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Chapitre 4 : subjectivité, imagination et corporalité

4.1 Le rôle de l’imagination dans la puissance de connaître de l’âme chez Spinoza et son

4.1.2 Position de Descartes : faculté de juger et folie du Cogito

En fait, si nous souhaitons comprendre la réappropriation que fera Deleuze du rôle de l’imagination dans l’épistémologie spinoziste, nous devons resituer cette dernière dans ses oppositions avec la conception cartésienne de l’imagination. Selon Deleuze, c’est précisément la réponse à cette question qui sépare la philosophie morale de Descartes (basée sur la bonne utilisation de la faculté de juger de l’âme) de la philosophie éthique de Spinoza (établie plutôt sur l’extension de la puissance de connaître de l’âme). Pour ce faire, reprenons, où nous l’avions laissé, notre examen concernant la non-substantialisation de l’âme chez Spinoza et les positions de Descartes à ce sujet.

Rappelons-nous, pour Descartes, les idées ne sont, en soi, ni vraies, ni fausses ; c’est seulement notre faculté de juger qui décide de leur sort. En ce sens, c’est la faculté de juger (fonder sur la substantialisation de l’âme, substantialisation qui permet de penser l’âme

séparée de son corps et de ce qu’elle produit) qui est l’étalon de vérité et qui permet au cogito d’affirmer, hors de tout doute, si l’idée qu’il a est vraie ou fausse (l’idée étant alors

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puisqu’à ce moment où je nie que j’existe, je pense et si je pense, c’est donc que j’existe). En ce sens, pour Descartes, l’erreur est conçue comme une sorte de précipitation fautive de la faculté de juger, cette dernière ayant donné trop rapidement son assentiment à une idée dont l’évidence n’était nullement démontrée. Ainsi, lorsque Descartes affirme, dans sa quatrième Méditation, que l’erreur est l’équivalent du néant, qu’elle est un non-être (Dieu ne pouvant être la cause de l’erreur puisqu’il est infiniment parfait), c’est précisément parce qu’elle provient du mauvais usage de la faculté de juger et que, si l’âme avait été plus attentive, elle aurait reconnu la fausseté de l’idée examinée. Cependant, et c’est ce que nous voulons souligner maintenant, ontologiquement parlant (et contrairement à Spinoza), l’erreur n’est rien pour Descartes, elle n’a aucune réalité219.

En fondant son épistémologie de la sorte, Descartes à certes l’avantage d’expliquer l’erreur (et donc à terme, le Mal lui-même) à partir de l’imperfection humaine et ainsi retirer toute responsabilité à Dieu pour les injustices du monde. Cependant, il se trouve, d’un autre côté, à relativiser l’apport de l’imagination dans le processus gnoséologique de l’âme. En effet, le premier geste de Descartes dans ses Méditations est de suspendre, par le doute, toutes les connaissances sensibles de l’âme220. Chez Descartes, non seulement la

puissance de connaître de l’âme est divisée en différentes facultés, c’est-à-dire entre la

219 Voici comment Descartes explique l’erreur et l’exclut complètement de la perfection divine dans sa

quatrième méditation : « Or si je m’abstiens de donner mon jugement sur une chose, lorsque je ne la conçois pas avec assez de clarté et de distinction, il est évident que j’en use fort bien, et que je ne suis point trompé ; mais si je me détermine à la nier, ou assurer, alors je me sers plus comme je dois de mon libre arbitre […] Et c’est dans ce mauvais usage du libre arbitre que se rencontre la privation qui constitue la forme de l’erreur ». Descartes. Méditations métaphysiques, op.cit., p.147. Les conséquences morales d’une telle position sont fondamentales : pour Descartes, l’homme est toujours responsable des erreurs qu’il commet, c’est à lui que revient la faute d’avoir donné créance à une idée non fondée, c’est lui qui n’a pas appliqué la bonne méthode.

220 «Tout ce que j’ai reçu jusqu’à présent de plus vrai et assuré, je l’ai appris des sens, ou par les sens : or j’ai

quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés ». Ibid., p.59.

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volonté et l’entendement, différence qui est la source de l’erreur221 (division qui est

impossible pour Spinoza puisque l’activité pensante de l’âme est une seule expression de l’attribut Pensée), mais c’est uniquement lorsqu’elle se dégage des influences du corps qu’elle peut prétendre être fondée épistémologiquement. L’ambigüité concernant le rôle de l’imagination à l’intérieur de l’épistémologie cartésienne ne peut donc pas être plus flagrante. Car, même si l’âme parvient parfois, à l’aide d’une ascèse stricte, à s’écarter de ses idées imaginaires et sensibles, l’existence de telles idées tend plutôt à démontrer l’indissociabilité de l’âme avec celles-ci.

