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Métatextualité et idée du romanesque dans les œuvres de Patrick Chamoiseau, Ken Bugul et Marie NDiaye

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Academic year: 2021

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Métatextualité et idée du romanesque dans les

œuvres de Patrick Chamoiseau, Ken Bugul et

Marie NDiaye

Thèse

Morgan Faulkner

Doctorat en études littéraires

Philosophiæ doctor (Ph.D.)

Québec, Canada

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RÉSUMÉ

En nous fondant sur six romans de Patrick Chamoiseau, Ken Bugul et Marie NDiaye, cette thèse examine la profondeur de la pratique métatextuelle qui alimente les textes. De ces œuvres et auteurs d‟une grande diversité, la constante repose sur une réflexion sur l‟art du roman au sein de la fiction : pourquoi et comment le commentaire critique s‟articule-t-il ? Quel est son statut dans la fiction ? Quels enjeux pour ces romans qui se regardent fonctionner ?

Cette recherche aborde ces questions à travers l‟analyse de romans dont la double réflexion sur la société et la littérature est dense. Ces auteurs martiniquais, sénégalais et français nous amènent à réfléchir sur l‟essence de la fiction, les jeux et enjeux de discours et les implications sociales de leur prise de parole. Le métatexte interroge donc la complexité et le fonctionnement de l‟œuvre et médite sur les aspects principaux de sa littérarité. Toutefois, la critique du roman et du regard de l‟auteur pratiquée dans ces textes contient des visions précises et singulières de l‟apport de la fiction à l‟examen de la société.

Les quatre chapitres de la thèse sont guidés par des théories de la sociologie institutionnelle et de l‟analyse discursive. Ce cadre méthodologique permet d‟observer l‟articulation entre le contexte socio-historique extérieur aux romans et les procédés discursifs à l‟intérieur de leurs pages. Des visions du genre romanesque entrent en concurrence dans les champs littéraires antillais, africain et français dans lesquels Chamoiseau, Bugul et NDiaye participent. De même, ces auteurs développent une idée du roman au sein de leurs œuvres de fiction. Cette articulation, rendue possible par une pratique autoréflexive du roman, montre la prépondérance dans leurs œuvres de l‟hybridité générique, de la pluralité (de discours, de savoirs et de points de vue), de l‟opacité, de l‟ambivalence et de la conscience critique du texte et de ses procédés. Cette thèse montre en quoi, pour Chamoiseau, Bugul et NDiaye, l‟histoire du roman est inséparable d‟une enquête sur l‟auteur, l‟écriture, le langage, le référent et le monde des lettres.

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ABSTRACT

This thesis examines metatextual practices in novels by Patrick Chamoiseau, Ken Bugul and Marie NDiaye. Among the great diversity of their works, a major constant is the reflection on writing and the novel. Why and how is a critical commentary expressed in the novels? What is its status in a work of fiction? What is at stake in these novels that observe their own functions and practices?

These questions are answered through the analysis of novels containing a rich reflection on both society and literature. These authors from Martinique, Senegal and France bring the reader to reflect on the essence of fiction, the consequences of discourse and the social implications of their writing. The novel‟s metatext therefore interrogates the complexity and the functioning of the work, as well as the principle aspects of what makes it literature. Furthermore, the critique of the novel and of the author‟s gaze practiced in these texts contains precise and singular visions on the advantages of fiction in the analysis of society.

The four chapters of this thesis are guided by theories on institutional sociology and discourse analysis. This methodological framework allows for the observation of the links between the novel‟s socio-historical context and its discursive practices. While competing visions of the novel as a genre populate the Caribbean, African and French literary landscapes, the authors also develop an idea of the novel in their works of fiction. This research examines how the expression of an “idea of the novel” is made possible through self-reflexive practices. It also looks at the preponderance in the texts of generic hybridity, plurality (of discourses, types of knowledge and viewpoints), the opaque, ambivalence and a critical consciousness of the novel and its practices. This thesis demonstrates how, for Chamoiseau, Bugul et NDiaye, the novel‟s story is inseparable from an inquiry into language, writing, the author, the referent and the literary world.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... iii

ABSTRACT ... v

TABLE DES MATIÈRES ... vii

ABRÉVIATIONS ... ix

INTRODUCTION GÉNÉRALE ... 1

1. Intérêt et motivation du sujet ... 1

2. Corpus, problématique de recherche et hypothèse de travail ... 4

3. État de la question ... 7

3.1. Sur Patrick Chamoiseau ... 7

3.2. Sur Ken Bugul ... 12

3.3. Sur Marie NDiaye ... 15

4. Considérations théoriques et méthodologiques ... 20

5. Limites et grandes articulations de la recherche ... 25

CHAPITRE 1. État des champs littéraires antillais, africain et français ... 29

1. Le champ littéraire antillais : terrain d‟une difficile quête d‟autonomie ... 30

1.1. Autonomie et contexte de production ... 38

2. Le champ littéraire africain et l‟affranchissement de l‟idéologie coloniale ... 43

3. Le champ littéraire français et la lutte des définitions du romanesque ... 54

3.1. Le nouveau roman ... 57

3.2. Entre fiction critique et écriture du réel : la littérature française contemporaine ... 60

CHAPITRE 2. Trajectoires de Patrick Chamoiseau, Ken Bugul et Marie NDiaye ... 69

1. Trajectoire de Patrick Chamoiseau ... 69

1.1. Dispositions ... 69

1.2. Positions ... 85

1.3. Prises de position... 89

2. Trajectoire de Ken Bugul ... 103

2.1. Dispositions ... 103

2.2. Positions ... 114

2.3. Prises de position... 116

3. Trajectoire de Marie NDiaye ... 128

3.1. Dispositions ... 128

3.2. Positions ... 146

3.3. Prises de position... 148

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1. Les procédés métatextuels ... 165

