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CHAPITRE 3 : UNE TRAJECTOIRE INATTENDUE

3.2. Côté face, les pratiques

3.2.1. Un transcodage des pratiques

La question qu’engendrent les premières analyses du matériau empirique est la suivante : comment expliquer que l’insertion d’un nouvel outil, présenté comme un dispositif moderne, novateur et interactif, n’ait eu aucun effet visible sur la manière de travailler des gestionnaires administratifs ?

La littérature scientifique, et notamment la notion de « transcodage », proposée par Pierre Lascoumes, permet d’éclairer ce paradoxe. Le concept de « transcodage » peut être défini comme le transfert de connaissances et de solutions préexistantes pour appréhender de nouvelles situations.198 Ce mécanisme, inspiré du concept de

« traduction », initialement théorisé par Michel Callon199, a été développé pour permettre

d’appréhender les processus socio-politiques de renouvellement de l’action publique.200

Il renvoie à la notion familière de « recyclage », c’est-à-dire « la conversation-adaptation du ‘déjà là’ de l’action publique, de ses données pré-existantes, de ses catégories d’analyse, de ses découpages institutionnels, de ses pratiques routinisées »201. Ce concept

permet ainsi de mieux comprendre le décalage existant entre le discours politique et les pratiques administratives. Il permet de saisir la raison pour laquelle les gestionnaires administratives ne semblent pas être troublées par l’insertion de la plateforme de CitizenLab dans leur quotidien. Guillaume Gourgues avait déjà eu recours au concept du transcodage dans son article sur les conseils régionaux français. Toutefois, il n’a pas utilisé cette notion pour caractériser les stratégies de l’administration mais pour expliquer l’introduction de la thématique de la démocratie participative dans l’action publique régionale.202

Dans cette perspective, l’acteur administratif va puiser dans les connaissances, techniques et les procédures antérieures pour donner du sens au nouveau dispositif. Plutôt que de créer des nouvelles pratiques ou construire des nouvelles méthodes, il va emprunter les stratégies et les logiques du système préexistant pour appréhender le changement ou la nouveauté. Il va transcrire les informations d’un registre à un autre. Dans cette perspective, la plateforme de participation citoyenne en ligne est, pour ainsi

198 Dufournet Hélène, « Quand techniciser c'est faire de la politique ‘sans le dire’. Récit d'une ‘technicisation réussie’ au ministère de la Défense », Gouvernement et action publique, 2014/1 (N° 1), p. 29-49.

199 Callon Michel, « Eléments pour une sociologie de la traduction », L'Année Sociologique, 1986, p. 169-207

200 Lascoumes Pierre, « Rendre gouvernable : de la ‘traduction’ au ‘transcodage’. L’analyse des processus de changement dans les réseaux d’action publique », dans La Gouvernabilité, Paris, Presses universitaires de France, 1996, p. 327.

201 Ibid., p. 334.

202 Gourgues Guillaume, « Des dispositifs participatifs aux politiques de la participation. L'exemple des conseils régionaux français », Participations, 2012/1 (N° 2), p. 30-52.

dire, maniée à l’aide d’un manuel d’utilisation préexistant. C’est l’utilisation d’un nouveau dispositif mais « comme avant ».

Si l’on se réfère à la notion de transcodage de Pierre Lascoumes, une adaptation a bien eu lieu suite à l’insertion de la plateforme de CitizenLab dans l’environnement administratif de Flobecq et de Liège. Toutefois, l’adaptation ne s’est pas concrétisée par un changement de pratiques mais par l’adoption d’une stratégie de maintien. Dans ce sens, on remarque une logique, non pas « interactive »203, mais de « command and control ».

Les autorités publiques demandent aux citoyens de publier leurs idées ou leurs projets sur la plateforme, par le biais des campagnes de promotion. Toutefois, lorsque ces projets sont postés, ils sont contrôlés, traités et compilés par l’administration. La gestionnaire administrative de la Ville de Liège explique le processus de la manière suivante :

« G.A. : Mais les projets viennent des citoyens, puis ils sont regardés par l’administration et puis ils sont proposés au politique. Donc, ça n’a pas posé de problème.

