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CHAPITRE 2. Trajectoires de Patrick Chamoiseau, Ken Bugul et Marie NDiaye

3. Trajectoire de Marie NDiaye

3.1. Dispositions

Marie NDiaye est née le 4 juin 1967 à Pithiviers, dans le Loiret, au centre de la France. Sa mère, originaire d‟une famille d‟agriculteurs dans la région de Beauce, travaille comme institutrice en sciences naturelles au niveau collégial. Son père est Sénégalais. Celui-ci « a fait des études, mais il venait d‟un milieu misérable au Sénégal471 ». Ses parents se rencontrent en tant qu‟étudiants. Ils divorcent et le père retourne en Afrique lorsque NDiaye a un an. Marie, son frère aîné, Pap, et leur mère déménagent à Fresnes, près d‟Antony, en banlieue parisienne. NDiaye revoit son père brièvement en France, une seule fois pendant son enfance, lorsqu‟elle a environ dix ans. L‟écrivaine dit que sa famille formait « un type de famille assez inhabituel472 » à Fresnes :

Nous étions les deux seuls enfants dont les parents étaient divorcés, ce qui paraît incroyable aujourd‟hui. De plus, évidemment, notre père absent était africain. Tout cela fait que je me suis sentie sans doute, non pas étrangère, ce serait un mot trop fort, mais décalée. Différente. Et ce, bien plus que j‟en avais conscience, car objectivement ce n‟est pas quelque chose qui me gênait. J‟étais une fillette très présente, très sociable, mais, sans que je me rende compte, j‟ai dû ressentir cette impression de léger écart473.

L‟écrivaine se décrit comme un enfant « très bavarde, pas du tout renfermée474 », mais qui a longtemps bégayé. Son père aussi « est plus ou moins bègue475 ». Dans un entretien avec Nelly Kaprièlian, elle parle d‟un lien entre le fait de bégayer et son écriture, dans un premier temps, parce que l‟expression « est plus facile à l‟écrit476 » et, dans un deuxième temps, parce que « [q]uand on parle, il faut être lent, sinon la nervosité empêche de parler. Dans le récit, on a d‟ailleurs l‟impression d‟un ralentissement comme si vous preniez plaisir à faire durer l‟écriture477 ».

471 Nelly Kaprièlian, « L‟écrivain Marie NDiaye aux prises avec le monde », Les Inrocks (30 août 2009).

http://www.lesinrocks.com/2009/08/30/actualite/lecrvain-marie-ndiaye-aux-prises-avec-le-monde- 1137985

472 Nathalie Crom, « Marie NDiaye : “Je ne veux plus que la magie soit une ficelle” », Télérama (13

novembre 2009).

http://www.telerama.fr/livre/marie-ndiaye-je-ne-veux-plus-que-la-magie-soit-une-ficelle- litteraire,46107.php

473 Id.

474 Nelly Kaprièlian, « L‟écrivain Marie NDiaye aux prises avec le monde », art cit.

http://www.lesinrocks.com/2009/08/30/actualite/lecrvain-marie-ndiaye-aux-prises-avec-le-monde- 1137985

475 Id. 476 Id. 477 Id.

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À treize ans, NDiaye déménage à Bourg-la-Reine, « une banlieue très modeste478 », où sa famille vit dans une barre HLM. Selon l‟auteur : « C‟était plutôt pas mal, on a eu une enfance dans la rue, d‟une liberté totale, sans crainte479 ». Toutefois, elle décrit Fresnes et Bourg-la-Reine comme « des endroits dépourvus d‟intérêt où s‟installaient les gens qui n‟avaient pas les moyens de vivre à Paris480 ». Elle passe ses vacances en famille dans la campagne de Beauce, décrite comme « triste et morne481 » puis « âpre et dure482 ».

Le frère de NDiaye est de deux ans son aîné. Il est aujourd‟hui professeur d‟histoire à l‟École des hautes études en sciences sociales à Paris, membre du conseil représentatif des associations noires et auteur du livre La condition noire. Essai sur une minorité

française483. NDiaye décrit son frère comme un « intellectuel, un homme très inséré dans la société, dans une vie professionnelle brillante484 ». Dans ses recherches, il se spécialise dans l‟histoire des États-Unis et s‟intéresse à la discrimination contre les populations noires en France et en Amérique du Nord. Selon sa sœur, le sujet du racisme en France est une préoccupation récente pour son frère : « Quand il avait 20 ou 30 ans [...], c‟était une question qui ne lui était pas proche, exactement comme pour moi. La couleur de la peau n‟importait pas, ce qui comptait c‟était l‟école, les diplômes, une égalité entre tous les citoyens dès lors qu‟ils sont à un même niveau d‟études [...] En fait, ça ne marche pas tout à fait comme ça485 ». Elle offre l‟exemple que Pap Ndiaye486 se fait fréquemment contrôlé par la police de manière irrespectueuse pendant son trajet en RER pour aller au travail.

