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Chapitre 2 : La mystique comme dépassement du système judéo chrétien

B. La mystique : donnée fondamentale de l‟identité germanique

3. Mystique et germanité

Reventlow ne s‟arrête pas à la récupération du Vedanta et de la doctrine de Maître Eckhart: c‟est en fait tous les intellectuels et penseurs allemands d‟envergure qu‟il mobilise, qu‟il détourne au profit de son « spiritualisme mystique ». Pour montrer cette caractéristique de la pensée de Reventlow, nous prendrons ici l‟exemple de la captation idéologique que fait Reventlow de la philosophie kantienne. Elle nous semble en effet révélatrice d‟un aspect important de la pensée religieuse de Reventlow : comme dans sa critique du judéo christianisme, le Comte se contente d‟une réflexion sur l‟identité allemande sans élaborer de système d‟envergure qui justifierait au niveau théologique un retour à la mystique.

Dans un discours prononcé lors d‟une réunion de la Deutsch-christliche

Arbeitsgemeinschaft, Reventlow esquisse de façon significative un « panorama de la

mystique germano-aryenne » : il y propose une relecture de l‟Histoire religieuse de l‟Occident dans laquelle la mystique est posée comme une constante historique qui unit au fil des siècles tous les grands esprits aryens. Chronologiquement, les grands

représentants de cette « mystique germano-aryenne » sont pour Reventlow les Indo aryens, Platon, les mystiques du Moyen-âge et … Kant »482.

Contrairement à ses détracteurs, pour qui « la mystique serait au mieux un reste des temps et des philosophies antérieures à présent dépassés » ou « une philosophie extatique non conforme à l'essence de la germanité qui s'est insinuée par le biais de races étrangères »483, Reventlow estime que la mystique est une donnée fondamentale de la culture germanique, « un élément commun aux personnes ayant une profonde conscience allemande»484. En cela, Reventlow n‟est pas original : Hermann Mandel, dans son ouvrage Deutscher Gottglaube485, retrace de la même façon les grandes étapes

de la mystique allemande dans une ligne allant de Scot Erigène, théologien du IXème siècle à l‟idéalisme de Schelling, Hegel, Schleiermacher, Goethe et au vitalisme d‟un Georg Simmel et d„un Bergson, en passant par Maître Eckhart, Nicolas de Cuse et Jakob Böhme. La seule originalité de Reventlow est qu‟il intègre la philosophie kantienne dans l‟histoire de la mystique.

Dans son panorama, Reventlow place en effet Kant aux côtés de Platon, Maître Eckhart et ses disciples dans la mystique aryenne :

« La thèse kantienne du caractère irréel du temps et de l'espace, de la liberté transcendantale du sujet etc...montre que le philosophe que l'on considère à tort comme un rationaliste froid est en fait un mystique »486. Reventlow assimile en fait la mystique à la philosophie idéaliste qui est pour lui « la conception aryenne originelle, la conception des grands esprits aryens : le monde que nous percevons, n'est que l'impression sur nos sens de choses, que nous ne connaissons pas dans leur réalité propre, qui transmettent ces impressions à nos organes internes qui les reçoivent et les assimilent »487. Ce qui explique que Reventlow se refuse de classer Kant parmi les penseurs strictement rationalistes :

« En réalité, c'est l'erreur de tout un siècle que d'avoir osé classer Kant de façon superficielle parmi les rationalistes »488.Pour lui, le philosophe de Königsberg est avant tout un « visionnaire mystique »489 dont la démarche philosophique s‟apparente à la

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RW : „ die deutsch-christliche Arbeitsgemeinschaft“ 27/02/1926

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RW: 04/04/1940

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RW : /02/1933

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Mandel, Hermann (1934) : Deutscher Gottglaube, Leipzig : Armanen-Verlag

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RW : „ die deutsch-christliche Arbeitsgemeinschaft“ 27/02/1926

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Reventlow, Ernst: Wo ist Gott? p. 307

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Reventlow, Ernst: Wo ist Gott? p. 394