1.1. L‟auteur : sujet et objet d‟analyse ... 165

1.2. L‟écriture en question ... 172

1.3. Le langage en question ... 185

1.4. La lecture en question ... 191

1.5. Le référent en question ... 198

1.6. La littérature en question : intertexte, parodie et institution littéraire ... 202

1.7. Conclusion ... 206

2. Pratiques métatextuelles ... 208

2.1. Patrick Chamoiseau et le laboratoire de l‟écrivain ... 208

2.2. Ken Bugul ou la littérature et la vie ... 234

2.3. Marie NDiaye ou la mise en scène du langage ... 257

3. Les fonctions du métatexte ... 280

CHAPITRE 4. Idée du romanesque ... 297

1. Hybridité générique ... 299

1.1. Essai ... 299

1.2. Théâtre ... 304

1.3. Poésie ... 309

1.4. Conclusion ... 312

2. Les formes du pluriel (discours, savoirs, points de vue) ... 315

2.1. La traversée des discours : l‟exemple de l‟histoire ... 316

2.2. La traversée des savoirs ... 328

2.3. Les points de vue ... 331

2.4. Conclusion ... 335

3. Les formes de l‟inexplicable et de l‟ambivalence ... 337

3.1. Le fantastique, le merveilleux et l‟étrange ... 337

3.2. L‟opaque ... 346

4. Conclusion : vers une idée du romanesque ... 351

CONCLUSION GÉNÉRALE ... 357

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ABRÉVIATIONS

Voici les sigles des romans étudiés. Ils sont placés entre parenthèses et en caractères droits dans le texte, suivis du numéro de la page. Les références complètes se trouvent dans la Bibliographie générale, à la fin de la thèse.

BF : Le Baobab fou

MHM : Mes hommes à moi RFF : Rue Félix-Faure FM : La folie et la mort DC : Un dimanche au cachot EPD : Écrire en pays dominé

EVH : L’esclave vieil homme et le molosse EAC : L’empreinte à Crusoé

AB : À bout d’enfance AE : Antan d’enfance CE : Chemin d’école EC : Éloge de la créolité SM : Solibo Magnifique RC : Rosie Carpe

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REMERCIEMENTS

Merci à ma famille du soutien et encouragement au cours des dernières années. À Matthieu, merci d‟avoir été à l‟écoute, et de tes lectures attentives.

Merci à tous les membres de la Chaire de recherche du Canada en littératures africaines et Francophonie à l‟Université Laval. Au-delà des échanges fructueux sur nos recherches, je retiens de cette expérience la solidarité d‟un groupe formidable de jeunes chercheurs. Cela a été un privilège et un plaisir.

Merci aux professeurs Fernando Lambert, Olga Hél-Bongo, Kasareka Kavwahirehi, et Françoise Naudillon de vos commentaires sur mon travail à diverses étapes de la recherche.

J‟ai écrit cette thèse grâce au soutien du programme de bourse Joseph-Armand Bombardier du Conseil de Recherche en Sciences Humaines (CRSH). Je remercie également le Département des littératures de l‟Université Laval des bourses de rédaction et de voyages.

Merci à mon directeur de thèse, Justin Bisanswa. Votre rigueur et éthique de travail ont été des sources d‟inspiration. Votre chaleur humaine a transporté cet apprentissage hors des murs de l‟université. Merci d‟avoir nourri mon goût pour la recherche et ma curiosité de la vie.

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Ce n‟est pas l‟image de l‟homme en soi qui est caractéristique du genre romanesque, mais l’image de son langage.

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

1. Intérêt et motivation du sujet

Lors de la découverte des romans de Patrick Chamoiseau, de Ken Bugul et de Marie NDiaye, nous avons été frappées par la densité d‟une réflexion faisant constamment vibrer le littéraire et le social. Les histoires des romans, doublées d‟un examen du rapport de l‟auteur et du texte à la vie sociale, amènent à la surface du récit une question sous-jacente : pourquoi la littérature ? L‟inspiration de contextes sociaux précis est importante chez ces auteurs martiniquais, sénégalais et français : esclavage, colonisation, indépendances africaines, rencontres interculturelles et relations proches sont parmi les thèmes abordés et, pourtant, ces objets de recherche sont chaque fois placés dans une boucle où la référence à la société se mue en référence à l‟écriture, toutefois sans perdre de vue l‟emprise sur une matière « réelle », voire humaine. Notre intérêt dès la première année de nos études doctorales en 2010 s‟est concentré sur l‟idée de comprendre l‟impossibilité de penser le social sans penser à sa configuration par le roman et, à ce titre, sur l‟expression dans les romans d‟un désir de commenter ses propres pratiques. Ce questionnement nous a amenées à la problématique métatextuelle : pourquoi et comment les auteurs commentent-ils leur pratique littéraire à l‟intérieur de l‟œuvre de fiction ?