478 Nelly Kaprièlian, « L‟écrivain Marie NDiaye aux prises avec le monde », art cit.

http://www.lesinrocks.com/2009/08/30/actualite/lecrvain-marie-ndiaye-aux-prises-avec-le-monde- 1137985

479 Id.

480 Catherine Argand, « Marie NDiaye », Lire, n°294 (avril 2001), p. 37. 481 Ibid., p. 35.

482 Id.

483 Pap Ndiaye, La Condition noire. Essai sur une minorité française, Calmann-Lévy, 2008. 484 Nathalie Crom, « Marie NDiaye. “Je ne veux plus que la magie soit une ficelle” », art cit.

http://www.telerama.fr/livre/marie-ndiaye-je-ne-veux-plus-que-la-magie-soit-une-ficelle- litteraire,46107.php

485 Nelly Kaprièlian, « L‟écrivain Marie NDiaye aux prises avec le monde », art cit.

http://www.lesinrocks.com/2009/08/30/actualite/lecrvain-marie-ndiaye-aux-prises-avec-le-monde- 1137985

486 Dominique Rabaté explique que Marie NDiaye et son frère Pap Ndiaye ont chacun pris la décision

d‟apprivoiser leur nom de famille de manière différente. Marie décide « d‟orthographier avec deux majuscules initiales comme pour en souligner la singularité », tandis que son frère « l‟écrit Ndiaye, gommant d‟une autre façon l‟apostrophe qui signale leur origine sénégalaise ». Dominique Rabaté, « Où est ma famille ? », dans Marie NDiaye, op cit., p. 24.

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NDiaye, quant à elle, dit qu‟elle ne souffre pas personnellement de racisme, mais que c‟est un sujet de discussion régulièrement abordé avec son frère. Elle se considère comme étant dans une situation à part :

Je ne suis pas un homme noir ou une femme noire, à Paris, qui cherche du travail et un appartement, et à qui on refuse l‟un ou l‟autre du fait de la couleur de sa peau, ou des consonances de son nom. Personnellement, j‟ai choisi de ne faire qu‟écrire, je n‟ai jamais postulé à un emploi, je n‟ai donc pas eu à me battre contre ça. Je ne vis pas cette situation et je ne l‟ai jamais vécue. Alors, en parler, ce serait une sorte d‟imposture487.

Sur ses origines sénégalaises, NDiaye soutient qu‟elles n‟ont pas de sens pour elle dans sa vie, « sinon à cause de mon nom et de la couleur de ma peau488 ». Elle est élevée, souligne-t-elle avec insistance, « dans un univers cent pour-cent français489 ». En tant qu‟adulte, elle dit qu‟elle a conscience de ne pas avoir une double culture et qu‟elle vit plutôt un « métissage tronqué dont on n‟a que les apparences490 ». Donc, de manière ironique, dit l‟écrivaine, « c‟est en France que je peux paraître étrangère491 ».

Lors de la publication de son premier roman en 1985 Quant au riche avenir, NDiaye, lycéenne à Lakanal de Sceaux, décide de ne pas faire des études supérieures en linguistique afin de poursuivre sa carrière d‟écrivaine. Elle entre en contact avec l‟auteur Jean-Yves Cendrey cette même année. Ce dernier lit Quant au riche avenir dans un train, après l‟avoir trouvé près du Jardin de Luxembourg. « Marqué par [sa] lecture492 », il écrit une lettre à l‟auteur. NDiaye répond et, après une correspondance qui dure quelques mois, ils décident de se rencontrer. Cendrey et NDiaye se marient et, depuis leur rencontre, ils sont les premiers lecteurs de leurs manuscrits respectifs. Le couple a trois enfants, Laurène, Silvère et Romaric, dont le premier enfant est né lorsque NDiaye avait 22 ans.

