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Chapitre 2 : métaphysique

2.2 Le déploiement de la différence dans la philosophie deleuzienne

2.2.1 Transcendance et différence

Afin de demeurer fidèle à notre démarche et de bien faire contraster la réponse de Spinoza par rapport aux conceptions transcendantes de Dieu, examinons comment ce

109 Nous aurons l’occasion de développer plus bas ce point, mais voici comment Deleuze pense cet aspect

génétique de la différence dans son livre sur Nietzsche : « Voilà ce qu’est la volonté de puissance : l’élément généalogique de la force, à la fois différentiel et génétique ». Deleuze. Nietzsche et la philosophie, op.cit., p.56.

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problème de l’Un et du multiple est traditionnellement abordé par ces dernières et plus particulièrement par Descartes. En fait, il semble que les philosophies transcendantes soient en bien meilleure posture. En effet, en séparant d’emblée le monde sous deux plans ontologiquement distincts, il leur est toujours possible d’utiliser l’éminence de l’un de ces plans afin d’expliquer à la fois la cause de cette union et pourquoi l’âme humaine possède la capacité de connaître les fondements de l’autre membre de son union. Ainsi, sous le règne de l’inégalité des formes de l’être, la différence trouve à la fois son principe ontologique et son principe épistémologique.

L’analogie (comme le laisse d’ailleurs entendre le sens étymologique grec d’analogia) pose entre l’Un et le multiple une différence proportionnelle qui, tout en maintenant leur séparation absolue, légitime, par convenance, les usages transcendantaux que l’âme peut en faire. Ainsi, à la question « - pourquoi la pensée s’accorde-t-elle avec les corps qui en sont ses objets ? », une conception transcendante de Dieu répondra que celui-ci a voulu créer l’homme à son image, que sa perfection, bien qu’incompréhensible et d’un tout autre ordre que nous, n’a pu désirer nous tromper sur le contenu de nos idées claires et distinctes. Dieu est parfait, il est donc nécessaire que chacune des créatures qu’il produit réponde (proportionnellement à ce que Dieu a librement voulu leur donner) de cette perfection. Bref, Dieu a fait de l’homme son analogue.

Nous comprenons maintenant beaucoup mieux pourquoi Descartes a mis tant d’effort afin d’écarter, une fois pour toutes, l’hypothèse du « Malin génie ». Car, non seulement la perfection divine, dont l’âme humaine possède formellement l’idée, permet au

cogito de mettre fin au doute qu’il entretient vis-à-vis des choses qui l’entourent (épreuve

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afin que, de cette suspension, l’âme puisse trouver un premier principe à partir duquel fonder la science110), mais c’est aussi grâce à cette perfection divine qu’il peut avoir la

certitude que les idées claires et distinctes qu’il forme sont conformes avec les choses qu’elles représentent. Pourquoi ? Puisque Dieu existe, qu’il est infiniment parfait et que cette perfection est la condition de possibilité de toutes choses (et, par le fait même, de nos idées), il est nécessaire que Dieu concorde avec lui-même (car il serait tout à fait contraire à sa perfection que celui-ci dispose les créatures de façon discordante ou contradictoire) et que notre entendement, analogue au sien, ait le même pouvoir que lui, mais dans une moindre proportion. Nos idées claires et distinctes sont conformes aux vérités éternelles que Dieu a créées et qui, pour reprendre la célèbre expression de Descartes lui-même, sont dans l’âme « comme la marque de l’ouvrier imprimée sur son ouvrage ».

Descartes comprend très bien l’importance de cette démonstration de l’accord des attributs de Dieu par l’analogie, car par cette méthode il peut à la fois sauver la transcendance absolue des perfections de Dieu (la pensée s’attribue certes autant à l’homme qu’à Dieu, mais nullement selon la même puissance, Dieu demeurant toujours, bien sûr, d’une perfection éminente) tout en fondant les droits de la connaissance humaine sur le monde fini (notre connaissance allant jusqu’à la limite de ce que Dieu nous permet, mais qui est, elle-même, éminente sur d’autres formes d’être). La vérité de nos idées claires et

110 Pour Descartes, le doute est une étape fondamentale pour le cogito. En effet, ce n’est seulement qu’après

avoir fait son épreuve qu’il est en mesure de fonder, de façon certaine, les plus grandes vérités métaphysiques : « […] mais je suis contraint d’avouer que, de toutes les opinions que j’avais autrefois reçues en ma créance pour véritables, il n’y en a pas une de laquelle je ne puisse maintenant douter, non par aucune inconsidération ou légèreté, mais pour des raisons très fortes et mûrement considérées : de sorte qu’il est nécessaire que j’arrête et suspende désormais mon jugement sur ces pensées, et que je ne leur donne pas plus de créance, que je ferais à des choses qui me paraîtraient évidemment fausses, si je désire trouver quelque chose de constant et d’assuré dans les sciences ». Descartes. Méditations métaphysiques, op.cit., p.65. Ce n’est qu’après l’épreuve du doute que le cogito devient premier fondement, première certitude, claire et distincte, dont il est absolument impossible douter.

