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Chapitre 3 : subjectivité et épistémologie

3.1 Le statut ontologique de l’âme chez Spinoza

3.2.1 L’idée de l’idée : la conscience de l’âme

Commençons par examiner la première question que Deleuze développe à partir de sa lecture du parallélisme épistémologique, soit celle de la détermination de ce qu’est pour l’âme la conscience, et en quoi consiste cette expérience. Nous savons déjà que les idées s’enclenchent dans l’âme selon un ordre et une connexion qui ne concernent que l’attribut Pensée, mais quelle est la teneur de ce mécanisme interne des idées et quelles en sont ses conséquences pour l’existence modale de l’homme ? Que signifie avoir « conscience » de soi pour Spinoza et quels concepts Deleuze utilise-t-il pour sa conception de la subjectivité ? La conscience est-elle une sorte de re-connaissance de soi par l’âme, une idée que l’âme a d’elle-même ?

Mais n’allons pas trop vite. Métaphysiquement parlant, Dieu est cause immanente des idées (comme de toutes choses) et l’âme humaine n’est qu’une manière d’être de l’attribut Pensée. Cependant, dans la mesure où celle-ci enchaîne ses idées les unes avec les autres dans un processus qui ne la concerne qu’elle seule, les idées qu’elle produit ne peuvent être comprises qu’à partir d’autres idées. En ce sens, l’idée se comprend, se saisit et se connaît à l’aide d’une autre idée qui vient, en quelque sorte, redoubler la première. En effet, en suivant ce que nous avons établi lors de notre examen du parallélisme ontologique de Spinoza, nous savons que l’âme humaine ne peut pas prétendre connaître directement le corps dont elle est l’idée (tout comme elle ne connaît pas le triangle en tant que figure ou

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chose étendue, car cela concerne un autre attribut qu’elle-même)170. De plus, en nous

appuyant cette fois sur l’axiome IV de la première partie de l’Éthique qui stipule que la connaissance de la cause enveloppe celle de l’effet (et que la connaissance de la cause est la véritable connaissance), nous devons conclure qu’on ne peut connaître un mode de la pensée, c’est-à-dire une idée, que par sa cause, qui est, nécessairement, une autre idée.

De ceci, nous pouvons établir un postulat épistémologique fondamental chez Spinoza et sur lequel Deleuze insistera beaucoup dans sa lecture : ce que l’âme peut prétendre connaître, en droit, c’est l’idée de la cause de son mode, ou, en d’autres mots, l’idée de la cause de son idée. Pour Spinoza, le mécanisme gnoséologique de l’âme s’inscrit toujours à l’intérieur d’un seul attribut, et ce, même lorsqu’il s’agit de connaître la nature d’un corps extérieur, qui, pourtant, concerne un autre attribut de Dieu. La connaissance ne porte pas sur le corps extérieur en soi, mais bien sur l’idée de l’affection de ce corps et c’est seulement parce que l’âme est en mesure de connaître l’idée de la cause de l’enchaînement de ses idées (cette nouvelle idée demeurant toujours un mode de l’attribut Pensée) que l’âme peut prétendre dire vrai. De plus, en formant l’idée de la cause de son idée, l’âme peut, à partir de cette nouvelle idée, en faire découler d’autres du même genre, et c’est précisément ce processus d’enchaînement des idées qui nous permet de comprendre pourquoi Spinoza affirme qu’à partir de l’idée du triangle, l’âme enchaîne l’idée de toutes ses autres propriétés.

170 C’est ce qu’affirme clairement la proposition XXIII de la seconde partie de l’Éthique : « L’âme ne se

connaît elle-même qu’en tant qu’elle perçoit les idées des affections de son corps ». L’âme ne connaît pas son corps, mais l’idée de l’affection de son corps, ce qui, nous le verrons, rend impossible la connaissance

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En effet, avoir l’idée de la cause de l’enchaînement de ses idées ne concerne que l’attribut Pensée171. Sur ce principe, la lecture de Spinoza par Deleuze est parfaitement

légitime (lecture qui, nous n’insisterons jamais assez sur ce point, ne s’éloigne aucunement de celle de Guéroult et, plus généralement, de l’ensemble de la littérature spinoziste à partir de Victor Delbos172), car si l’âme est en mesure de connaître la cause de sa propre

production, il lui est possible de connaître la cause de ses idées et donc (et c’est ce que nous voulons souligner) d’elle-même en tant qu’idée d’un corps en acte. Ainsi, la conscience que l’âme humaine prend de sa propre activité pensante correspond, selon une formule qu’utilisera abondamment Spinoza et qui sera chère à Deleuze, à former « l’idée de son idée »173.

