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Chapitre 4 : subjectivité, imagination et corporalité

4.1 Le rôle de l’imagination dans la puissance de connaître de l’âme chez Spinoza et son

4.1.1 Position de Spinoza : les idées inadéquates sont aussi en Dieu

Par l’entremise de l’idée adéquate de Dieu, l’âme humaine atteint donc le paroxysme de sa puissance de connaître et va jusqu’au bout de ce qu’elle peut accomplir. Cependant, lorsque Deleuze insiste sur le fait qu’à la lettre, chez Spinoza, l’âme ne commence jamais son processus gnoséologique par l’idée adéquate de Dieu, mais qu’elle doit y « arriver aussitôt que possible », il sait parfaitement que cela signifie, qu’au départ, et du reste, le plus souvent, l’âme n’utilise pas sa pleine puissance de connaître. En effet, si l’âme doit y arriver aussitôt que possible, c’est qu’au départ, elle n’y est point. De plus, en considérant l’âme comme un « automate spirituel » enchaînant ses idées selon un ordre et une connexion nécessaires, il est beaucoup plus probable que ce soit précisément les idées imaginaires qui se trouvent à être enchaînées de la sorte et non celles qui sont adéquates. Comment alors, à partir d’une connaissance imaginative des choses, passer à la connaissance adéquate de celles-ci ? Quel rôle joue l’imagination dans ce passage ? Pourquoi, la plupart du temps, l’âme demeure-t-elle à un stade imaginatif de la connaissance et en quoi exactement celui-ci peut être dit inférieur à celui du troisième genre ?

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Mais d’abord, la première question à laquelle nous devons répondre concerne le statut ontologique des idées imaginaires. Sont-elles réelles, et si oui, de quelle manière le sont-elles et quel rapport entretiennent-elles avec Dieu ? Ici encore, c’est en suivant la métaphysique immanentiste de Spinoza que nous trouvons la réponse. Puisque Dieu est substance absolument infinie et cause immanente de toutes choses, il est nécessaire qu’il soit aussi la cause de toutes nos idées, et ce, qu’elles soient adéquates ou non avec l’objet qu’elle représente. De la sorte, au nom de l’univocité de l’être, l’ensemble de nos idées, même celles qui sont confuses et qui ignorent leurs causes sont l’expression de Dieu215.

Elles sont en lui. Ainsi, bien que nous avons, jusqu’à maintenant, beaucoup insisté sur l’adéquation univoque des idées de l’âme avec celles de Dieu, cela ne signifie pas pour autant que les idées imaginaires échappent à ce principe d’univocité. Rien ne peut être à l’extérieur de l’être et le fait que nos idées (ce qui inclut les plus imaginaires, celle du cheval-ailé par exemple) existent prouve qu’elles sont l’expression de Dieu. Bref, ontologiquement parlant, toutes nos idées, même celles, pour prendre cette fois le vocabulaire de Spinoza, qui sont « mutilées », existent et ont une place dans l’être216.

En affirmant une telle chose, Spinoza va, une fois de plus, très loin dans les conséquences théologiques qu’il tire de l’univocité de l’être. Car, poser non seulement

215 Nous retrouvons ici le thème de la proposition VIII (qui suit donc la proposition définissant la nature du

parallélisme) de la seconde partie de l’Éthique : « Les idées de choses singulières ou des modes non existants doivent être comprises dans l’idée infinie de Dieu ».

216 Guéroult soulève un élément particulièrement intéressant du vocabulaire conceptuel de Spinoza. Quand

Spinoza parle de l’idée adéquate, il mentionne souvent (en respectant la tradition cartésienne) que celle-ci est « claire et distincte », tandis que lorsqu’il qualifie l’idée inadéquate, Spinoza affirme qu’elle est « mutilée et confuse ». Guéroult se demande pourquoi Spinoza ne dit pas que l’idée inadéquate est « obscure » comme le fait Descartes et ainsi garder la symétrie conceptuelle avec lui. Voici la conclusion de sa réflexion : « Pour l’Éthique, en effet, l’idée est mutilée et confuse en tant qu’elle laisse échapper les causes de son objet, et par là même ses propres raisons ou causes, bref en tant qu’elle est détachée de ses prémisses ». Guéroult. Spinoza

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l’existence, mais aussi l’appartenance des idées imaginaires et inadéquates à Dieu, constitue une position qui rebutera nombreux philosophes et théologiens de son époque. Dans une conception transcendante de Dieu, celui-ci est un être infiniment parfait et dont rien, dans le monde fini corruptible, ne peut espérer correspondre. Dans cette perspective, comment une idée imaginaire, qui est inadéquate, confuse, mutilée pourrait-elle être en Dieu et, pire encore, être exprimée par lui ? L’idée inadéquate ne vient-elle pas entacher de finitude la perfection divine ?