Cette interrogation serait très profonde dans les traditions littéraires antillaises, africaines et françaises dont participent Chamoiseau, Bugul et NDiaye. Édouard Glissant a déjà écrit sur l‟éthique du « discours du discours1 » dans le contexte antillais qui détruirait la violence langagière, soit la domination d‟un langage sur un autre. Valentin-Yves Mudimbe a réfléchi sur l‟idéologie et les méthodologies empruntées pour écrire sur des peuples africains dans L’Écart2. Georges Perec a interrogé, dans Les choses3, les possibilités de la fiction de représenter l‟absence de communication entre les êtres que l‟auteur observe dans la société française. Nous avons pu observer que l‟insertion de la parole de Chamoiseau, Bugul et NDiaye dans ces traditions littéraires respectives peuplées d‟une richesse de réflexions sur la pratique romanesque, multiplie

1 Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Gallimard, 1997 (1981), p. 33. 2 Valentin-Yves Mudimbe, L’Écart, Paris, Présence africaine, 1979.

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les enjeux de leur propre discours réflexif. Outre la méditation sur la complexité d‟un univers romanesque précis, le métatexte fait entrer la vision du roman d‟un auteur en contact avec celles des auteurs qui l‟ont précédé et qui l‟entourent. Il est un lieu d‟historicité textuelle et il tient en lui des stratégies de positionnement qui signalent la continuation et la rupture de l‟œuvre par rapport à d‟autres « idées » du roman.

Pourtant, le métatexte est peu abordé par la critique littéraire africaine et antillaise. Puis, bien que la critique française ait analysé les pratiques autoréflexives des nouveaux romanciers et les « fictions critiques4 » plus contemporaines, celle de Marie NDiaye en l‟occurrence touche peu à cet aspect de son œuvre. La critique reconnaît des instants de réflexivité Ŕ la figure de l‟auteur chez Chamoiseau, la mise en abyme chez Bugul et l‟omniprésence de la parole chez NDiaye, mais peu d‟études abordent la problématique métatextuelle de façon approfondie. Le regroupement d‟auteurs français, martiniquais et sénégalais autour de ce sujet est également peu exploité.

Notre recherche porte, non sur le métatexte qui serait vu exclusivement comme le commentaire d‟un texte sur un autre, tel l‟essai critique, mais sur le métatexte dans les romans sur soi-même ou sur un autre texte. La métatextualité, selon Gérard Genette, désigne la relation de commentaire « qui unit un texte à un autre texte dont il parle5 » et constitue un type de relation transtextuelle6. Il explique ces relations entre des textes par la métaphore du palimpseste, « où l‟on voit, sur le même parchemin, un texte se superposer à un autre qu‟il ne dissimule pas tout à fait, mais qu‟il laisse voir par transparence7 ». Pour Laurent Lepaludier le métatexte inclut l‟interprétation d‟une œuvre sur elle-même qui « traduit le renvoi d‟un texte à son artifice littéraire8 ». Il précise que « Le texte de fiction sera métatextuel s‟il invite à une prise de conscience critique de lui-même ou d‟autres textes. La métatextualité appelle l‟attention du lecteur sur le fonctionnement de l‟artifice de la fiction, sa création, sa réception et sa

4 Dominique Viart, « Le moment critique de la littérature. Commet penser la littérature contemporaine »,

dans Bruno Blanckeman, Jean-Christophe Millois et Dominique Viart [dir.], Le roman français

aujourd’hui. Transformations, perceptions, mythologies, Paris, Prétexte, 2004, p. 29-30.

5 Gérard Genette, Palimpseste. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 10.

6 Les cinq types de relations transtextuelles analysées par Genette sont l‟intertextualité, la paratextualité,

la métatextualité, l‟hypertextualité et l‟architextualité. Ibid., p. 8-11.

7 Ibid., p. 451.

8 Laurent Lepaludier « Introduction », dans Laurent Lepaludier [dir.], Métatextualité et métafiction.

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participation aux systèmes de signification de la culture9 ». Ainsi, le métatexte est également une pratique intégrée à la fiction ayant la valeur du commentaire. Il attire l‟attention sur l‟énonciation, le décodage de la structure interne du récit et/ou sur la problématique référentielle que le roman aborde.

