dans les campagnes, de façon plus marquée chez les hommes que chez les femmes, dans la bourgeoisie cultivée et d'affaires et surtout dans les classes sociales inférieures ».292 Pour les historiens spécialistes de la question, les mutations religieuses que connaît l'Allemagne dans la deuxième moitié du XIXème siècle et au début du XXème montrent une évolution substantielle des mentalités et de la société allemande sans pour autant être un élément négatif :

« La baisse de la fréquentation des Eglises ne doit pas seulement être décrite de façon négative mais doit aussi être comprise positivement comme une modification des attentes religieuses. Elle est le symptôme d'un processus général de différenciation et de pluralisation dans le domaine religieux et conceptuel »293.

L'Allemagne de la deuxième moitié du XIXème siècle connaît de profonds changements qui affectent tous les aspects de la société : parlementarisation progressive de la vie politique, industrialisation et urbanisation massives, trahissent le passage de l'Allemagne dans la modernité. La sécularisation croissante s‟accompagne d'une remise en cause des cadres traditionnels dont font partie les Eglises. Une période de mutation au niveau religieux s'amorce dés les premières années de l'Empire. La Première Guerre mondiale va renforcer le sentiment général d'instabilité en Allemagne ainsi que cette « crise » religieuse dont les prémisses remontent au siècle précédent, cette tendance à la

292 Ulbricht, J.H. : „eine Problemgeschichte arteigener Religion“, p 19

remise en cause des cadres et modèles religieux existants, tout en déclenchant une nouvelle vague de sécularisation294.

1918-1919 est une période charnière pour le catholicisme et le protestantisme allemands. La chute de l'Empire précipite les Eglises protestantes dans une grave crise structurelle et spirituelle. La fuite de l'Empereur et des familles princières ainsi que la proclamation de la République les désorganisent grandement. Les Eglises protestantes seront les plus touchées par cet ébranlement structurel, en raison de leurs liens étroits avec les Princes, héritage de l'époque luthérienne ; la fin de la Première Guerre mondiale est également pour ces Eglises le début d'une nécessaire et indispensable réorganisation interne administrative, politique, financière et spirituelle. L'Eglise catholique en Allemagne est en revanche moins déstabilisée : elle dépend toujours de Rome administrativement et financièrement; au niveau politique, elle est représentée par le Zentrum. La désorganisation des Eglises protestantes s'accompagne d'une désorientation spirituelle et idéologique des fidèles. En effet, il faut rappeler que les Allemands sont partis en guerre, conscients de la supériorité de leur Kultur face aux « barbares » étrangers et sûrs que Dieu était à leurs côtés dans cette guerre « défensive » où « le patriotisme et la foi se sont mêlés dans un sentiment d'élection divine et où « les valeurs militaires se sont superposées aux vertus chrétiennes »295.

Dans ce contexte, la défaite fut synonyme d'un grand désarroi spirituel et théologique. Entrés en guerre avec la certitude d'avoir Dieu avec eux, les Allemands l'ont terminée dans un grand vide spirituel qui permet de comprendre l'évolution ultérieure du christianisme en Allemagne. Pour les catholiques allemands qui étaient par nature moins liés religieusement à l'Allemagne impériale, la défaite ne fut pas une catastrophe spirituelle de la même ampleur que pour les protestants. La guerre a permis pendant un temps d'atteindre un véritable consensus national. Rappelons les paroles de l'Empereur qui, le 31 juillet 1914 ne « distinguait plus de partis mais ne voyait que des Allemands ». La guerre a permis aux catholiques et aux instances catholiques en Allemagne de montrer leur loyauté à la cause nationale, contrant ainsi les accusations d'ultramontanisme. Mais il ne faut pas s'y tromper même si le catholicisme allemand est toujours resté monarchiste et conservateur, les liens avec Rome sont restés étroits. Ce

294 Jung, Martin H. : Der Protestantismus in Deutschland von 1870 bis 1945, p. 81

n'est pas un hasard si Pie X en août 1914 peu de temps avant sa mort disait encore des Allemands qu'ils étaient les meilleurs catholiques du monde296.