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« quête de Dieu » de Maître Eckhart le penseur mystique du Moyen-âge. Reventlow vante d‟ailleurs la « fougue mystique » de Kant dans Wo ist Gott? :

« Sa grande œuvre critique, l'œuvre d'un esprit inégalable en finesse et en précision est remplie d'un fervent désir de trouver Dieu et d'une profonde contemplation mystique »490. De façon significative, Reventlow affirme, à propos de Kant et de Maître Eckhart, qu‟il qualifie tous deux de « arische Gottsucher », qu‟« à nouveau, nous voyons comment les aryens qui cherchent Dieu prennent parfois des chemins bien éloignés les uns des autres mais se rejoignent aux principales étapes et aux croisements importants, et font une partie du chemin ensemble »491.

Reventlow réduit donc la pensée kantienne à une démarche mystique : « son œuvre gigantesque », écrit-il à propos de Kant, « son « affaire critique », comme il l'appelait - tourne au fond uniquement autour de la question de Dieu et n'est rien d'autre qu'une quête de Dieu dans trois directions à partir d'un même fondement, et jamais cela n'a été réalisé avec autant de grandeur, de certitude et de clarté »492 écrit-il.

Notons ici qu‟une perspective anthropologique s‟ajoute à la captation idéologique proprement dite de la philosophie kantienne. Reventlow fait aussi de Kant l‟archétype de l‟aryen, supérieur aux autres « races » - dans la perspective raciale et völkisch qui est la sienne - par sa capacité à comprendre ce qu'est la vraie réalité et à penser au-delà de l'évidence sensorielle :

« Il concevait la vérité ultime comme telle avec beaucoup de clairvoyance après avoir mis de côté tout le superflu alentour et considérait dans la plus grande sérénité l'opacité impénétrable que Raison et Entendement ne peuvent saisir ; comme Socrate : je sais que je ne sais rien; comme Jésus à qui l'on attribue les paroles suivantes : Dieu réside dans une lumière à laquelle personne n'a accès »493. Il est clair que Reventlow voit en Kant qu‟il « vénère »494

une référence tout autant aryenne que philosophique. L‟appropriation de la philosophie kantienne est en tout cas symptomatique de la captation idéologique de l‟héritage intellectuel et religieux germanique à laquelle procède Reventlow, pour légitimer son « spiritualisme mystique » face au christianisme allemand. La récupération de Kant montre que pour Reventlow, la mystique est plus qu‟une religion adéquate pour remplacer le christianisme : c‟est un marqueur essentiel 490 Ibid. p. 394 491 Ibid. p. 394 492 Ibid. p. 394 493

Reventlow, Ernst: Wo ist Gott? p. 395

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de l‟identité germanique et de la supériorité de la race allemande. Ce qui explique qu‟il voit dans tous les grands intellectuels allemands des mystiques quitte à faire d‟énormes contresens quant au fond de leur pensée, comme c‟est le cas pour Kant.

La captation idéologique du patrimoine religieux et intellectuel germanique au profit de la thèse mystique de Reventlow montre que l‟enjeu religieux est grand dans le camp « völkisch ». Reventlow se focalise sur la dimension germanique de la mystique : une démarche argumentative évidente sous-tend cette captation et semble primer sur l‟élaboration d‟un système théologique conséquent. Il faut rappeler que Reventlow s‟inscrit dans le débat religieux « völkisch » qui oppose les défenseurs du paganisme germanique à ceux du christianisme allemand : entre ces deux courants du mouvement « völkisch », « il existe de grands différences de points de vue » 495 de l‟aveu même du Pasteur Andersen. Des « Völkischen » comme le pasteur Andersen, pour qui « les liens entre christianisme et germanité entrelacés depuis mille ans ne peuvent être desserrés : les deux forment désormais un tout »496, défendent avec conviction le maintien d‟un christianisme germanisé et de ses pratiques cultuelles.

Finalement, Reventlow semble réinterpréter toute l‟histoire intellectuelle de l‟Allemagne comme une Révélation non pas au sens chrétien mais une Révélation de l‟esprit germanique sous la forme de la mystique ; mystique qui est partie constituante de l‟identité germanique et qui potentiellement pourrait permettre d‟homogénéiser l‟Allemagne au niveau religieux, conformément à la « règle d‟or » « völkisch » : celle de l‟unité entre race et religion.