Évidemment, il est important d’apporter quelques nuances à ce constat, puisque l’imagination a toujours eu un rôle important à jouer à l’intérieur du cartésianisme et, plus généralement, dans les critiques de la connaissance dites idéalistes. En fait, aucun philosophe ne peut nier la présence de l’imagination dans l’expérience humaine, ni sa grande puissance sur l’âme. De la sorte, que ce soit pour la formation des objets mathématiques (il faut bien, quelque part, imaginer le triangle pour être en mesure de déduire les propriétés lui appartenant) ou pour le schématisme kantien dans lequel l’imagination cimente, pour ainsi dire, toute l’esthétique transcendantale, l’imagination joue un rôle incontournable. Descartes affirme que la connaissance du corps fait partie de ce type de connaissance qui, bien qu’elle passe par l’imagination, il est néanmoins impossible de douter222. Malgré cela, pour Deleuze, que ce soit chez Kant ou Descartes, c’est toujours

221 « D’où est-ce que naissent mes erreurs ? C’est à savoir de cela seul que, la volonté étant beaucoup plus

ample et plus étendue que l’entendement, je ne la contiens pas dans les mêmes limites, mais que je l’étends aussi aux choses que je n’entends pas […] ». Ibid., p.145.

222 Voici la suite du texte de la première méditation de Descartes que nous citions précédemment : « Mais,

encore que les sens nous trompent quelquefois, touchant les choses peu sensibles et fort éloignées, il s’en rencontre peut-être beaucoup d’autres, desquelles on ne peut raisonnablement douter, quoique nous les connaissons par leur moyen : par exemple que je sois ici, assis auprès du feu, vêtu d’une robe de chambre,

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la pureté et le bon usage de la faculté de juger qui sont au cœur de cette image de la pensée. C’est la faculté de juger qui doit être, en matière morale, l’arbitre final de la connaissance humaine. Âme, Raison, faculté de juger, conscience morale, il s’agit à chaque fois de désensibiliser, dé-corporaliser l’activité pensante de l’âme, de la séparer de ses passions afin qu’elle atteigne la pureté de la vérité. Voilà en quoi consiste l’objectif moral de l’épistémologie cartésienne selon Deleuze.

À première vue, fonder transcendentalement l’erreur comme le fait Descartes et caractériser celle-ci comme une précipitation fautive du jugement n’a rien de révolutionnaire par rapport aux positions chrétiennes du Moyen-Âge. En effet, sur cette question, l’épistémologie cartésienne correspond parfaitement à celle du péché originel où, là aussi, il s’agit, en quelque sorte, d’« accuser » la sensualité de l’homme (son incapacité à se séparer de son corps et à jouer pleinement son rôle de « substance pensante ») pour l’existence des imperfections et du mal sur terre. C’est d’ailleurs pourquoi Descartes, dans sa quatrième méditation, passe du problème de l’erreur à celui du Mal aussi facilement. Pourtant, la rupture qu’inaugure Descartes est majeure. Car, en affirmant que l’âme peut connaître, et se connaître, en toute certitude, Descartes récuse les positions épistémologiques de Montaigne, Pascal, Érasme, qui n’avaient jamais été, quant à eux, aussi loin dans la reconnaissance de la puissance émancipatrice de la raison. En effet, selon ces auteurs, l’âme ne peut jamais être certaine que les idées qu’elle produit n’ont pas en elles une certaine part de folie et que, à cet égard, nous ne pouvons jamais être certains que

ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature ». Descartes. Méditations métaphysiques, op.cit., p.59. L’existence du corps, de mon corps, bien qu’elle ne soit pas démontrable par le raisonnement, accessible seulement par les sens, est une idée dont l’évidence est claire et distincte selon Descartes. Marion fait une très belle analyse de ce qu’il nomme la pensée passive de Descartes. Marion. Sur la pensée passive de

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nous ne sommes pas fous. « Ce serait être fou, par un autre tour de la folie, que de prétendre ne pas être fou », disait Pascal. Une telle transparence de la pensée avec elle-même, une telle assurance dans sa méthode était impensable avant la philosophie cartésienne. Plus encore, jusqu’alors, la folie conservait une valeur épistémologique, c’est-à-dire qu’elle donnait, selon ces auteurs, accès à une forme de savoir (la part cachée du monde) inaccessible à la raison pure. De la sorte, en fondant la connaissance dans la pureté de l’évidence de la chose pensante, Descartes exclut complètement l’expérience de la folie du

cogito, celle-ci étant, pour reprendre la formule de Foucault dans son Histoire de la folie à l’âge classique, la « condition d’impossibilité de la pensée »223.