487 Nathalie Crom, « Marie NDiaye. “Je ne veux plus que la magie soit une ficelle” », art cit.

http://www.telerama.fr/livre/marie-ndiaye-je-ne-veux-plus-que-la-magie-soit-une-ficelle- litteraire,46107.php

488 Nelly Kaprièlian, « L‟écrivain Marie NDiaye aux prises avec le monde », art cit.

http://www.lesinrocks.com/2009/08/30/actualite/lecrvain-marie-ndiaye-aux-prises-avec-le-monde- 1137985

489 Id.

490 Nicolas Michel, « 3 questions à… Marie NDiaye », Jeune Afrique (15 septembre 2009).

http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAJA2540p086-088.xml1

491 Nelly Kaprièlian, « L‟écrivain Marie NDiaye aux prises avec le monde », art cit.

http://www.lesinrocks.com/2009/08/30/actualite/lecrvain-marie-ndiaye-aux-prises-avec-le-monde- 1137985

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NDiaye habite à Rome en 1989 pendant une résidence d‟écriture de la Villa Médicis. Le couple vit à La Rochelle, passe un an à Barcelone et un an à Berlin vers 1992-1993. Ils habitent à Aveyron, ils s‟installent pendant trois ans à Cormeilles en Normandie et ensuite à La Réole, proche de Bordeaux. Sa trajectoire est ainsi marquée par de nombreux déplacements. L‟écrivaine les explique en ces termes :

En général, on déménage quand on a le sentiment d‟avoir épuisé un lieu à force de l‟avoir arpenté, quand on a le sentiment qu‟on ne peut plus rien en tirer de neuf, d‟inspirant. À l‟étranger, le plaisir de la nouveauté est augmenté de ce que les repères sont autres et qu‟il faut apprendre à les déchiffrer. On est désorienté, en premier lieu évidemment parce qu‟on ne parle pas, ou mal, la langue, et c‟est une sensation qui fournit matière à écrire493.

Ou encore : « je pense que tout endroit où l‟on vit devient étouffant, parce qu‟il est rare de vivre en dehors d‟un milieu. C‟était aussi le cas à Paris lorsque j‟y étais et, finalement, je n‟ai pas trouvé que la province l‟était davantage. C‟était simplement un autre genre d‟étouffement494 ». Le nomadisme nourrit sa conscience d‟écrivaine de manière concrète en l‟offrant un renouvellement de repères et de paysages qui informent ses histoires.

À l‟âge de 22 ans, NDiaye effectue son premier voyage en Afrique et rend visite à son père au Sénégal. L‟auteur dit qu‟elle éprouve des sentiments d‟étrangeté et d‟attirance envers le pays : « Je ne reconnaissais rien, vraiment rien. Il n‟y a strictement aucune transmission dans les gènes qui fait que quand on se retrouve dans le pays d‟où vient son père, on se dise « ah, ou, bien sûr, c‟est chez moi ! » C‟était au contraire profondément étrange, très autre, mais autre dans le sens attirant, pas déplaisant495 ». L‟écrivaine dit que sa relation avec l‟Afrique est « un peu rêvée, abstraite496 » du fait qu‟elle y a passé peu de temps. Elle qualifie également son attirance pour le continent africain comme « contradictoire497 » parce qu‟elle aurait pu y aller plus fréquemment.

493 Didier Jacob et Grégoire Leménager, « Marie NDiaye persiste et signe », Le Nouvel Observateur,

n°2350 (19 novembre 2009), p. 57.

494 Angie David, « Entretien avec Marie NDiaye », La Revue littéraire, n°41 (septembre 2009).

http://www.leoscheer.com/la-revue-litteraire/2010/01/06/58-entretien-avec-marie-ndiaye

495 Nelly Kaprièlian, « L‟écrivain Marie NDiaye aux prises avec le monde », art cit.

http://www.lesinrocks.com/2009/08/30/actualite/lecrvain-marie-ndiaye-aux-prises-avec-le-monde- 1137985

496 Nathalie Crom, « Marie NDiaye : “Je ne veux plus que la magie soit une ficelle” », art cit.

http://www.telerama.fr/livre/marie-ndiaye-je-ne-veux-plus-que-la-magie-soit-une-ficelle- litteraire,46107.php