171 L’explication de Guéroult à ce sujet est limpide : « En effet, tandis que le Corps et l’Âme sont une seule et

même chose quant à la cause, mais non quant à l’essence, qui diffère en chacun d’eux comme leurs attributs respectifs (l’Étendue et la Pensée), l’Âme et l’idée de l’Âme, l’idée et l’idée de l’idée sont une seule et même chose, non seulement quant à la cause, mais aussi quant à l’essence, puisqu’il n’y a entre elles aucune différence d’attribut ». Guéroult. Spinoza II : l’âme, op.cit., p.249. C’est seulement parce qu’il n’y a aucune différence d’attribut (entre l’idée et l’idée de l’idée) que l’idée de l’idée, dans la mesure où elle représente la cause de l’idée dont elle est l’affection, peut être vraie.

172 Voici ce que Victor Delbos disait, au début du siècle dernier, à propos de cette question épistémologique

chez Spinoza : « La doctrine du parallélisme des attributs, dont la signification est épistémologique en même temps que métaphysique, sans être littéralement invoquée, est rigoureusement appliquée. Au lieu d’exprimer l’action totale des objets, les idées vraies expriment l’action propre de l’esprit (mens) ; elles dérivent les unes des autres à partir du premier principe et selon des rapports qui traduisent la connexion réelle des choses. Ce n’est donc pas par des caractères extrinsèques qu’elles révèlent leur vérité, mais par des caractères intrinsèques […] ». Delbos. Le spinozisme, op.cit., p.97. Nous reviendrons sur ce principe selon lequel la vérité se mesure seulement dans le « caractère intrinsèque » de l’idée, mais il est très intéressant de noter que Delbos voyait déjà le déplacement qu’opère cette façon de déterminer la vérité par rapport aux philosophies idéalistes. Deleuze poursuit donc cette lecture, mais en l’inscrivant dans ses propres batailles philosophiques.

173 À cet égard, il est très intéressant de constater que ce concept de l’idée de l’idée, dont se servira par la suite

Spinoza tout au long de l’Éthique, est établi afin de démontrer la puissance, dans l’âme, des idées inadéquates ou imaginaires. Cela signifie que, pour Spinoza, la conscience de l’âme n’équivaut pas immédiatement à une connaissance vraie de son idée, elle tronque, en quelque sorte, les idées. Voici ce que mentionne le scolie de la proposition XXVIII de la seconde partie de l’Éthique : « On démontre de la même façon que l’idée qui constitue la nature de l’âme humaine n’est pas, si on la considère en elle seule, claire et distincte ; et qu’il en de même de l’idée de l’âme humaine et des idées des idées des affections du corps humain, en tant qu’elles se rapportent à l’âme seule, ce que chacun peut voir facilement ».

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À partir de ce redoublement de l’idée, l’âme peut prendre conscience de sa propre activité productrice, c’est-à-dire de l’idée qu’elle est, mais c’est aussi uniquement grâce à ce processus qu’elle prend conscience de l’idée qu’elle a, à cet instant. La conscience de soi est donc, chez Spinoza, une idée d’une idée, c’est-à-dire une idée qui a pour objet l’idée de sa propre affection soit, à l’occurrence, celle de son corps en acte. Ainsi, et il faut bien comprendre cette nuance, ce que nous appelons la conscience, c’est certes l’idée de notre corps en acte, mais qui se comprend elle-même, c’est-à-dire qui se prend pour son propre objet. Dans cette perspective, ce qui fait la particularité de l’âme humaine (mais en fait, de toute âme, tant celle des animaux, ou encore, pour reprendre un exemple que Deleuze développera à quelques reprises, l’âme des minéraux), c’est qu’elle prend conscience de l’idée qu’elle a, et ce, même passivement, lorsqu’elle est affectée par un corps extérieur. En effet, cette affection produira alors en elle tel ou tel sentiment, sentiment qui deviendra, à cet instant précis, l’idée de l’idée de son corps, idée qui désignera non seulement comment elle se sent, mais aussi comment elle se pense. C’est pourquoi l’âme a toujours une certaine idée d’elle-même (qu’elle ne peut, à proprement parler, jamais arrêter de penser), puisqu’elle est perpétuellement en contact avec un monde qui l’affecte et qui lui fait produire, en conséquence, les idées de ses affections. La pratique de la relaxation ne vise pas autre chose. Faire cesser les mouvements du corps afin de créer une absence d’idées dans l’âme (comme le veut l’adage « ne pensez à rien »).

