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CHAPITRE 1. État des champs littéraires antillais, africain et français

1. Le champ littéraire antillais : terrain d‟une difficile quête d‟autonomie

1.1. Autonomie et contexte de production

Le défi d‟autonomie du champ est accentué par un manque de maisons d‟édition aux Antilles, qui, selon Chamoiseau, va de pair avec un manque de lecteurs appuyant une institution autonome. Les auteurs de l’Éloge de la créolité affirment : « La littérature antillaise n‟existe pas encore. Nous sommes encore dans un état de prélittérature : celui d‟une production écrite sans audience chez elle, méconnaissant l'interaction auteurs/lecteurs où s‟élabore une littérature » (EC, 14). Parmi les éditeurs martiniquais les plus importants, Désormeaux est fondé en 1971, MGG en 1972 (MGG devient Martinique Éditions en 1999) et Desnel est créé en 2002. En Guadeloupe, la maison d‟édition Jasor est créée en 1985. Ibis Rouge, fondé en 1995, est actif en Martinique, en Guyane et en Guadeloupe. Tony Delsham, auteur et éditeur de MGG devenu Martinique Éditions, est l‟écrivain le plus lu en Martinique et en Guadeloupe, publiant ses propres écrits. Or, les auteurs publiant en France sont plus lus globalement, soient Glissant, Chamoiseau, Confiant, Condé, Schwarz-Bart et Pépin. « La question de l‟édition est donc complexe189 », affirme l‟écrivaine et universitaire guadeloupéenne Dominique Dublaine :

Il y a la question de la diffusion et celle de la représentation, de l‟idée que l‟on se fait des maisons d‟édition. Que veut dire, pour un auteur, être accepté par une maison de l‟hexagone ou par une maison antillaise ? Et que veut dire, pour un lecteur, de lire un ouvrage publié par de « grandes » maisons d‟édition et de « petites » maisons d‟édition qu‟elles soient hexagonales ou antillaises ? Quelle légitimité leur accorde-t-on ? Cela nous renvoie également à la question de l‟horizon d‟attente190.

Si le succès des auteurs antillais est dû, en partie, à une reconnaissance de l‟institution française, reste le sujet de l‟ambiguïté autour de leur connexion à ce champ littéraire. Olga Hél-Bongo remarque que

[…] les ressortissants antillais sont dits citoyens français, mais leur production littéraire reste souvent classée, dans les rayons de librairie parmi les littératures étrangères, contradiction que relevait habilement Aimé Césaire dans sa Lettre à

189 Dominique Deblaine, « Édition aux Antilles. Histoire et enjeux (entretien) », Afiavi Magazine (11 juin

2009). http://afiavi.free.fr/e_magazine/spip.php?article730

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Maurice Thorez191, parlant d‟eux-mêmes, Antillais, comme « citoyens à part entière » mais « entièrement à part » 192.

Selon Véronique Bonnet, les auteurs antillais créent eux-mêmes un « effet de champ193 » par le réseau intertextuel connectant leurs textes aux uns et aux autres. Les références fréquentes à trois figures en particulier de la littérature antillaise renforcent l‟idée d‟une histoire littéraire propre aux Antilles : Aimé Césaire, Édouard Glissant et Saint-John Perse, le poète béké né à Pointe-à-Pitre. « C‟est donc moins les pères qui n‟engendrent les fils que les fils qui fabriquent leurs pères et, partant, leur propre patrimoine194 ». Le paratexte est un lieu privilégié où l‟échange entre auteurs antillais est affiché, par l‟inclusion de citations et de dédicaces. Les choix d‟épigraphes rappellent également la connexion entre littératures écrites en français et l‟existence d‟écrits en créole dans le champ antillais, puis le rapprochement entre les problématiques entreprises et celles abordées dans d‟autres champs. Chamoiseau cite en créole, dans Solibo Magnifique, le chanteur haïtien Althierry Dorival. Écrire en pays

dominé inclut également des références à l‟auteur haïtien Frankétienne, qui écrit

principalement en créole. Confiant, dans Eau de Café, fait précéder son récit d‟un vers de Perse. Bonnet voit l‟intertexte et le métatexte dans le champ antillais comme « une forme d‟habitus195 » :

Le paratexte, et notamment les dédicaces et épigraphes qui sont particulièrement nombreuses, font figures d‟instances de légitimation du champ, instances fabriquées par l‟on peut se placer sous le signe de quelqu‟un sans que pour autant le dédicataire ne puisse protester. On peut donc parler d‟un champ littéraire émergeant en situation relativement autonome par rapport à la littérature nationale française, il y a donc effet de champ sans que pour autant il n‟y ait État-nation dans les îles des Petites Antilles francophones…196

Le rôle de la littérature au sein des sociétés antillaises, aussi bien que le statut du champ, est un sujet fréquemment abordé par les écrivains contemporains, dans les œuvres de fiction, comme dans les essais et lors d‟entretiens. Notons d‟emblée l‟abondance d‟essais des auteurs antillais sur leur pratique d‟écriture, le

191 Aimé Césaire, Lettre à Maurice Thorez, Paris, Présence africaine, 1956, p. 11.

192 Olga Hél-Bongo, « Quand le roman se veut essai. La traversée du métatexte dans l‟œuvre romanesque

de Abdelkébir Khatibi, Patrick Chamoiseau et V.Y. Mudimbe », op cit., p. 82.