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En 2001, lorsque la famille vit à Cormeilles, Cendrey et NDiaye découvrent qu‟un instituteur du cours préparatoire travaillant dans une école depuis plus de vingt ans a commis des actes de pédophilie répétés pendant sa carrière. Ils découvrent également que certains membres de la communauté sont au courant et se taisent. Cendrey conduit l‟instituteur chez les gendarmes et encourage la communauté à porter plainte. La situation évoque en Marie « un sentiment de révolte498 ». Dans ses mots : « Ce sont des événements qui me font peur, qui me terrifient et qui ne correspondent à aucune situation que je connaisse. Ce qui me révolte, autant que les faits, ce sont les comportements. Les comportements ont permis aux faits d‟exister longtemps. C‟est parce que certains se sont tus que l‟instituteur a poursuivi ses activités pédophiles499 ». L‟atmosphère dans la ville devient hostile pour la famille. Le couple fait l‟école lui- même aux enfants et, ensuite, ils déménagent à La Réole, à trente-huit kilomètres sud- est de Bordeaux, au bord de la Garonne, dans un ancien hôtel transformé en maison. En 2007, NDiaye voyage au Ghana avec la réalisatrice Claire Denis afin de faire des recherches pour un scénario de film qu‟elles écrivent ensemble. Le film, White

Material, traite d‟une plantation de café en temps de guerre dans un pays africain non

précisé. Denis, d‟origine française et enfant d‟un administrateur colonial, passe son enfance en Afrique, notamment au Cameroun, mais aussi au Burkina Faso et à Djibouti. Elle raconte leur voyage dans ces termes :

[…] on s‟est retrouvées toutes les deux à se balader au Ghana. Je ne vais pas dire que j‟y suis allée en « vieille habituée de l‟Afrique », parce que ce serait faux. Je ne connaissais pas le Ghana, mais j‟avais l‟impression d‟être comme un guide qui fait visiter un endroit à quelqu‟un et qui veut absolument tout faire pour que cette personne l‟aime. Marie regardait les choses avec distance alors que les gens qu‟on rencontrait ne la regardaient pas du tout avec distance, parce qu‟elle est noire. Mais ils me regardaient, moi avec distance. Les rôles se sont inversés500.

White Material est tourné au Cameroun pendant trois mois en 2009. NDiaye n‟était pas

présente pendant le tournage.

NDiaye habite à Berlin depuis 2007. Elle avait l‟intention, avec Cendrey et leurs enfants, de quitter la France, poussée par un désir « de renouvellement d‟images, de

498 Jean-Baptiste Harang, « En visite chez Marie NDiaye. Notre sorcière bien-aimée », Libération (12

février 2004). http://remue.net/cont/NDiaye.html

499 Id.

500 Nicolas Azalbert et Stéphanie Delworme, « Trois femmes puissantes. Entretiens avec Claire Denis »,

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sensations501 ». Mais leur décision de déménager est accélérée par les élections présidentielles de 2007 : « Nous n‟avions plus du tout envie d‟être là, dans cette France qui venait d‟élire Sarkozy. J‟ai vraiment l‟impression maintenant que Berlin est devenue ma ville502 ». Ils s‟installent ainsi dans le quartier de Charlottenburg et se mettent à apprendre l‟allemand.

À analyser ces dispositions initiales, NDiaye vit une enfance dans un milieu familial décrit comme populaire et ordinaire, mais légèrement en écart de la société où elle habite à cause de ses origines métissées et l‟absence de son père. NDiaye n‟apprend pas la culture de son père et elle affirme qu‟elle ne se sent pas de proximité par rapport au Sénégal. Le manque de transmission paternelle aura un impact sur son imaginaire de deux manières précises. Dans un premier temps, l‟écrivaine examine souvent dans son écriture les relations entre enfants et parents, dont l‟abandon d‟un enfant est un sujet entrepris dans Rosie Carpe, Une saison de vacances, Les Serpents, Papa doit manger et dans la première partie de Trois femmes puissantes. Sans parler explicitement de sa situation personnelle, l‟écrivaine dit dans un entretien qu‟elle souhaite comprendre ce que c‟est qu‟abandonner son enfant, acte qui lui paraît cruel503. Dans un deuxième temps, l‟absence de connaissances sur l‟Afrique et de culture transmise du père semble informer le rapport de l‟écrivaine à l‟Afrique, vu comme un sujet étranger à elle, mais qui alimente sa curiosité. L‟auteur affirme notamment que l‟Afrique, dans sa vie, a « une place très réduite », mais dans son imaginaire, « une place plus importante504 ». Les lieux de son enfance et ses multiples déménagements à l‟intérieur de la France et de l‟Europe nourrissent concrètement son écriture : ils lui offrent des images, des paysages et des histoires à observer et à transformer dans ses récits. La campagne de Beauce, dit- elle, est « celle qui m‟a formée, qui a modelé en grande partie mon esprit505 » et l‟écrivaine exploite ses souvenirs de ce paysage dans le décor de quelques récits. Elle explique son nomadisme comme adulte dans l‟optique d‟un désir de comprendre