Cependant, et il faut immédiatement le souligner, cela signifie que, selon Deleuze, l’activité pensante de l’âme (Macherey parlera plutôt de la « réalité mentale » de l’âme) déborde largement la conscience qu’elle a d’elle-même. Ce débordement de l’âme par ses idées est un élément fondamental de la lecture deleuzienne de Spinoza, car elle lui permet

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de fragiliser à la fois l’éminence et la supériorité morale que la philosophie cartésienne (et ses suites) accorde à l’âme humaine. L’âme humaine, dépouillée de toute substantialisation, n’étant plus séparée de ce qui arrive à son corps et de ses affections, ne peut plus prétendre être maître du processus interne de ses idées (user de son libre-arbitre), car la conscience que nous expérimentons de cette puissance de penser n’est qu’une idée d’une idée, s’exprimant avec la même nécessité que l’ensemble des autres modes de Dieu (et donc, non cause d’elle-même, n’étant que l’effet de l’idée qui a fait d’elle une idée). Spinoza le répétera, l’âme humaine n’est jamais cause adéquate d’elle-même. Voici ce que retient Deleuze de la définition de la conscience de Spinoza et de ses conséquences philosophiques :

Propriété de l’idée de se dédoubler, de redoubler à l’infini. En effet, toute idée représente quelque chose qui existe dans un attribut (réalité objective de l’idée) ; mais elle est quelque chose qui existe dans l’attribut Pensée (forme ou réalité formelle de l’idée) ; à ce titre, elle est l’objet d’une autre idée qui la représente, etc. […] 1 Réflexion : la conscience n’est pas la propriété morale d’un sujet, mais la propriété physique de l’idée ; elle n’est pas réflexion de l’esprit sur l’idée, mais réflexion de l’idée dans l’esprit (traité de la réforme) 2 Dérivation : la conscience est toujours seconde par rapport à l’idée dont elle est consciente, et ne vaut que ce que vaut la première idée ; […]174.

Ce passage ne peut pas être plus explicite pour notre propos concernant la lecture deleuzienne du parallélisme épistémologique de Spinoza et de son utilisation dans sa conception de la subjectivité. Pour Deleuze, il s’agit de faire un travail de relativisation de la puissance épistémologique de l’âme. Puisqu’« elle est toujours seconde par rapport à l’idée dont elle est consciente », la conscience n’est plus une « propriété » d’un sujet, une réflexion de l’âme sur ses idées, mais le résultat d’un processus interne aux idées elles- mêmes. De la sorte, cette secondarité de la conscience permet à Deleuze de conceptualiser,

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sur le plan ontologique, ce qu’il nomme « l’impensé de la pensée », c’est-à-dire le fait que l’âme est, la plupart du temps, inconsciente du processus par lequel les idées qu’elle a lui apparaissent. Telle affection du corps provoque telle idée qui elle, en provoque une autre idée, et ce, indéfiniment. Dans un pareil dédale d’idées, l’âme ne peut en aucune façon avoir une connaissance complète du processus par lequel ses idées s’enchaînent les unes avec les autres en elle. En ce sens, l’âme subit, pour ainsi dire, ses idées et c’est pourquoi Deleuze peut dire que la conscience est toujours seconde par rapport aux idées, elle est débordée par le flux de ses idées et elle n’en connait que rarement la cause175. Comme le

dira Deleuze lui-même : « la conscience baigne de toute part dans l’inconscient »176.