Les œuvres de Patrick Chamoiseau, de Ken Bugul et de Marie NDiaye sont de riches terrains d‟analyse. Ces auteurs jouissent d‟une grande reconnaissance internationale. Le prix Goncourt, le prix Fémina, le Grand Prix littéraire de l‟Afrique noire et la médaille de l‟ordre français des Arts et des Lettres sont parmi les instances de consécration offertes à leurs œuvres. L‟abondance du discours critique sur leurs écrits témoigne également de l‟importance de ces trois écrivains parmi les littératures d‟expression française. La critique reconnaît notamment la finesse et la pertinence de l‟analyse sociale menée dans les textes, qui abordent des problématiques telles que l‟identité culturelle et d‟auteur, l‟idéologie coloniale, le désir de dominer l‟autre, l‟humain transformé en objet sexuel ou en marchandise. La relation à l‟autre est toujours présente. Il en est de même pour l‟inspiration des pays dont sont issus les auteurs : la Martinique, le Sénégal et la France. La diversité des procédés par lesquels ces auteurs réfléchissent sur l‟art du roman est grande. Ces écrivains doublent leur récit de son commentaire, tantôt marqué d‟ironie ou d‟exagération, tantôt exprimé de façon discrète. En examinant de près les romans de Chamoiseau, Bugul et NDiaye, nous remarquons que le métatexte exprime une attitude, dont les enjeux sont éthiques et esthétiques, envers le genre romanesque, en général, et envers les fonctions et enjeux des procédés particuliers des textes. Le dialogisme, le statut du narrateur, la transparence et l‟opacité des détails, les digressions, l‟enchevêtrement de niveaux de récit, le langage, la relation à une « réalité » : ce sont tous des aspects des romans objectivés dans le métatexte. Ainsi, l‟intérêt de cette thèse réside dans la volonté de relier l‟expression du réel dans les romans à leur discours réflexif et d‟examiner en quoi, de la pratique métatextuelle, une vision du genre romanesque se développe à l‟intérieur des œuvres de fiction. Ce faisant, nous voudrions montrer la quête de chaque écrivain, à la recherche de nouvelles formes pour faire entendre « sa propre exégèse du sens du monde10 ».

9 Laurent Lepaludier « Introduction », art cit., p. 10.

10 Georg Lukács, La théorie du roman, traduit de l‟allemand par Jean Clairevoye, Paris, Gonthier, 1989

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2. Corpus, problématique de recherche et hypothèse de travail

Notre corpus est composé de deux romans par auteur, chacun sélectionné pour le rôle important du métatexte dans l‟œuvre. D‟autres romans de Chamoiseau, Bugul et NDiaye mettent également en scène des procédés réflexifs (Bibliques des derniers

gestes, Riwan et le chemin de sable, Les Sorcières, entre autres). Toutefois, un choix

s‟est imposé afin d‟effectuer une étude qui ne serait pas trop vaste. Notre objectif était de limiter le corpus afin de pouvoir montrer, à partir des textes, le phénomène métatextuel, mais également de plonger dans chacun des romans et d‟éclairer les manifestations singulières de la métatextualité et le rôle joué par la réflexivité dans la cohérence de l‟œuvre. Ainsi, dans la masse de textes publiés par les auteurs choisis, nous avons sélectionné Écrire en pays dominé (1997) et Un dimanche au cachot (2007) de Patrick Chamoiseau, Rue Félix-Faure (2005) et Mes hommes à moi (2008) de Ken Bugul et Rosie Carpe (2001) et Trois femmes puissantes (2009) de Marie NDiaye. Ces romans présentent tous des procédés métatextuels différents et éclairent une variété d‟aspects de l‟art du roman. La figure de l‟auteur dans la fiction et le dialogisme sont privilégiés chez Chamoiseau. Des métaphores de l‟énonciation et la digression marquent les romans de Bugul. Des questions sur la parole et l‟emploi d‟un champ lexical littéraire traversent les œuvres de NDiaye. La réflexion sur l‟écriture constitue parfois des pauses abruptes et explicites, notamment dans les romans de Chamoiseau et, à un moindre degré, chez Bugul. Or, dans les œuvres de NDiaye, elle est plutôt discrète. Cette diversité peint un portrait complexe de la problématique métatextuelle et de ses manifestations possibles.

Nous ferons référence à d‟autres textes de Chamoiseau, NDiaye et Bugul au long de l‟étude afin d‟amener des nuances à l‟analyse ou pour ajouter des exemples pertinents. Nous nous appuierons donc aussi, accessoirement et selon les besoins de l‟analyse, sur

Solibo Magnifique, Une enfance créole, Texaco, L’empreinte à Crusoé, L’esclave vieil homme et le molosse, La folie et la mort, Le Baobab fou, Riwan ou le chemin de sable, La Sorcière, En famille, et Quant au riche avenir. Nous ferons également appel à

d‟autres écrivains, tels Édouard Glissant, Maryse Condé, Boubacar Boris Diop, Valentin-Yves Mudimbe, Milan Kundera et Georges Perec afin de contextualiser la

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pratique de nos auteurs parmi celles d‟autres écrivains dans les champs littéraires antillais, africain et français.

