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Chapitre 2 : La mystique comme dépassement du système judéo chrétien

B. La mystique : donnée fondamentale de l‟identité germanique

2. Appropriation de Maître Eckhart

De la même manière qu‟il se réfère à la religion védique, Reventlow s‟approprie la mystique pourtant chrétienne de Maître Eckhart pour mettre en avant la dimension intrinsèquement germanique selon lui de la mystique et légitimer ainsi ses théories religieuses.

Même si Reventlow affirme que Maître Eckhart « n‟était pas un philosophe », qu‟il n‟a pas « produit d‟idées originales »455 et que ses écrits ainsi que ceux de ses

élèves ne sont pas forcément faciles d'accès456, il consacre pourtant de nombreux articles457 du Reichswart au penseur mystique du Moyen-âge et surtout un chapitre entier à la « mystique allemande et en particulier à Maître Eckhart »458 dans son ouvrage

Für Christen, Nicht Christen, Anti Christen, où il esquisse l‟histoire religieuse de

l‟Allemagne depuis les Germains et l‟introduction du christianisme.

Le fait marquant de ce chapitre sur Maître Eckhart est la confirmation que certaines notions de la pensée religieuse de Reventow peuvent être directement mises en parallèle avec la doctrine eckhartienne, notamment le concept de Drang qui apparaît dés l‟introduction de Wo ist Gott ? comme un écho au « dunkler Drang » de Maître Eckhart. Dans ce même chapitre consacré à Maître Eckhart dans Für Christen, Nicht Christen,

Anti Christen, Reventlow explicite aussi un des aspects centraux de la pensée mystique

de Maître Eckhart celui de « Entwerden », en le rapprochant de la philosophie de Schopenhauer :

« Si l'on utilise la terminologie de Schopenhauer », écrit-il, « le concept

eckhartien de Entwerden, l'oubli de l'âme par elle-même, n'est en fait que la négation de la Volonté (...) Et par la négation de la Volonté, la conscience individuelle cesse et c'est alors seulement que cet état de pure contemplation dépourvu de toute volonté est possible, cet état qui fait atteindre le fond de l'âme et ainsi nous libère de l'espace et du temps où plutôt c'est ainsi que le temps et l'espace disparaissent à cet instant et

455

Reventlow, Ernst : Für Christen ...,p. 77

456

Reventlow, Ernst: Für Christen ..., p. 76 „Alle diese Mystiker sind keine leichte Kost“ (!)

457

RW : par exemple : „Christliche und nichtchristliche Theologie“27/01/1935 ; „Ekkehart der

Deutsche“09/06/1935 ; „Gott und Eckehart“ 22/08/1935 ; „Meister Eckhart spricht“05/01/1939; „Was ist ein Lebemeister?“ 24/08/1939; „Meister Eckehardt spricht“ 07/03/1936 …

458

deviennent irréels »459 écrit-il. L‟intérêt « intellectuel » que porte Reventlow à Maître Eckhart ne fait pas de doute et il existe indubitablement quelques connexions notionnelles entre les théories religieuses de Reventlow et la doctrine de Maître Eckhart.

Cependant, la mystique de Reventlow comme nous l‟avons vu se base sur des notions de la philosophie idéaliste, une croyance en un Au delà du monde des apparences mais n‟inclut pas de dimension fusionnelle entre l‟Homme et le Divin : or, la mystique de Maître Eckhart est essentiellement centrée sur l‟expérience d‟union mystique avec Dieu, et ce de l‟aveu même de Reventlow d‟ailleurs :

« Trouver Dieu, ne faire qu'un avec lui, abandonner ainsi sa propre individualité et même la perdre et indiquer le chemin pour y parvenir : c'est ce que veut Eckhart. Il tente de faire comprendre à ceux qui l'écoutent et le lisent, en inventant constamment de nouvelles formulations et en employant de nouvelles images, que peu d'élus trouvent Dieu, qu'il est difficile de le trouver, de le reconnaître et de ne faire qu'un avec lui »460.

Il n‟y a donc pas à proprement parler d‟identification à Maître Eckhart, mais appropriation de son système aux fins poursuivies dans le cadre d‟un discours « völkisch », d‟autant plus que Reventlow se base essentiellement sur l‟œuvre allemande de Maître Eckhart. Or, les textes latins du dominicain forment comme le précise Jeanne Ancelet-Hustache « le corps de sa doctrine »461. Elle estime que certaines expressions de Maître Eckhart « qui relèvent de notions théologiques bien connues avant Eckhart et que l‟on peut, dans son œuvre latine rattacher à telle ou telle tradition, prennent dans son œuvre allemande une allure singulièrement plus originale, en sorte que l‟on risque d‟énormes contresens si on ne les insère pas dans l‟ensemble de la doctrine»462. On est donc en droit d‟estimer que Reventlow fait une lecture sélective et donc « subjective » de l‟œuvre allemande de Maître Eckhart.