Nous avons déjà mentionné à quel point Descartes marque, selon nous, le début de la Modernité philosophique (qu’il en est, pour reprendre les mots de Hegel, son Christophe Colomb), mais nous constatons maintenant les conséquences morales de cette épistémologie cartésienne du cogito. En substantialisant dans l’âme une faculté de juger, Descartes responsabilise celle-ci comme jamais auparavant, l’âme ne pouvant plus invoquer les puissances démoniaques afin d’expliquer ses égarements. Si l’âme n’use pas convenablement de sa faculté de juger, c’est qu’elle manque de volonté. Deleuze insistera beaucoup, lui aussi, sur les conséquences morales de l’épistémologie cartésienne et ses suites dans les philosophies du sujet (notamment dans l’existentialisme où les concepts de liberté et de choix joueront un rôle essentiel chez Sartre). Cependant, si Deleuze construit son opposition au cartésianisme par une lecture de Spinoza, il est intéressant de souligner

223 « Ce n’est pas la permanence d’une vérité qui garantit la pensée contre la folie, comme elle lui permettait

de se déprendre d’une erreur ou d’émerger d’un songe ; c’est une impossibilité d’être fou, essentielle non à l’objet de la pensée, mais au sujet qui pense. […] On ne peut […] supposer, même par la pensée, qu’on est fou, car la folie justement est condition d’impossibilité de la pensée ». Foucault. Histoire de la folie à l’âge

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que Foucault fera, quant à lui, la lecture inverse, c’est-à-dire qu’il critiquera les conséquences morales de l’épistémologie cartésienne en s’attaquant à Descartes lui-même.

Dans son livre Histoire de la folie à l’âge classique, Foucault montre, dans un passage resté célèbre, comment Descartes établit une rupture épistémologique qui symbolise, philosophiquement parlant, le début de l’âge classique et de l’enfermement de la folie (selon la phrase que Foucault aime tant citer de Descartes « Mais quoi ? Ce sont des fous ; et je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples »224). Pour

Foucault, Descartes devient, en reprenant le concept de Deleuze et Guattari, le « personnage conceptuel » de l’âge classique225, c’est-à-dire le philosophe dont la pensée

exprime le mieux les transformations épistémologiques de l’époque et la façon avec laquelle celle-ci pensa l’expérience de la folie. Descartes inaugure l’ère de l’auto-fondation de la pensée, de sa certitude et de sa transparence avec elle-même, rejetant l’erreur et le Mal dans le non-être. En établissant le cogito, Descartes a donc, selon Foucault, légitimé philosophiquement l’enfermement des fous à partir de la fin du XVIe siècle, puisque la folie est à l’extérieure de la raison. La faculté de juger ne trompe jamais et si l’âme s’égare dans ses idées imaginaires, c’est qu’elle donne précipitamment son assentiment à ses idées

224 « Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? Si ce n’est peut-être

que je me compare à ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre, lorsqu’ils sont tout nus ; ou s’imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre. Mais quoi ? Ce sont des fous ; et je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples ». Descartes.

Méditations métaphysiques, op.cit., p.59. Foucault va beaucoup insister sur cette conception corporelle de la

folie (le cerveau est troublé par « les noires vapeurs de la bile ») par Descartes, légitimant à la fois dualisme de l’âme et du corps et la pureté de ses idées qui ne sont ainsi plus concernées par ce qui arrive au corps.

225 « En tout cas, l’histoire de la philosophie doit passer par l’étude de ces personnages, de leurs mutations

suivant des plans, de leur variété suivant les concepts. Et la philosophie ne cesse de faire vivre des personnages conceptuels, de leur donner vie ». Deleuze et Guattari. Qu’est-ce que la philosophie ?, op.cit., p.61.

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et manque de volonté. La folie, c’est un mauvais usage de la raison, usage qu’il est aisni tout à fait normal de vouloir rétablir226. Pour Foucault (et pas strictement dans son Histoire

de la folie, mais tout au long de son parcours), Descartes marque le début de l’âge

classique, et tout comme Deleuze, c’est précisément ce moment qu’il s’agit de rejouer. À notre avis, ceci constitue l’une des principales raisons de l’affinité philosophique entre Deleuze et Foucault à la fin des années soixante. Pour les deux, il s’agit de combattre, à la

racine, les philosophies du sujet établies sous l’égide du cartésianisme.