Les Eglises ont par la suite « joué le jeu » officiellement tout du moins et se sont adaptées à la toute jeune République : elles ont su relever la tête après les premières années d'après-guerre. Le nombre des chrétiens quittant les Eglises s'est en fait révélé moins important qu'on ne le croyait en 1918-1919 et la situation moins préoccupante : « la presse chrétienne prospéra. A partir de 1924 plus de 600 journaux indépendants furent créés, dont le tirage total se montait en 1928 à 17 millions. Le nombre des étudiants en théologie qui en 1925 atteignait à peine 1900, dépassa en 1930 les 5500. En résumé, on avait toutes les raisons d'être optimiste »297, affirme Klaus Scholder.

De plus, à côté des « anciens » théologiens comme Harnack, la période de Weimar voit apparaître de nouvelles tendances théologiques et se caractérise par une grande richesse dans ce domaine298. La guerre semble avoir rendu un renouveau théologique nécessaire. On s'interroge davantage sur l'identité chrétienne proprement dite. Des théologiens comme Karl Barth donnent un second souffle à la théologie protestante libérale, dans un mouvement qui fait suite à la création en 1892 du « Congrès social évangélique »299.

Du côté catholique, on observe également de nouvelles impulsions théologiques et une sorte de renaissance spirituelle qui accompagnent l'ascension politique du Zentrum; les liens avec Rome sont renforcés par la signature de concordats régionaux. Les instances spirituelles et administratives catholiques et protestantes ont gardé toute leur vigueur et ont su surmonter la crise provoquée par la Guerre. Mais il en est autrement pour les fidèles : la baisse sensible et ininterrompue de la fréquentation des églises est le signe flagrant d‟un changement notoire des mentalités et de la pratique religieuse300. Les statistiques montrent que les Allemands quittent les Eglises et participent moins aux cérémonies religieuses. Le nombre de baptêmes et de mariages religieux baisse301.

296 Morsey, R. : „Die deutschen Katholiken und der Nationalstaat zwischen Kulturkampf und dem ersten Weltkrieg“ , p. 63 dans : dans : Historisches Jahrbuch der Görresgesellschaft 90, 1970, p. 31-64

297 Scholder, Klaus : Die Kirchen und das Dritte Reich, p. 44

298

Thalmann, Rita : Protestantisme et nationalisme en Allemagne de 1900 à 1945 où l‟auteur compare les parcours spirituels de Gustav Frenssen, Walter Flex, Jochen Klepper et Dietrich Bonhoeffer qui furent « par leur formation et leur rôle social, des récepteurs et des diffuseurs privilégiés des idées -forces, de l‟archétype communautaire du protestantisme » p. 16

299

Thalmann, Rita : Protestantisme et nationalisme en Allemagne de 1900 à 1945, p. 28

300

Thalmann, Rita (1976) : Protestantisme et nationalisme en Allemagne de 1900 à 1945 p. 37 à 42

Parallèlement aux phénomènes qui affectent les Eglises établies, l'Allemagne connaît aussi après la Première Guerre mondiale l‟émergence de communautés religieuses indépendantes des Eglises officielles catholiques ou protestantes : ce phénomène montre une mutation de la pratique religieuse, plus axée sur la piété individuelle et la relation directe à Dieu au sein d‟une communauté plus restreinte et moins rigide. Il semble que de plus en plus d‟Allemands soient en quête d‟une pratique religieuse autre que celle que proposent les Eglises. La remise en cause de l'universalité du modèle religieux chrétien a favorisé de manière certaine l'émergence du pluralisme religieux, tout comme la législation de la République de Weimar qui garantit une plus large liberté en matière de religion et d'association:

« Grâce à la liberté de religion garantie dans la Constitution, on assiste à une nouvelle augmentation du pluralisme religieux et idéologique. De nouvelles Eglises et sectes apparaissent et se développent, comme autant d'alternatives au christianisme, des religions non chrétiennes s'établirent et différentes Weltanschauungen prennent un caractère religieux »302 affirme Martin Jung. Les mentalités évoluent, on tente toujours de satisfaire ses besoins religieux mais autrement :

« Cela pourrait être le passage à une sécularité radicale et à l‟athéisme mais cela peut prendre aussi la forme d'une réhabilitation d'anciennes religions non chrétiennes ou l‟émergence de nouvelles formes de religiosité semi chrétienne et même non chrétienne »303.