501 Angie David, « Entretien avec Marie NDiaye », art cit.

http://www.leoscheer.com/la-revue-litteraire/2010/01/06/58-entretien-avec-marie-ndiaye

502 Nathalie Crom, « Marie NDiaye : “Je ne veux plus que la magie soit une ficelle” », art cit.

http://www.telerama.fr/livre/marie-ndiaye-je-ne-veux-plus-que-la-magie-soit-une-ficelle- litteraire,46107.php

503 Catherine Argand, « Marie NDiaye », art cit, p. 35.

504 Gilles Anquetil et François Armanet, « Se définir, c‟est se réduire », Le Nouvel Observateur, n°2162

(13 avril 2006), p. 21.

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comment vivent les gens et aussi d‟élargir son répertoire de sensations et d‟images offertes par un endroit, afin de les exploiter jusqu‟à l‟épuisement de l‟inspiration créative.

3.1.1. Écriture

NDiaye commence à écrire vers douze ans. Sa famille « n‟était pas un lieu de livres506 ». NDiaye s‟intéresse néanmoins à la lecture et, comme enfant, elle connaît les histoires de Claude Ponti, les contes de Grimm, de Perrault et les contes russes. Elle découvre les contes africains plus tard dans sa vie. Pendant son adolescence, elle lit les ouvrages de l‟Américaine Joyce Carol Oates, « envers laquelle j‟ai une dette très grande507 ». Tout particulièrement, Eaux compte parmi ses livres préférés. Elle dit qu‟elle éprouve le désir d‟écrire « depuis toujours508 » :

Je me revois très bien (et c‟est aussi précis et coloré dans mon souvenir que certaines scènes de films), petite fille, accoudée à la fenêtre ouverte de ma chambre un après-midi d‟été et regardant aller et venir sur le parking les habitants de la cité de Fresnes où je vivais alors. Je sens encore l‟odeur pas désagréable du goudron fondu au soleil, des pneus brûlants, et je ressens comme je le ressentais la ferveur particulière qui animait les voix, les gestes, parce que c‟était l‟été et qu‟il faisait si chaud, toute cette gaïeté un peu inquiète, nerveuse. J‟ai compris alors que ce moment allait disparaître, qu‟il était déjà fini d‟une certaine façon. Et que j‟allais grandir et partir et que rien de tout cela n‟existerait plus, sauf à l‟écrire. Par la suite, tout ce que je voyais et vivais, je le considérais sous cet angle : de la matière à transformer par les mots pour en garder la trace509.

NDiaye parle du souhait comme enfant que l‟écriture la « sauve de la vie réelle et ordinaire510 » qui lui paraît terrifiante, et qu‟elle ferait d‟elle « quelqu‟un de spécial, d‟unique même511 ». Elle poursuit : « J‟avais l‟impression enfant, d‟être invisible. J‟espérais, sans que cela soit conscient, que l‟écriture me rendrait visible et me protégerait en même temps512 ». Plusieurs de ses copines écrivaient également pour tuer

506 Nelly Kaprièlian, « L‟écrivain Marie NDiaye aux prises avec le monde », art cit.

http://www.lesinrocks.com/2009/08/30/actualite/lecrvain-marie-ndiaye-aux-prises-avec-le-monde- 1137985

507 Dominique Antoine, « Marie NDiaye. La force du style », Interlignes (23 avril 2012).

http://interlignes.curiosphere.tv/?auteur=marie-ndiaye

508 Nathalie Crom, « Marie NDiaye : “Je ne veux plus que la magie soit une ficelle” », art cit.

http://www.telerama.fr/livre/marie-ndiaye-je-ne-veux-plus-que-la-magie-soit-une-ficelle- litteraire,46107.php

509 Gilles Anquetil et François Armanet, « Se définir, c‟est se réduire », art cit., p. 21. 510 Catherine Argand, « Marie NDiaye », art cit, p. 37.

511 Id. 512 Id.

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le temps, et elle considère l‟écriture comme une activité ordinaire et fréquente pendant l‟adolescence.

À dix-sept ans, NDiaye envoie le manuscrit d‟un court roman à trois maisons d‟édition. Ce n‟est pas son premier texte, mais le premier qu‟elle juge comme « montrable513 ». Elle décrit sa décision d‟envoyer le texte aux éditeurs comme un geste adolescent d‟une « grande naïveté514 » : « Je n‟avais aucune espèce de relation avec le milieu de l‟édition, je n‟avais jamais rencontré le moindre écrivain ni éditeur. Du reste, je n‟avais jamais lu