La captation idéologique de la doctrine de Maître Eckhart par Reventlow est particulièrement évidente lorsque il s‟évertue à souligner de façon anachronique la prétendue dimension « idéaliste » de la pensée du penseur mystique: il lui impute par exemple l‟idée que « rien n'entrave d'avantage la connaissance de Dieu que le temps et l'espace »463. Ainsi interprétée, la mystique de Maître Eckhart lui sert de « caution

459

Reventlow, Ernst : Für Christen... , p. 74

460

Reventlow, Ernst : Für Christen ...,p. 72- 73

461

Jeanne Ancelet-Hustache : Maître Eckhart et la mystique rhénane, p. 53

462

Jeanne Ancelet-Hustache : Maître Eckhart et la mystique rhénane, p. 54

463

germanique » pour légitimer son spiritualisme mystique face aux défenseurs d‟un christianisme allemand.

Dans la même perspective, Reventlow fait de Maître Eckhart un prophète, apte à remplacer les prophètes du judéo christianisme, car « dans les idées de Maître Eckhart, il y a beaucoup d'éléments disparates, chrétiens ou non, qui lui sont propres ou étrangers et le tout forme une unité par la force de sa personne, pure, exemplaire et d'une grande richesse»464. Reventlow est en effet convaincu de la nécessité et de la difficulté de trouver pour les Allemands une religion adéquate et surtout des références et des modèles religieux. Il utilise Maître Eckhart en ce sens car il estime que « le bouleversement actuel des conceptions religieuses et philosophiques ainsi que le changement de vie des Allemands dans tous les domaines a provoqué que ce soit du côté des non-chrétiens novateurs ou du côté des chrétiens réactionnaires la recherche de précurseurs et d'autorités »465. Plus concrètement, Reventlow publie intégralement plusieurs sermons466 de Maître Eckhart dans le Reichswart et se réjouit de la réédition en 1940 des écrits de Maître Eckhart, car ainsi, estime-t-il, on va permettre aux Allemands d'avoir accès directement à la pensée religieuse au penseur mystique que Reventlow pose comme prophète germanique.

Sur ce point, Reventlow a la même démarche que l‟éditeur Eugen Diederichs, qui, avant la première Guerre mondiale déjà, publie les mystiques allemands et dont la démarche est à interpréter, d‟après Pierre Gisel, comme une « critique du rationalisme moderne »467. Reventlow s‟inscrit indéniablement dans la vague mystique perceptible dés le tournant du siècle, dans le « vent d‟éclectisme spiritualiste qui souffle sur l‟Allemagne à cette époque »468

, comme le précise Antoine Faivre. Son attitude est révélatrice de l‟engouement sensible en Allemagne au tournant du siècle pour la mystique. Moritz Bassler et Hildegard Châtellier interprètent ce mouvement comme une « attitude de défense », une « tentative de réhabilitation de l‟irrationnel, de la subjectivité et de l‟intériorité » qui vise clairement à « compenser » la « perte

464 RW : 7 mars 1936 465 RW : 9 juin 1935 466 RW : 7 mars 1936 467

Gisel, Pierre : « Le recours à la mystique dans les recompositions socioculturelles allemandes au seuil de 1914-1918, dans : De Courcelles /Waterlot (Ed) (2010) : La mystique face aux guerres mondiales. Paris : PUF p. 108

468

Antoine Faivre dans la préface p. 19 de Mystique, mysticisme et modernité en Allemagne autour de

transcendantale générale de la période posthégelienne » et le déclin du christianisme des Eglises469.

Rappelons aussi que les interprétations de Maître Eckhart pendant la période national-socialiste sont nombreuses : Jeanne Ancelet-Hustache les considèrent comme des « divagations sur la doctrine eckhartienne »470 : Maître Eckhart se retrouve, d'après elle, embrigadé notamment par Alfred Rosenberg qui lui consacre pas moins d‟une cinquantaine de pages dans son Mythe du XXème siècle. D‟après Rosenberg, avec sa religion, son éthique et sa critique de la connaissance anti-romaines, Eckhart se sépare radicalement de tous les commandements fondamentaux de l‟Eglise et crée la religion de la race, du sang, pour les hommes de son sang471. Jeanne Ancelet-Hustache déplore que l‟interprétation de Rosenberg ait ensuite donné lieu à une série de brochures et de livres populaires sur Maître Eckhart qui témoignent selon elle « d‟une telle profondeur d‟ignorance que l‟on pourrait presque la dire candide si elle ne s‟inspirait pas de l‟esprit que l‟on sait »472

.