La présence du métatexte est donc la plus grande constante qui se dégage de ces romans hétérogènes. Chaque auteur amène la diégèse vers une interrogation sur le langage, le référent, l‟auteur, l‟écriture et le récit. Dans Écrire en pays dominé et Un dimanche au

cachot, Chamoiseau problématise l‟histoire et la mémoire, la relation entre le passé

antillais et l‟instant contemporain, la violence des langages qui visent à dominer, l‟identité du sujet écrivant, l‟identité culturelle et les possibilités de construire, dans l‟écriture, l‟identité d‟un autre, tels les exemples de Caroline et de L‟Oubliée dans Un

dimanche au cachot. Une réflexion sur l‟écriture s‟énonce à travers l‟élaboration d‟une

bibliothèque dans Écrire en pays dominé, la mise en abyme de la situation d‟auteur de Chamoiseau transposée dans les textes, le dialogue des personnages d‟un écrivain et d‟un lecteur qui scrutent les énoncés d‟Un dimanche au cachot. Le recours massif à l‟intertextualité représente également un processus d‟écriture où, dans le laboratoire de l‟écrivain, ce dernier serait entouré des idées de Faulkner, de Césaire, de Glissant, de Saint-John Perse et de tant d‟autres écrivains. Comment témoigner du passé esclavagiste dans le moment contemporain ? Comment décrire l‟être sans lui enlever son opacité, voire sa complexité humaine ? Comment dire le sérieux de l‟esclavage et de la colonisation aux Antilles avec légèreté, humour, autodérision ? Ces questions sont amenées à la surface des récits dans le commentaire métatextuel. À travers un mélange de genres (essai, poésie, autobiographie, théâtre) et de savoirs extra-littéraires (philosophie, Histoire, anthropologie), les œuvres de Chamoiseau exhibent une conscience critique de leurs propres procédés et des frontières mouvantes du genre romanesque.

Les romans de Ken Bugul Rue Félix-Faure et Mes hommes à moi examinent l‟intimité et l‟identité hybride, les rencontres culturelles entre l‟Afrique et l‟Europe, l‟histoire coloniale et d‟après les indépendances en Afrique, l‟urbanisation et l‟objectivation des humains dans les relations amoureuses, sexuelles, et à travers des marchands de foi. Le métatexte est développé par des commentaires sur le rapport entre la vie et la fiction, par la mise en abyme de l‟auteur, de l‟écriture et du récit, tel un tapuscrit intitulé « Vengeance » lu par le personnage Muñ dans Rue Félix-Faure. Il se manifeste dans des métaphores de l‟énonciation comme le jeu, le spectacle et l‟histoire perdue. Comment

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écrire la plénitude du passé lorsque le seul moment palpable est l‟instant de l‟écriture ? Comment décrire une vie marquée d‟absences, de manque de compréhension et de situations changeantes ? Comment rendre la forme d‟un récit policier elle aussi énigmatique ? Comment faire passer l‟ampleur de l‟Histoire par le récit intime ? Les œuvres de Bugul examinent ces questions et les mettent en rapport avec des procédés romanesques tels le glissement du récit vers l‟essai, l‟incorporation du discours historique dans la fiction, puis le mélange de métalepse et de merveilleux.

Dans Rosie Carpe et Trois femmes puissantes, Marie NDiaye examine la psychologie humaine, les relations intimes, la famille, les rapports interculturels (France-Antilles et France-Sénégal), l‟abandon, la méchanceté, le désir d‟écraser l‟autre et la peur de l‟être de sombrer dans l‟insignifiance. Des questions ponctuent les textes et interrogent la mémoire, le langage, la production du sens, la représentation et la perception individuelle. Dans une mise en scène du langage littéraire, une variété de façons d‟écrire est absorbée au sein des romans, rappelant des mouvements et des genres littéraires tels que le réalisme, le conte, le nouveau roman et le théâtre de l‟absurde. Comment assumer une historicité textuelle en minimisant les références intertextuelles précises ? Comment faire osciller la description minutieuse, voire réaliste, et l‟improbable, le doute, puis la non-crédibilité de la narration ? Comment décrire de près la pensée d‟un individu singulier et remettre en cause la vérité de cette pensée pourtant décrite ? Comment représenter des relations humaines en voie de détérioration dans un langage qui serait riche ? Comment décider de l‟importance d‟un détail et de l‟insignifiance d‟un autre ? Dans un commerce entre théâtre, nouvelle et fiction, NDiaye alimente son univers romanesque de réflexions sur la fonction des détails et sur la cohérence de l‟œuvre. En nous fondant sur ces six romans, nous voudrions montrer que Chamoiseau, Bugul et NDiaye mettent en scène leur travail d‟écrivain pour réfléchir sur la médiation entre le roman et le réel. En effet, leurs œuvres interrogent la présence de l‟auteur au monde, le référent, le matériel linguistique, et les libertés et les contraintes de l‟écriture. Autrement dit, problématiser la relation entre l‟auteur, l‟œuvre et le monde est l‟un des objets mêmes des romans, plaçant le discours du texte sur la société en rapport étroit avec un discours sur la littérature. Partons ainsi de l‟hypothèse de départ que le

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métatexte oriente la lecture vers « le caractère fabriqué de l‟illusion référentielle11 ». Nous sommes d‟accord avec ce postulat de Laurent Lepaludier. Or, la fictionnalité des romans est tellement explicitée dans notre corpus par le développement du commentaire sur l‟écriture qu‟il nous semble que les enjeux signifiants de cette pratique résident davantage dans la méditation sur le pourquoi et le comment. Ainsi, les textes donnent l‟impression d‟être en train de s‟écrire, de raconter leur propre histoire, faisant en sorte que l‟énonciation entre en concurrence avec l‟énoncé. Comment le commentaire critique se manifeste-t-il dans les romans ? Pourquoi ? Quels sont les effets ? Quel rapport le métatexte entretient-il avec les autres stratégies narratives déployées dans les romans ? Quelle vision des pratiques et fonctions du genre romanesque est ainsi engendrée dans ces textes qui scrutent sans cesse leurs propres procédés ? Nous répondrons à ces questions au cours de cette étude.