Ainsi, l’enjeu épistémologique et moral au cœur de cette conquête subjective de la vérité (ouverte par les Méditations de Descartes et qui sera poursuivie par toutes les philosophies qui réfléchiront à partir d’un sujet transcendantal fondateur) est complètement détourné par cette lecture de Spinoza. Comment l’âme pourrait-elle avoir la liberté de suspendre son jugement et de refuser de donner son approbation à ses idées si elle n’est elle-même qu’une idée d’une idée, soumise, en tant que mode, à un processus infini qui

175 Vinciguerra souligne très bien l’importance de cette compréhension de la conscience comme idée de l’idée

pour Deleuze (mais aussi de l’ensemble de la philosophie française contemporaine) et en quoi celle-ci lui permet d’établir une critique virulente de la subjectivité transcendantale : « Il n’est pas de notre propos ici de développer ni de discuter cet aspect du spinozisme par ailleurs connu et souvent exploité par certains courants de la philosophie contemporaine dans le sens d’un refus d’une pensée s’inscrivant dans la tradition du subjectivisme transcendantal. Nous en assumons, comme tant d’autres avant nous, la critique, la considérant davantage comme un apport du spinozisme, voire la marque d’une pensée qui, dans sa lignée, a pu se reconnaitre dans le mot de Deleuze : « la conscience est seulement un rêve les yeux ouverts ». ». Vinciguerra.

Spinoza et le signe : la genèse de l’imagination, op.cit., note 2 p.70. Bref, cette lecture de Deleuze du

paralléliste épistémologique de Spinoza et qui définit la conscience comme un « rêve les yeux ouverts », va permettre à Deleuze de se positionner au cœur du nœud problématique de la Modernité. La conscience ne peut plus être le point de départ d’une philosophie, puisqu’elle est littéralement débordée par son activité pensante, elle n’est qu’une pointe, un résultat, un « pli » dira Deleuze dans son livre sur Leibniz, qu’elle fait à partir des affections qu’elle a avec le dehors.

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enchaîne toutes les idées de l’âme en communauté les unes avec les autres (et avec les autres attributs qu’elle perçoit de Dieu) ? C’est exactement cette impossibilité de s’abstraire du flux de pensées qu’elle est qui nous explique pourquoi Deleuze affirme que la conscience est complètement débordée par celui-ci. De la sorte, la vérité de nos idées ne peut plus être fondée sur une faculté de juger conçue séparément du corps. L’âme est, selon Deleuze, un automate spirituel, une véritable « machine à penser » :

L’âme est une espèce d’automate spirituel, c’est-à-dire : en pensant, nous n’obéissons qu’aux lois de la pensée, lois qui déterminent à la fois la forme et le contenu de l’idée vraie, qui nous font enchainer les idées d’après leurs propres causes et suivant notre propre puissance, si bien que nous ne connaissions pas notre puissance de comprendre sans connaître par les causes toutes les choses qui tombent sous cette puissance177.

Dans cette lecture de Spinoza, la production de l’âme devient si vaste, si inéluctable dans ses principes, que l’âme peut se définir, nous dit Deleuze, comme une machine à produire des idées, dont parfois elle est capable de saisir la cause de son idée, mais qui ontologiquement ne peut jamais être la cause adéquate de son corps et de ses affections. Nous y reviendrons plus bas, mais pour Spinoza, ce que nous nommons la faculté de juger est une idée imaginaire que l’âme humaine forme parce qu’elle se « sent », pour ainsi dire, maîtresse et responsable des actes que son corps entreprend. Je crois que ce sont mes idées qui soulèvent mon bras, alors que, nous dit Spinoza, ce mouvement n’est qu’un enchaînement nécessaire d’une infinité de muscles dont l’âme ne peut ni déterminer le

177 Deleuze. Spinoza et le problème de l’expression, op.cit., p.126. Ou encore : « Elles [les idées adéquates] ne

sont donc pas séparables d’un enchaînement autonome d’idées dans l’attribut Pensée. Cet enchaînement, ou concatenatio, qui unit la forme et la matière, est un ordre de l’entendement qui constitue l’esprit comme automate spirituel ». Deleuze. Spinoza : philosophie pratique, op.cit., p.107. Deleuze peut appuyer ce concept de l’automate spirituel sur un passage du Traité de la réforme de l’entendement : « [comme disaient les Anciens] la vraie science procède de la cause aux effets ; à cela près cependant que, jamais que je sache, on n’a conçu, comme nous ici, l’âme agissant selon des lois déterminées et telle qu’un automate spirituel ». Spinoza. Court-traité, Traité de la réforme de l’entendement (paragraphe XCVI), op.cit., p.210.

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mouvement, ni connaître toutes les causes. Bref, à l’aide de Spinoza, Deleuze conçoit ce qu’est l’expérience subjective, c’est-à-dire la conscience que l’âme a d’elle-même, à la fois sous l’aspect de la secondarité (idée d’une idée) et de la passivité (découlant de ce qui arrive au corps dont elle est l’idée).