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distinctes est ainsi à la fois établie et circonscrite, puisque du morceau de cire je ne peux avoir une idée claire et distincte que d’un certain nombre de ses propriétés (qu’elle est une chose extensible par exemple), alors que Dieu, quant à lui, la connaît infiniment : « Et ceci ne laisse pas d’être vrai, encore que je ne comprenne pas l’infini, ou même qu’il se rencontre en Dieu une infinité de choses que je ne puis comprendre, ni peut-être aussi atteindre par la pensée : car il est de la nature de l’infini, que ma nature, qui est finie et bornée, ne le puisse comprendre […] » 111. De la sorte, malgré cette différence

proportionnelle entre ces deux niveaux de connaissance, c’est toujours l’infinie perfection de Dieu qui est cause de tout ce qui est et qui permet à l’âme d’avoir la certitude que ses idées claires et distinctes s’accordent avec les choses qu’elles représentent.

Bien sûr, nous l’avons mentionné, Descartes entame ses Méditations métaphysiques par la découverte du cogito, c’est-à-dire par l’impossibilité dans laquelle nous sommes de douter de notre propre existence (« je pense donc je suis », et ce, que Dieu me trompe ou non). Néanmoins, il ne faut jamais oublier que ce processus d’apprentissage ne peut parvenir à la certitude de ses idées qu’à partir du moment où le cogito reconnait que c’est la

111 Descartes. Méditations métaphysiques, op.cit., p.119. Descartes poursuit en indiquant la portée

épistémologique de cette fondation transcendante : « et il suffit que je conçoive bien cela, et que je juge que toutes les choses que je conçois clairement, et dans lesquelles je sais qu’il y a quelque perfection, et peut-être aussi une infinité d’autres que j’ignore, sont en Dieu formellement ou éminemment, afin que l’idée que j’en ai soit la plus vraie, la plus claire et la plus distincte de toutes celles qui sont en mon esprit ». Ibid., p.119. Bref, pour Descartes, je ne connais pas les choses aussi infiniment bien que Dieu les connaît. Cependant, le fait que sa perfection ne peut vouloir me tromper et que je suis en mesure d’avoir certaines idées claires et distinctes (et qui possèdent donc elles aussi « quelques perfections ») suffit pour assurer, hors de tout doute, la vérité de mes idées. En ce sens, la perfection divine et son rapport analogique au monde fini fondent à la fois l’accord métaphysique entre Dieu et ses créatures (impossibilité que Dieu se contredise et que les créatures ne répondent pas elles aussi de cette perfection) et l’accord épistémologique touchant, plus particulièrement, les idées de l’âme et les corps étendus qui sont ses objets. C’est donc, en quelque sorte, un double emploi de la démonstration analogique qui sera utilisé par les conceptions transcendantes et qui leur permettront de concilier, tout en les séparant absolument, les vérités ontologiques du monde fini avec celles de la Révélation et qui sont d’ordre théologique.

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perfection divine, dont il possède en lui l’idée, qui fonde la vérité de ses propres idées112.

Bref, la transcendance de Dieu, de par la toute souveraine éminence qu’elle impose sur le monde fini, coordonne non seulement l’ensemble des créatures entre elles (accord ontologique), mais c’est aussi elle qui, par l’idée que nous avons de la perfection divine, nous permet d’être assurés que ce que l’âme humaine connaît clairement et distinctement, dans la mesure ou cela demeure dans les limites de ses capacités, est conforme avec les diverses choses de la nature (accord épistémologique). C’est pourquoi nous disions que la transcendance de Dieu fondait tant l’ordre ontologique des choses que l’ordre épistémologique des idées.

112 Cette nécessité de reconnaître l’idée de Dieu en nous afin de fonder, par la suite, toutes les vérités

métaphysiques, est au cœur de la seconde objection qui sera faite aux Méditations métaphysiques de Descartes. Mersenne lui pose alors le problème suivant : quel rôle peut véritablement jouer la connaissance de Dieu dans la connaissance que nous avons des créatures, si nous acceptons le principe qu’un athée peut très bien connaître, clairement et distinctement, les vérités éternelles du triangle par exemple. La question est plus que pertinente, car si la vérité est manifeste par elle-même dans l’âme humaine, pourquoi avoir besoin de l’idée de Dieu pour la corroborer ? Encore une fois, la réponse que fera Descartes à cette objection nous démontre bien sa réticence à libérer complètement, et univoquement, la puissance de la pensée subjective : « Or, qu’un athée puisse connaître clairement que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits, je ne le nie pas ; mais je maintiens seulement qu’il ne le connaît pas par une vraie science, parce que toute connaissance qui peut être rendue douteuse ne doit pas être appelée science ; et puisqu’on suppose que celui- là est un athée, il ne peut être certain de n’être point déçu dans les choses qui lui semblent être très évidentes. ». Descartes. Méditations métaphysiques, op.cit., p.266. La nécessité de reconnaître l’idée de Dieu afin de progresser dans la science est donc justifiée de la façon suivante : si le cogito n’admet pas l’idée d’une perfection divine, il ne peut pas être certain que Dieu ne le trompe pas (car c’est seulement parce que nous savons que Dieu existe et qu’il est parfait que nous savons aussi qu’il ne peut pas nous tromper). En ce sens, l’athée qui, par définition, refuse de croire en l’existence d’une telle idée, ne peut donc pas avoir la certitude que Dieu ne le trompe pas. De la sorte, bien qu’il affirme avec exactitude les propriétés du triangle, cette connaissance, sans la reconnaissance de la perfection divine, ne repose sur aucun fondement et c’est pourquoi nous mentionnions plus haut que la démonstration analogique permet de fonder théologiquement les droits de la connaissance humaine sur les choses du monde fini.

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