3. État de la question

Les œuvres de Chamoiseau, Bugul et NDiaye sont abondamment analysées. Des études consacrées à leurs textes littéraires prennent la forme de thèses et de mémoires, de parties d‟ouvrages généraux ou d‟anthologies sur l‟histoire littéraire de leur région, d‟ouvrages spécialisés sur chacun des auteurs et d‟articles ou chapitres de livre. Nous allons esquisser les principales constantes critiques sur ces auteurs et dégager les arguments liés à la réflexivité afin de montrer l‟espace que notre recherche comblera au sein du discours critique.

3.1. Sur Patrick Chamoiseau

Les thèmes de l‟histoire, de la mémoire, de l‟espace12, de l‟identité, de l‟oralité, de la créolité et du multilinguisme préoccupent essentiellement la critique chamoisienne. L‟histoire est normalement perçue comme morcelée, tournant autour du passé esclavagiste et colonial. Euridice Figueiredo remarque dans Solibo Magnifique que « l‟absence de mémoire ou la vision parcellaire, fragmentée de l‟Histoire semblent être

11 Laurent Lepaludier « Introduction », art cit., p. 12.

12 Isao Hiromatsu, « Remémoration créative de Patrick Chamoiseau. La Description du “non-espace”

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le patrimoine commun des peuples colonisés13 ». Les études sur l‟identité reposent sur l‟idée qu‟une spécificité créole alimente les textes. Selon Adlai Murdoch, Chamoiseau affirme une identité nationale14. Il soutient que Chamoiseau exprime la culture antillaise « through a cultural framework of créolité15 ». Il conclut : « Writers like Chamoiseau determinedly reframe francophonie within a context of nationalism and discourse that constructs new, discrete sites of francophone culture and ultimately undermines the accepted specificity of literary and cultural francophone artifacts that reflect only the hierarchies of the hexagone16 ». Pour lui, l‟auteur désire enraciner son écriture dans la culture martiniquaise, une hypothèse souvent soutenue par des passages du manifeste

Éloge de la créolité17.

Intéressée par les questions de l‟oralité et du multilinguisme, Lise Gauvin examine la relation entre le français et le créole dans Texaco. Elle se concentre sur les « glissements de langues18 » pour étudier en quoi le texte « parle la langue19 ». En analysant des procédés tels que la traduction et le commentaire métalinguistique, Gauvin conclut que le « multilinguisme de Chamoiseau ne tend pas vers la juxtaposition des langues ni vers l‟annulation de leur différence mais vers une expérimentation continue qui, à l‟image de la ville ou du jardin créole, ne table sur rien de fixe ni d‟établi20 ».

En lien avec notre problématique, Serge-Dominique Ménager s‟attarde sur l‟autoréflexivité pour exprimer une quête de légitimation de l‟écriture dans Texaco. Dans son analyse de la topographie du roman, Ménager montre qu‟une double trame narrative se construit : la narration dérive fréquemment du récit premier pour incorporer les cahiers de Marie-Sophie Laborieux, les notes de l‟urbaniste et les commentaires du Marqueur de Paroles. Selon lui, ces « sous-ensemble[s] textuel[s]21 » forment un cercle,

13 Euridice Figueiredo, « La réécriture de l‟histoire dans les romans de Patrick Chamoiseau et Silviano

Santiago », Études Littéraires, vol. 25, n°3 (hiver 1992-3), p. 37.

14 Adlai H. Murdoch, « Postcolonial peripheries revisted. Chamoiseau‟s rewriting of francophone

culture », dans Michael Bishop et Christophe Elson [dir.], French Prose in 2000, Amsterdam, NY, Rodopi, 2002, p.142.

15 Ibid., p. 137. 16 Ibid., p. 142. 17 Ibid., p. 137.

18 Lise Gauvin, « Glissements de langues et poétiques romanesques. Poulin, Ducharme, Chamoiseau »,

Littérature, vol. 101 (février 1996), p. 9.

19 Id.

20 Ibid., p. 23.

21 Serge-Dominique Ménager, « Topographie, texte et palimpseste. Texaco de Patrick Chamoiseau », The

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par l‟interaction entre eux qui « cimente […] l‟érection de la parole dans la solidification du livre imprimé22 ». L‟effet, quant à Ménager, est une mise en abyme de la trame du roman, par le fait de dessiner sa topographie et d‟éclairer un palimpseste de textes qui le constituent, « se lisant par couches superposées23 ». Ce travail sur la topographie est vu comme une transposition de la démarche de l‟auteur « visant à la reconnaissance définitive par la littérature Ŕ la Loi Ŕ d‟une forme encore rejetée au sein ou tout au moins mal reconnue, mal tolérée par elle, l‟écrit créole24 ».