Parmi les nouvelles « offres » religieuses, on voit apparaître des tentatives d‟institutionnaliser le nationalisme comme quasi religion ou bien de donner une tonalité nationaliste à la religion chrétienne - comme vont le faire les Chrétiens Allemands au cours de l‟année 1933. Le nationalisme prend après la Première Guerre mondiale une ampleur nouvelle en Allemagne au niveau politique et religieux et va paradoxalement constituer une nouvelle solution « religieuse » pour l'Allemagne : « les tentatives d'établir le nationalisme en tant que conception du monde dotée d'un caractère religieux sont en effet caractéristiques de la période d'après-guerre »304. Cette tendance sera particulièrement accentuée à partir de 1933 avec l‟arrivée d‟Hitler au pouvoir. La nation « hérite » du caractère sacré du Dieu chrétien : « parallèlement à la sécularisation de la

302 Jung, Martin H. : Der Protestantismus in Deutschland von 1870 bis 1945, p. 147

303 Jung, Martin H. : Der Protestantismus in Deutschland von 1870 bis 1945, p. 81

religion, on assista à une sacralisation de la nation. Des éléments religieux (mythes, symboles, monuments) et des concepts (comme renaissance ou élection) furent ainsi transférés dans le domaine du national »305. Ce processus de transfert306 est caractéristique de l'évolution de l'Allemagne dans la deuxième moitié du XIXème et au début du XXème siècle.

De nouvelles « Eglises » apparaissent également sous la forme de sectes surtout dans les milieux protestants comme les Ernste Bibelforscher. Créée par Friedrich Rittelmeyer à Stuttgart, l'organisation des Témoins de Jéhovah aux accents mystiques connaît quant à elle un essor fulgurant dans les années 1920 pour prendre une dimension internationale à partir de 1931. Des sectes bouddhistes apparaissent aussi : c'est le cas de la Maison Bouddhiste de Berlin qui est à la fois un lieu de recueillement et d'enseignement. Des sectes néo païennes comme la Deutschgläubige Gemeinschaft et la Germanische Glaubensgemeinschaft307 voient le jour dès 1911 et 1912/13 mais ce

n'est qu'après la fin de la Première Guerre Mondiale que le mouvement religieux « völkisch » « explose » littéralement308, comme le confirme Uwe Puschner. De toutes

ces nouvelles offres religieuses néo païennes, aucune ne réussit à s'imposer. Nous nous contenterons d‟en évoquer une seule ici, celle dont Reventlow fut le vice-président : la

Deutsche Glaubensbewegung, le Mouvement de la Foi Allemande309 qui rassemble à partir de 1933de nombreux groupuscules religieux « völkisch ».

Comme toutes les sociétés d'Europe de l'Ouest, la société allemande du début du XXème siècle se sécularise donc progressivement : « dans la société industrielle moderne, qui se conçoit elle-même comme sécularisée et plurielle, la religion a une fonction totalement différente de celle qu'elle avait dans la société féodale préindustrielle. Les actions politiques et sociales n'ont plus besoin de légitimation religieuse, la vie sociale s'est différenciée, si bien que l'Eglise et la religion ne sont plus

305 Jung, Martin H. : Der Protestantismus in Deutschland von 1870 bis 1945. p. 150

306

Dard, Olivier/ Deschamps Etienne (Ed) (2005):Les relèves en Europe d’un après-guerre à l’autre, p.91-102 : « De la culture et du nationalisme völkisch dans l‟Allemagne de Weimar », Brüssel : Euroclio 33

307

Schnurbein, Stefanie(1992) : Religion als Kulturkritik. Neugermanisches Heidentum im XX.

Jahrhundert, Heidelberg : Carl Winter Universitätsverlag.