193 Véronique Bonnet, « Les traces intertextuelles ou l‟affirmation d‟un champ littéraire franco-antillais »,

dans Romuald Fonkoua et Pierre Halen [dir.], Les champs littéraires africains, Paris, Karthala, 2001, p. 147.

194 Ibid., p. 144. 195 Ibid., p. 147. 196 Id.

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contexte de production, l‟état du champ et le rôle de l‟auteur : la tendance essayiste témoigne d‟une haute fréquence de réflexions métatextuelles et d‟un désir d‟éclairer la situation d‟énonciation des écrivains. Quelques exemples l‟illustrent : Le discours

antillais (1981) ; Éloge de la Créolité (1989) ; Lettres Créoles (1990) ; Écrire la parole de la nuit (1994) et Penser la créolité (1995). Notons également la présence du

personnage d‟un auteur dans les romans, qui appuie une interrogation sur l‟écriture au sein de la fiction.

Lorsque, dans le roman de Maryse Condé, Traversée de la mangrove, Francis Sancher est découvert mort à Rivière au Sel, en Guadeloupe, les membres de la communauté témoignent, à tour de rôle, de leur relation avec lui. L‟un d‟eux réfléchit à ce que faisait Sancher dans la vie : « Écrivain ? Qu‟est-ce qu‟un écrivain ?197 ». Dans Le Nègre et

l’Amiral198, Raphaël Confiant met en scène l‟auteur échoué de Mémoire de céans et

d’ailleurs, texte jamais publié dont son auteur est bloqué par des illusions sur comment

écrire les réalités antillaises. De manière plus subtile, le narrateur de Mahogany de Glissant réfléchit à l‟écriture du personnage en rapport avec le soi : « Les personnages que nous sommes à nous-mêmes descendent au long de la parole, depuis le premier gribouillis solennel et figé, gratté toute la nuit sur des écorces, jusqu‟à la criée aux croisées, rythmée par le vent et par ces morts impavides199 ». Ces œuvres avancent une vision de l‟écrivain en individu privilégié pour relever les silences de l‟histoire, les pouvoirs de l‟imaginaire et ce, sous forme de questionnement. Car, dans les mots de Glissant :

C‟est que nous ne voulons pas connaître la réponse. Nous voulons nous émerveiller ou nous étourdir de la question. Tant de questions éparpillées à partir d‟une seule, plus qu‟un vol de fourmis au travers d‟un sacré coup de baramine que tu plantes dans le nid comme un cataclysme du premier jour. Et peut-être que nous portons en nous ce cataclysme du premier jour…200

Ou encore, selon Geneviève Guérin :

La parole romanesque se fera parfois hésitante, fragmentée même : il s‟agit moins, pour l‟écrivain, de restituer une mémoire enfouie que de désigner l‟oubli, moins de narrer que d‟illustrer les problèmes de la narration. La question du discours romanesque devient dès lors primordiale puisqu‟elle a pour enjeu

197 Maryse Condé, Traversée de la mangrove, op cit., p. 38. 198 Raphaël Confiant, Le Nègre et l’Amiral, Paris, Grasset, 1988. 199 Édouard Glissant, Mahogany, Paris Gallimard, 1997 [1987], p. 160.

200 Édouard Glissant, cité dans Françoise Simasotchi-Bronès, Le roman antillais, personnages, espace et

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l‟émancipation d‟une parole et d‟une mémoire historiquement retenues, assimilées201.

Depuis les années quatre-vingt, « le personnage de l‟écrivain devient dans bien des cas le support d‟un discours métalittéraire sur le statut, les droits, les contingences et les libertés, non plus du petit-bourgeois martiniquais, mais de l‟écrivain antillais contemporain202 ». La mise en abyme de l‟auteur dans ce contexte fait partie d‟une recherche ontologique, voire d‟une « minutieuse exploration203 » de soi-même. Elle rappelle, de ce fait, la vision « intérieure » développée par les auteurs de l‟Éloge de la

créolité.