W.M. : Mais quand tu disais... Donc tu as dit « citoyens, administration, politique ». Tu as dit que le projet venait du citoyen, puis passait par l’administration. Quel était le rôle exactement de l’administration? G.A. : Ben… C’était plus au niveau de la faisabilité « technique » et faisabilité… autre… euh… du projet »204

La gestionnaire administrative de la commune de Flobecq explique que la gestion de la plateforme consistait essentiellement en un suivi et un contrôle des publications afin d’éviter les propos diffamatoires ou injurieux :

« G.A. : Il ne fallait pas de compétences spécifiques pour savoir la mettre en place. C’est juste un suivi. Il faut la regarder tous les jours. Surtout, pour savoir si les gens n’ont pas mis des propos un peu délicats. W.M. : Vérifier le respect de votre charte ?

F.T. : Oui. C’est ça.

W.M. : Donc, votre rôle, c’est vraiment de vérifier que tout fonctionne, que tout se suit et transmettre au collège vos idées ?

F.T. : Oui, c’est ça »205

Lors de mon stage, j’ai également pu observer cette logique de « command and control ». La gestion quotidienne de la plateforme consistait essentiellement à vérifier que la plateforme n’avait pas rencontré un bug, répertorier les projets, vérifier la nature des

203 Les abréviations « W.M. » me désignant et les abréviations « G.A. » désignant la gestionnaire administrative. Entretien avec la gestionnaire administrative de la Ville de Liège, le 15 mars 2018.

204 Les abréviations « W.M. » me désignant et les abréviations « G.A. » désignant la gestionnaire administrative. Entretien avec la gestionnaire administrative de la commune de Flobecq, le 3 mai 2018.

205 Les abréviations « W.M. » me désignant et les abréviations « G.A. » désignant la gestionnaire administrative. Entretien avec la gestionnaire administrative de la commune de Flobecq, le 3 mai 2018.

commentaires et faire un bilan des données collectées206 par la plateforme. Les

gestionnaires administratives semblent ainsi adopter une posture de « webmaster »207

plutôt que d’« animateur »208. Or, on peut lire dans la littérature scientifique que

« L’administrateur public, dans le cadre du virage participatif, est responsable de la gouvernance du consensus. L’administrateur crée, facilite, oriente et anime le dialogue citoyen sur la politique »209. Le phénomène de transcodage ne permet pas aux

gestionnaires administratifs d’intérioriser les impératifs de la dimension participative de la plateforme.

L’analyse des activités liées à l’utilisation de la plateforme par les gestionnaires administratives permet également d’identifier ce phénomène de transcodage. Par exemple, la gestionnaire administrative de la ville de Liège explique que les différents projets ont été postés par les citoyens sur la plateforme et ont été ensuite transcrits dans des fichiers Excel. Ce sont ces fichiers Excel qui ont été transmis par mail au reste de l’administration :

« Non, car vu qu’on a traité les projets et qu’on les a remis après dans un canevas qui peut être utilisé sous format Excel et autre. La partie formelle a été faite donc euh… ça ne les perturbait pas »210

La gestionnaire administrative de la plateforme de Flobecq explique, elle aussi, qu’elle lit d’abord les projets sur la plateforme en ligne pour ensuite les imprimer et les présenter au collège :

« Donc, on voit les idées postées. Toutes les semaines, on les imprime et le collège les regarde une fois par semaine » 211

Si l’on observe la plateforme de Flobecq, on peut constater l’utilisation de catégories assez classiques pour organiser le dépôt de projets des citoyens. Ces catégories sont par exemple « Sport - Vie associative », « Petite enfance et Jeunesse » ou « Aménagement du territoire, Logement ». Comme l’expliquent la gestionnaire administrative et le

206 Pour déposer un projet, les citoyens devaient s’inscrire sur la plateforme, c’est-à-dire compléter un formulaire d’inscription électronique. Ce formulaire demandait le nom complet, une adresse mail, le sexe, la date de naissance de la personne qui voulait s’inscrire. Ces données permettaient d’établir des statistiques relatives à l’utilisation de la plateforme en ligne.

207 Un « webmaster » est un modérateur sur un site internet. Voir à ce sujet Wojcik Stéphanie, « Les modérateurs des forums de discussion municipaux. Des intermédiaires démocratiques ? », Questions de communication, 2007/12, p. 335-354.