Reventlow, lui, condamne l‟interprétation de l‟œuvre de Maître Eckhart que fait Rosenberg dans son Mythe du XXème siècle et se félicite d‟avoir « dans le Reichswart régulièrement et systématiquement souligné l'utilisation tendancieuse de Maître Eckhart par des représentants de différentes idéologies et cela à des fins les plus diverses »473. Il estime que « c'est une erreur d'utiliser Maître Eckhart pour donner une signification raciale au sang et cela peut en outre rendre plus difficile voire impossible la compréhension du monde émotionnel et spirituel de Maître Eckhart »474 et se démarque ainsi de la doxa « religieuse » national-socialiste sur ce point. Reventlow récuse tout autant la captation chrétienne allemande de la doctrine eckhartienne, comme celle d‟Arthus Bonus475

par exemple. Reventlow pose en effet la pensée de Maître Eckhart « l'anti théologien par excellence ivre de Dieu »476 comme le contrepied d'un christianisme théologique et dogmatique tout en reconnaissant qu‟il y a chez lui du

469

Bassler /Châtellier : préface p. 23-24 dans : Moritz Bassler/ Hildegard Châtellier (Ed) : Mystique,

mysticisme et modernité en Allemagne autour de 1900

470

Jeanne Ancelet-Hustache : Maître Eckhart et la mystique rhénane, p. 177

471

Rosenberg, Alfred : Der Mythus des XX. Jahrhunderts, (édition de 1930) p. 217-277

472

Jeanne Ancelet-Hustache : Maître Eckhart et la mystique rhénane, p. 178

473

RW : 28 mars 1940

474

RW : 22 août 1935

475

Gisel, Pierre : « Le recours à la mystique dans les recompositions socioculturelles allemandes au seuil de 1914-1918, p. 108 dans : De Courcelles / Waterlot : La mystique face aux guerres mondiales

476

chrétien et du non-chrétien477. De façon significative, Reventlow laisse le soin à Paul Zapp un des ses collaborateurs au sein du Mouvement de la Foi allemande de déconstruire dans le Reichswart l'argumentation qui consiste à faire de Maître Eckhart un lien entre le christianisme et le germanisme : « Chez Maître Eckhart, nous voyons poindre, en dépit de toutes les influences chrétiennes néfastes, les forces vives de la germanité en lutte contre les assauts d'une croyance étrangère »478 peut-on lire sous la plume de Paul Zapp.

Ce que déplore Reventlow finalement, c‟est qu‟il existe une autre lecture que la sienne de la doctrine de Maître Eckhart : une lecture chrétienne allemande ou qui irait dans le sens de la religion du sang prônée par Alfred Rosenberg. Seule la vision d‟Eckhart défendue par Hermann Schwarz479

de l‟université de Greifswald trouve grâce à ses yeux parce qu‟elle « ne met pas seulement un terme aux erreurs à propos de Maître Eckhart » et « ressuscite en plus au cœur du siècle national-socialiste toute une partie de l'œuvre de celui-ci dévoyée pendant plus d'un demi siècle »480

.

Cependant, même si Reventlow prend de la distance avec une interprétation chrétienne allemande de Maître Eckhart ou celle d‟Alfred Rosenberg, on ne peut que constater qu‟il participe à ces « lamentables élucubrations »481 sur la doctrine mystique

de Maître Eckhart. La lecture multiforme de la doctrine de Maitre Eckhart sous le régime national-socialiste est en tout cas symptomatique de la captation du patrimoine intellectuel germanique à cette époque où des interprétations très différentes et plus ou moins politisées de la même pensée coexistent. Alfred Rosenberg récupère Maître Eckhart pour sa religion du sang, Arthur Bonus parmi d‟autres pour un christianisme allemand, Reventlow au profit de son idéalisme en « minimisant » la dimension intrinsèquement chrétienne de la doctrine eckhartienne.

Il s‟avère donc que Reventlow s‟inscrit dans la dynamique intellectuelle de son temps en partageant un certain engouement pour la mystique de Maître Eckhart. Soucieux d‟un renouveau allemand qu‟une mystique est censée enclencher, il fait publier dans le Reichswart des extraits de l‟œuvre allemande de Maître Eckhart et lui

477 RW : 16 mai 1936 478 RW : octobre 1934 479

Schwarz, Hermann (1935): Ekkehart der Deutsche. Völkische Religion im Aufgang. Berlin : Junker und Dünnhaupt –Verlag

480

RW : 9 juin 1935

481

consacre un certain nombre d‟articles dans le Reichswart et dans son ouvrage Für

Christen, Nicht Christen, Anti Christen. Tout d‟abord parce qu‟il pense trouver chez

Maître Eckhart un écho à sa propre pensée mystique (certains concepts de Reventlow sont proches de ceux de Maître Eckhart) mais surtout car le mystique du Moyen Age revenu « sur le devant de la scène » - grâce au programme éditorial de la maison d‟édition Diederichs dés le tournant du siècle et sous le régime national-socialiste par l‟intermédiaire de Rosenberg - lui sert de caution aryenne pour son idéalisme religieux. Mais en minimisant la dimension chrétienne première de la pensée de Maître Eckhart, en refusant de faire de Maître Eckhart un lien entre le christianisme et la germanité et surtout en récusant l‟interprétation de Rosenberg, il se démarque une fois de plus des autres « Völkischen » et se marginalise dans le camp national-socialiste.