En fait, et la nuance est très importante, Spinoza nous dit, dans la proposition IX de la seconde partie de l’Éthique, que Dieu a l’idée de nos idées confuses et mutilées, non pas en tant qu’il est infini, mais en tant qu’il est la cause de cette âme particulière, existante en acte, et qui nécessite, pour être ce qu’elle est, autre chose qu’elle-même (et cette autre chose nécessite, elle aussi, autre chose et ainsi de suite indéfiniment)217. Dieu exprime une

infinité de choses qui se composent et conviennent les unes avec les autres, et cet enchaînement nécessaire des modes entre eux (et tout ce qu’il implique) ce qui inclut donc les idées confuses ou mutilées) exprime la Nature naturée de la Nature naturante. De la sorte, si le parallélisme nous a permis de comprendre l’ordre et la connexion des idées entre elles, nous devons comprendre maintenant que ce processus s’applique aussi aux idées inadéquates qui, elles aussi, s’enchaînent selon l’ordre et la connexion nécessaires de Dieu. « Les idées inadéquates et confuses suivent les unes des autres avec la même nécessité que les idées adéquates […] »218.

217 « L’idée d’une chose singulière existante en acte a pour cause Dieu, non en tant qu’il est infini, mais en

tant qu’il est considéré comme affecté d’une autre idée de chose singulière existante en acte, dont Dieu est aussi la cause en tant qu’il est affecté par une troisième idée, et ainsi à l’infini ».

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Cet ordre et cette connexion nécessaires des idées imaginaires est fondamental dans la lecture deleuzienne de Spinoza, puisque c’est lui qui explique non seulement pourquoi l’âme est submergée par un flot d’idées (dont elle ne saisit pas toujours l’ensemble des causes), mais aussi pourquoi les idées produisent, d’elles-mêmes, leur propre flot d’idées. En effet, quiconque, en fixant son regard sur un paysage splendide et qui s’est déjà, selon l’expression consacrée, laissé perdre dans ses pensées, comprend parfaitement l’irrésistible puissance de l’enchaînement des idées les unes avec les autres, et ce, sans pour autant que ce processus ait été décidé par l’âme. En regardant le fleuve par ma fenêtre me vient l’idée du bleu, de sa majesté, puis celle de son épreuve, des baleines, et puis du fait que je dois appeler ma mère avant le souper, etc.

D’une idée adéquate découle nécessairement une autre idée adéquate et il en va de même avec les idées inadéquates. Cela signifie que l’idée de l’idée inadéquate, même si elle a pour objet l’idée qu’elle exprime (je forme l’idée de l’idée du bleu du fleuve), n’a pas la connaissance de la cause de son idée. En effet, à la question : « pourquoi ai-je, à ce moment précis, telle ou telle idée ? », nous devons reconnaître que cela dépend toujours d’une infinité de choses dont nous sommes incapables de concevoir à la fois l’origine (quand commençais-je à penser au bleu du fleuve) et l’ensemble des causes particulières nécessaires à son expression (fatigué d’écrire, je lève les yeux et vois le fleuve, mais pour lever les yeux il a fallu… etc.). Qu’est-ce qui fait en sorte qu’à partir de l’idée du bleu du fleuve me vient celle d’appeler ma mère avant le souper ? Une fois encore, nous constatons que l’univocité de l’être que propose la métaphysique de Spinoza a de graves conséquences sur le plan épistémologique et sur le nœud problématique de la Modernité concernant la subjectivité. Certes, Spinoza affirme qu’il est possible de former une idée adéquate de Dieu,

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ce qui est déjà, en soi, très choquant pour un philosophe ou un théologien de son époque. Mais, pire encore, l’univocité de l’être signifie que les idées imaginaires et inadéquates ne sont pas expulsées dans un ordre extérieur à Dieu. Dans cette optique, Spinoza donne aux concepts d’imagination, d’erreur et de mal un sens radicalement nouveau, et c’est précisément cette radicalité (et le réaménagement conceptuel qu’elle nécessite) que Deleuze reprendra, à sa façon, pour établir ses propres positions contre les philosophies du sujet.