Lydie Moudileno considère également la réflexivité dans l‟œuvre de Chamoiseau comme un commentaire sur le statut de l‟auteur. En examinant la figure de l‟auteur dans les romans de Maryse Condé, Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau, Moudileno soutient que ces écrivains « articulent un discours de libération25 », où le personnage de l‟auteur appuie « un discours métalittéraire sur le statut, les droits, les contingences et les libertés26 » de l‟écrivain antillais contemporain. Son analyse de Solibo Magnifique met en rapport l‟annexe du texte, « qui réussit à intégrer Solibo et sa parole27 » et le questionnement de l‟auteur au long du roman, « Comment écrire la parole de Solibo ?28 ». Moudileno conclut que, pour Chamoiseau, la figure de l‟auteur sert à « exposer les ressources de la créolité, notamment en intégrant l‟oralité dans la problématique de l‟écriture29 ».

Selon Savrina Parevadee Chinien, le commentaire sur l‟écriture se situe dans le champ de la postcolonialité en tant que stratégie pour libérer la littérature antillaise des contraintes d‟une écriture occidentale. Chinien précise : « L‟écrire, ayant pour enjeu une émancipation à la fois théorique, culturelle et sociopolitique, vise à être une démarche qui se défait du regard de l‟Autre et s‟oriente vers une géographie interne pour mieux exprimer la créolité tout en évitant le “doudouisme”30 ». Le métatexte et la mise en

22 Serge-Dominique Ménager, « Topographie, texte et palimpseste. Texaco de Patrick Chamoiseau », art

cit., p. 62.

23 Ibid., p. 63. 24 Id.

25 Lydie Moudileno, « Écrire l‟écrivain. Créolité et spécularité », dans Maryse Condé, Madeleine

Cottenet-Hage [dir.], Penser la Créolité, Paris, Karthala, 1995, p. 192.

26 Id.

27 Ibid., p. 199. 28 Id.

29 Ibid., p. 197-198.

30 Savrina Parevadee Chinien, « L‟Art de l‟écrire chez Patrick Chamoiseau », Présence francophone, vol.

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abyme seraient donc des stratégies nourrissant une entreprise postcoloniale par la méditation sur comment écrire la créolité pour libérer l‟écriture de l‟emprise coloniale. Geneviève Guérin esquisse, dans son mémoire de maîtrise, l‟évolution d‟une poétique chamoisienne de Solibo Magnifique à Biblique des derniers gestes. Selon elle, l‟écriture est marquée par l‟autocritique :

[…] l‟œuvre littéraire est le lieu d‟une critique, de son propre objet d‟abord, mais plus étonnamment encore, de sa possibilité même. En révélant les limites de l‟enjeu de son entreprise d‟écriture, Chamoiseau permet à celle-ci de se déployer dans une aire intermédiaire, lieu d‟élaboration d‟une perception dynamique et plurielle de l‟aventure fictionnelle31.

Malgré la justesse de ses remarques sur la métatextualité, Guérin ne s‟y attarde pas. Ce n‟est pas son propos. L‟analyse montre plutôt l‟expression d‟une quête de soi, dans son rapport avec la créolité.

Dans sa thèse de doctorat sur l‟articulation de l‟essai dans la fiction, Olga Hél-Bongo examine en profondeur les procédés métatextuels des romans de Chamoiseau. Elle montre le « commerce incessant entre le roman et l‟essai32 », en ce sens que « le roman contient de fréquentes réflexions (sous forme de métatextes) qui mènent souvent la diégèse à la dérive, par le procédé du délai33 ». Pour elle, la métatextualité rejoint l‟essai car la réflexion et la mise en abyme « entrent dans le ton et dans la démarche de l‟essai34 ». Tout particulièrement, elle soutient que le commentaire fait d‟Écrire en pays

dominé une « fiction théorique35 » et d‟Un dimanche au cachot un « roman métatextuel36 », également marqué par la théorisation de sa propre fiction. Hél-Bongo observe, comme nous, un déplacement de la quête réaliste vers celle de nouvelles modes d‟expression :

Le questionnement, dans les romans, concerne le sujet dans le monde, les genres, les voix, le référent. L‟écriture opère un déplacement, concentrant sa quête, non sur le réalisme de la représentation, le contenu narré des œuvres, la

31 Geneviève Guérin, « De Solibo Magnifique à Biblique des derniers gestes. Esquisse d‟une poétique

chamoisienne », mémoire de maîtrise Québec, Université Laval, 2009, p. 65.

32 Olga Hél-Bongo, « Quand le roman se veut essai. La traversée du métatexte dans l‟œuvre romanesque

de Abdelkébir Khatibi, Patrick Chamoiseau et V.Y. Mudimbe », thèse de doctorat en études littéraires, Québec, Université Laval, 2011, p. 341.