Pour Glissant, « le discours du discours (le retour sur soi) » a une place importante en Martinique tout particulièrement, « pays où l‟apparence a constamment pris le pas sur le réel204 », c‟est-à-dire que, selon lui, le progrès social et économique affirmé depuis la départementalisation est illusoire. Glissant commente la nécessité d‟un retour sur soi et sur les discours qui circulent, appuyant ainsi une réflexion critique qui problématise et donne sens aux voix émergentes. Le métatexte, selon Glissant, fait donc partie d‟une remise en question et d‟une conscience critique des discours littéraire, politique, économique ou social.

Le champ littéraire antillais témoigne d‟un processus d‟autonomisation appuyé et renforcé par la réflexivité. Pierre Bourdieu a déjà signalé le rapport intime entre spécularité et autonomie d‟un champ : « la réflexivité […] est une des manifestations majeures de l‟autonomie d‟un champ : l‟allusion à l‟histoire interne du genre, sorte de clin d‟œil à un lecteur capable de s‟approprier cette histoire des œuvres (et pas seulement l‟histoire racontée par l‟œuvre)205 ». Un survol de l‟histoire littéraire aux Antilles commençant par les écrits coloniaux et doudouistes fait preuve de cette évolution vers l‟autonomie du champ. Les auteurs doudouistes sont connus pour l‟imitation des écrivains français, la description exotique des « îles » et l‟intériorisation

201 Geneviève Guérin, « De Solibo Magnifique à Biblique des derniers gestes. Esquisse d‟une poétique

chamoisienne », op cit., p. 7.

202 Lydie Moudileno, « Écrire l‟écrivain. Créolité et spécularité », dans Maryse Condé et Madeleine

Cottenet-Hage [dir.] Penser la Créolité, Paris, Karthala, 1995, p. 192.

203 Ibid., p. 193.

204 Édouard Glissant, Le Discours antillais, op cit., p. 33.

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du regard du colonisateur sur soi-même. C‟est que le « discours du discours206 » manque à cette littérature. L‟absence de retour sur soi et sur le langage dans le contexte antillais, nous le voyons à travers les voix des auteurs depuis la négritude, est considéré comme porteur d‟une idéologie et d‟une idée de l‟identité qui ne remettent pas en question l‟aliénation culturelle et la domination de l‟autre. Concernant le rapport à la langue, fondé sur l‟imitation et n‟engendrant pas de véritable problématique langagière, nous pouvons conclure qu‟il n‟y a pas encore « écriture207 », au sens de Roland Barthes. L‟écriture nécessite une problématique de langue plutôt qu‟un rapport mimétique au monde : « Placée au cœur de la problématique littéraire, qui ne commence qu‟avec elle, l‟écriture est donc essentiellement la morale de la forme, c‟est le choix de l‟aire sociale au sein de laquelle l‟écrivain décide de situer la Nature de son langage208 ».

La remise en question du discours, la méditation sur l‟auteur et sur sa prise de parole accompagnent les écrits des Antilles à des niveaux variés, selon l‟auteur et le texte spécifique, à partir des années trente. Cette époque voit notamment l‟émergence d‟Aimé Césaire, de Suzanne Césaire et de Gilbert Gratiant, ce dernier étant pourtant critiqué par le groupe de Légitime défense qui lui reproche un « lyrisme de classe condamnée209 » dans son livre Poèmes en vers faux (1931). Les années cinquante voient l‟entrée en littérature d‟Édouard Glissant et de Frantz Fanon. Les années soixante-dix voient la parution de romans de Joseph Zobel, de Vincent Placoly et de Simone Schwarz-Bart. Le rythme de publication s‟accélère pendant les années quatre-vingt, avec l‟émergence de Daniel Maximim, de Xavier Orville, de Maryse Condé, de Raphaël Tardon, de Raphaël Confiant et de Patrick Chamoiseau. Gisèle Pineau et Ernest Pépin les rejoignent au cours des années quatre-vingt-dix.

Au moment où Chamoiseau fait son entrée en littérature, le champ entre en période d‟intensification de production et de discours sur la légitimité des entreprises littéraires antillaises. Ses contemporains s‟expriment sur leur vision de la chose littéraire et du rapport qu‟entretient l‟auteur à la société dans le contexte antillais. Chamoiseau s‟intègre aux débats littéraires, sociaux et politiques et prend position sur les grandes questions qui circulent : l‟esclavage et la réminiscence historique, le colonialisme et la

206 Édouard Glissant, Le Discours antillais, op cit., p. 33.

207 Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Éditions Gonthier, 1970 [1953], p. 18. 208 Id.

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départementalisation, la culture et la langue créoles, l‟identité culturelle et celle de l‟auteur, le retour sur l‟écriture, l‟imaginaire et l‟idéologie, l‟héritage des auteurs et tendances littéraires qui le précèdent et la relation entretenue avec d‟autres littératures du monde. La dynamique du champ littéraire antillais pendant la carrière de Chamoiseau porte ainsi la marque d‟une quête d‟autonomie et d‟une interrogation sur le pouvoir du littéraire dans la sphère sociale.