308 Puschner, Uwe : "Weltanschauung und Religion, Religion und Weltanschauung "dans : Zeitenblicke 5, 2006, Nr. 1

309

que des facteurs sociaux parmi d'autres »310. La renaissance théologique et institutionnelle catholique et protestante cache difficilement la perte « d'enthousiasme » des Allemands pour la fréquentation des Eglises et pour le christianisme de manière générale. Mais comme le rappelle Rainer Hering, le processus de sécularisation est lié à une « transformation et une nouvelle perception des phénomènes religieux »311 et ne signifie en aucun cas déchristianisation totale, même si les Eglises ont perdu le rôle qu'elles jouaient depuis des siècles.

En ce qui concerne Reventlow, on ne peut que constater qu‟en rejetant le christianisme, il s‟inscrit dans un phénomène de grande envergure, dans l‟esprit et la dynamique religieuse de son temps.

2. Reventlow et la « crise » religieuse

Nombreux ont été les penseurs völkisch qui ont souligné que l‟Allemagne de la première moitié du XXème siècle était en proie à une profonde crise religieuse312. Reventlow estime que ce terme de « crise religieuse »313 est inadéquat pour qualifier la transformation des phénomènes religieux dans l‟Allemagne de son époque : il préfère parler de « religiöse Gärung »314, de bouillonnement religieux. Parallèlement, il ne nie pas l‟existence d‟un « malaise » religieux : dans son ouvrage Für Christen, Nicht

Christen, Anti Christen, il parle de « religion perdue deux fois »315 par les Allemands : une première fois lors de la christianisation des tribus germaniques et une deuxième fois du fait du désintérêt croissant de ses compatriotes pour les Eglises chrétiennes. Pour lui en tout cas, ces transformations religieuses, « ce rejet croissant du christianisme dans

310 Hering, Rainer : „Säkularisierung, Entkirchlichung, Dechristianisierung und Formen der Rechristianisierung bzw. Resakralisierung in Deutschland“ p 120 dans : Schnurbein / Ulbricht (Ed.):

Völkische Religion …

311 Hering, Rainer : „Säkularisierung, Entkirchlichung, Dechristianisierung und Formen der

Rechristianisierung bzw. Resakralisierung in Deutschland“ p 120 dans : Schnurbein / Ulbricht (Ed):

Völkishe Religion …

312

Par exemple : Jakob Wilhelm Hauer : Unser Kampf um einen freien Deutschen Glauben, p.3-4 ; Theodor Fritsch : Der falsche Gott, p. 131; Hubricht, Emil : Christentum oder Heimatreligion?, p. 2; Otto, Friedrich Karl : Arische Gotteskunde , p. 7

313

Reventlow, Ernst : Für Christen, Nicht Christen, Anti Christen, préface

314

Reventlow, Ernst: Wo ist Gott? p. 196

315

l‟Allemagne actuelle » ne sont en aucun cas « une négation de la religion »316. Et c‟est

comme tel que Reventlow conçoit sa propre démarche contre le christianisme : « il ne s‟agit pas de sombrer dans l‟athéisme mais de mettre tout en œuvre pour qu‟en Allemagne, la religion soit désormais l‟expression de la germanité »317

. Si Reventlow est amené à faire le procès du christianisme sous sa forme « sensible », c‟est pour mieux le dépasser et sauvegarder ainsi ce qu‟il entend par « religion » ; comme Theodor Fritsch qui affirme « ne pas combattre contre la religion, mais pour la religion » et dont le « souhait le plus cher est qu‟un esprit véritablement religieux pénètre à nouveau tous les milieux de (son) peuple »318. En cela, Reventlow est représentatif des milieux « völkisch » « qui ont voulu (…) éliminer purement et simplement le christianisme en Allemagne mais n‟étaient pas hostiles à la religion en tant que telle ; leur désir était d‟avoir une religion conforme à l‟âme allemande »319. C‟est dans ce but que Reventlow

participe au « bouillonnement » religieux en relayant un grand nombre de polémiques et de débats touchant les questions religieuses, dans ses ouvrages religieux mais aussi par l'intermédiaire du Reichswart, dont il détermine seul la ligne éditoriale. Rappelons que Reventlow est un journaliste très productif. Son biographe note qu'il a écrit plus de 2000 articles rien que pour la période de guerre où il collabore à la rédaction de la Deutsche

Tageszeitung et qu‟il n'a par la suite jamais « ralenti sa cadence »320.