Conclusion :

Il y a chez Reventlow la volonté de dépasser le judéo christianisme pour établir une religion nationale suffisamment a-dogmatique pour permettre d'intégrer la très grande majorité de la population allemande. C‟est dans cette perspective que Reventlow définit une mystique qui doit servir à dépasser le système confessionnel et dogmatique chrétien, non adapté selon lui aux Allemands. Ce faisant, Reventlow se fond dans la nouvelle vague d'engouement pour la mystique qui déferle dés 1900 sur l'Allemagne avec une connotation plus nationaliste que philosophique. Il s‟inscrit surtout dans le

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paradoxe de son époque où, alors que s'amorce la Modernité en littérature, en philosophie et surtout en art, la mystique (ré)apparait :

« Mystique et modernité semblent désigner des concepts opposés et il paraît mal aisé au premier abord de concilier l'exigence religieuse radicale d'intériorité et de totalité, qu'on rattache au concept de 'mystique' avec le monde moderne caractérisé par le progrès scientifique et technique »497. La dimension mystique du spiritualisme de Reventlow est aussi à interpréter comme la condamnation de l‟intellectualisme de son époque498

, lui- même lié à la modernité : sa pensée religieuse intègre donc un héritage du siècle passé tout en constituant aussi une résistance à la modernité.

Dans le spiritualisme mystique de Reventlow, ce n‟est pas le Christ qui est médiateur entre l‟Homme et le Divin: l‟Homme est connecté au Divin par la conscience immédiate qu‟il peut avoir d‟une réalité transcendante, de la certitude d‟une réalité au- delà des apparences. Cet état de conscience qu‟il appelle « élan métaphysique » est dans son système de pensée le seul vecteur du rapport mystique entre l‟Homme et le Divin. Nous en avons déduit qu‟en dépit de l‟absence de christologie dans son système religieux, Reventlow reste tout de même de façon vague tributaire de notions chrétiennes499.

Pour légitimer son spiritualisme mystique face aux défenseurs d‟un christianisme allemand, Reventlow s‟appuie en premier lieu sur la mystique védique et rhénane, en prenant soin de mettre en perspective leur caractère germanique. En cela, Reventlow se conforme à une tendance de son époque qu‟on retrouve chez des idéologues nationaux- socialistes comme Alfred Rosenberg.

Nous avons ensuite évoqué l‟interprétation que fait Reventlow de la philosophie kantienne car elle nous semblait symptomatique de la captation idéologique de tout l‟héritage intellectuel germanique à laquelle procède Reventlow, pour légitimer son « spiritualisme mystique » face au christianisme allemand. La récupération de Kant montre que pour Reventlow, la mystique est plus qu‟une religion adéquate pour remplacer le christianisme : c‟est un marqueur essentiel de l‟identité germanique. Ce qui explique qu‟il fait de tous les grands intellectuels allemands des mystiques, quitte à dévoyer de façon presque caricaturale le fond de leur pensée. On trouve chez

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Wagner- Egelhaaf, Martina : Die mystische Tradition der Moderne. Ein unendliches Sprechen dans :

Mystique, mysticisme et modernité en Allemagne vers 1900, p. 42

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RW : „Mystik als Überwindung des Intellektualismus“ du 23/06/1938

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Reventlow une réinterprétation de toute l‟histoire intellectuelle de l‟Allemagne : il la réduit à une seule et même Révélation : celle de l‟esprit germanique qui « s‟incarne » dans ce qu‟il appelle mystique.

Au final, il apparaît surtout que Reventlow ne développe pas de système théologique d‟envergure et se contente de poser la mystique comme un constituant essentiel de l‟identité germanique. Visiblement, la pensée religieuse de Reventlow n‟a pas l‟envergure d‟un vrai système théologique car la réflexion idéologique sur l‟identité germanique prime sur l‟argumentation réellement théologique en faveur de la mystique.