208 Dans ce contexte, le mot « animateur » désigne une personne chargée d’encadrer le processus, d’interagir avec les participations et de créer un environnement dans lequel les participants peuvent laisser libre cours à leur imagination et, de cette façon, proposer un maximum d’idées.

209 Tholen Berry, op. cit., p. 624.

210 Entretien avec la gestionnaire administrative de la Ville de Liège, le 15 mars 2018. 211 Entretien avec la gestionnaire administrative de la commune de Flobecq, le 3 mai 2018.

Bourgmestre, ces thématiques ont été choisies sur base de la note de politique générale rédigée en 2012 :

« On a repris les catégories de la note politique générale. Elle avait été rédigée au début de la législature. On a repris ça » 212

« Donc on a essayé de structurer la plateforme sur des thématiques hein pour guider un peu euh la réflexion des gens. Parce que c’est vrai qu’on aurait pu dire : « Tiens donnez-nous vos idées pour le futur

». Mais c’était un peu compliqué comme ça euh. Alors on a un peu cadré en faisant des chapitres dans les différents domaines de la ville »213

Le choix de ces thématiques amène à s’interroger sur le poids des pratiques passées dans l’organisation d’une démarche qui se veut être innovante et à l’écoute des priorités des citoyens. Bien qu’il existe une catégorie supplémentaire, nommée « boîte à idées », les projets qui y sont postés sont par la suite reclassés par l’administration dans les catégories dites « adéquates ». Ainsi, l’implémentation de la plateforme de participation citoyenne en ligne n’a pas non plus entraîné une modification dans la structuration des projets communaux.

Dans le cas de la Ville de Liège, c’est l’option d’une plateforme « ouverte » qui a été préférée. La plateforme a été lancée sans catégorie préétablie. Elle était, pour ainsi dire, vierge. Enfin, presque, puisque vingt projets214 ont été postés sur la plateforme par la ville

le premier jour de sa mise en ligne. Officiellement, ces projets avaient pour but de présenter un certain nombre d’exemples aux citoyens. Toutefois, sur les vingt idées publiées par la Ville de Liège, dix-neuf se retrouvent dans la liste des septante-sept projets sélectionnés par le collège communal.215 En outre, à la suite de la phase de « dépôt

d’idées »216, les idées postées par les citoyens ont été regroupées dans des catégories

créées par l’administration.217

L’utilisation de formulaires papier, en complément de la plateforme numérique, peut également être questionnée. À Flobecq, des fiches à compléter ont été introduites dans

212 Ibid.

213 Entretien avec le Bourgmestre de la commune de Flobecq, le 15 juillet 2018.

214 Lors de mon stage, j’ai pu participer à la création de ces projets. Ces projets ont donc été pensés par l’administration en collaboration avec le collège communal. Voir annexe 3 pour plus d’informations sur ces vingt idées émises par la ville.

215 La seule idée qui n’a pas été sélectionnée était celle qui portait sur le test de nouveaux services proposées par la ville par les citoyens. Les septante-sept projets sélectionnés sont consultables à l’adresse suivante : https://www.reinventonsliege.be/projets#b_start=0 (Consultée le 28 juillet 2018).

216 La phase « dépôts d’idées » est le nom donné au processus de création et de publication d’idées sur les plateformes « RéinventonsLiège » et « Flobecq2025 ».

217 Le résultat de ce processus de catégorisation est disponible à l’adresse suivante : https://www.reinventonsliege.be/plus-dinfos/edition-2017#b_start=0 (Consultée le 20 juillet 2018).

le journal communal. Les différentes personnes interviewées expliquent que ce système a été mis en place car Flobecq est une commune « rurale » avec une population « âgée ».218 Toutefois, il existe peut-être d’autres alternatives pour permettre l’utilisation de

la plateforme de participation citoyenne par des personnes plus « âgées ». La Ville de Liège n’a pas fait le choix d’utiliser ce format papier. Sur le plan « physique », c’est-à-dire à côté de la plateforme numérique, la ville a organisé des « rencontres inspirantes » et des « ateliers citoyens ». Les rencontres désignaient plus concrètement des conférences. Les ateliers étaient, quant à eux, des ateliers créatifs de brainstorming. À la fin de ces ateliers, les idées récoltées étaient retranscrites sur la plateforme avec la mention « atelier citoyens », le lieu et la date.219

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