33 Id.

34 Ibid., p. 14. 35Ibid., p. 220. 36 Ibid., p. 321.

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psychologie des personnages et la linéarité de l‟intrigue, mais sur la recherche de nouvelles formes pour dire le trouble de la narration en cours37.

Si notre recherche rejoint parfois celle-ci, l‟articulation de l‟essai n‟est pas au cœur de notre problématique. Néanmoins, la thèse d‟Hél-Bongo ouvre une piste nouvelle. Nous inscrivons notre recherche dans le prolongement de la sienne par l‟approfondissement du lien entre le métatexte et la vision du roman émise par Chamoiseau.

Jean-Paul Pilorget examine le rapport entre l‟intertextualité et la réflexivité dans

Biblique des derniers gestes. Pour lui, l‟intertexte est « inséparable d‟une conscience

aiguë de la réflexivité de l‟œuvre et de ses enjeux38 ». En analysant la traversée des œuvres de Saint-John Perse, d‟Édouard Glissant et d‟Aimé Césaire dans le roman de Chamoiseau, Pilorget montre que le texte dialogue constamment avec d‟autres œuvres, de sorte que les références intertextuelles sont « charrié[es] dans le flux narratif […] sans aucune démarcation39 ». Pilorget poursuit :

L‟intertextualité devient ainsi une manière d‟ouvrir le texte à la totalité du monde, de penser l‟être humain dans son rapport à l‟Histoire […] La réflexion sur l‟écriture qu‟elle engage prend corps dans la création romanesque elle-même, le parcours du personnage doublant celui de l‟écrivain dans une traversée de la littérature universelle40.

Pour lui, cette réflexion sur l‟écriture relie l‟intertexte à la problématique d‟une confrontation de l‟auteur « à une forme d‟impossible41 ».

En analysant l‟activité critique au sein des romans Solibo Magnifique et Texaco, Oana Panaïté montre de façon convaincante que Chamoiseau subvertit l‟illusion romanesque par une attitude d‟ambivalence entre « fiction et pensée critique, entre le désir de raconter une histoire et le besoin de réfléchir aux moyens et aux enjeux de la fiction42 » et entre l‟épaisseur d‟une matière réelle et « l‟exiguïté des formes narratives43 ». Le métatexte dans Texaco repose, selon Panaïté, sur des procédés tels que l‟énonciation orale, l‟excès narratif et la surcharge de détails. En résultat, « le roman crée l‟illusion de

37 Olga Hél-Bongo, « Quand le roman se veut essai. La traversée du métatexte dans l‟œuvre romanesque

de Abdelkébir Khatibi, Patrick Chamoiseau et V.Y. Mudimbe », op cit., p. 14.

38 Jean-Paul Pilorget, « Densifier le lieu. Enjeux de l‟intertextualité dans Biblique des derniers gestes de

Patrick Chamoiseau », Nouvelles Études Francophones, vol. 23, n° 2 (automne 2008), p. 253.

39 Ibid., p. 253. 40 Ibid., p. 258. 41 Ibid., p. 255.

42 Oana Panaïté, « Poétique de récupération, poétique de créolisation », Littérature, vol. 151 (septembre

2008), p. 54.

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l‟enquête ethnographique et en même temps dénonce cette illusion, par le rappel fréquent de sa nature fictive44 ». Cette étude rejoint directement notre problématique, mais aborde un corpus différent. Selon Panaïté, le métatexte chez Chamoiseau sert à briser l‟illusion référentielle, à subvertir le genre romanesque et à orienter la lecture vers le contexte d‟émergence des romans. Il en déduit que le « moment originaire de ses romans semble être la rencontre entre l‟observation des faits sociaux, d‟une part, et ce qui dans la réalité échappe à l‟approche scientifique, de l‟autre45 ».

En somme, le discours critique sur l‟œuvre de Chamoiesau est abondant et aborde surtout l‟histoire, l‟identité et l‟oralité. Seule l‟étude d‟Hél-Bongo analyse profondément le métatexte dans les romans de Chamoiseau, suivie de celles de Pilorget et de Panaïté. Pourtant, leurs problématiques centrales se distinguent de la nôtre : l‟étude du métatexte se situe dans des recherches sur l‟articulation de l‟essai, sur l‟intertexte et sur la « poétique de créolisation ». Notre étude s‟enrichira également des articles de Ménager, de Moudileno et de Chinien qui s‟attardent également sur des procédés autoréflexifs, tels que le déchiffrage (Ménager), la projection de la figure de l‟auteur dans la fiction (Moudileno) et la théorisation de l‟écriture par la notion de « l‟Écrire » (Chinien). Notre objectif de recherche se distingue de ces articles à la fois par le choix de corpus et par l‟attention qu‟ils portent sur un effort pour faire reconnaître la littérature créole.

3.2. Sur Ken Bugul

Le discours critique sur l‟œuvre romanesque de Ken Bugul s‟attarde souvent sur l‟autobiographie. Ainsi, pour Susanne Gehrmann, les trois premiers romans sont présentés comme « une série autobiographique46 ». Dans son étude sur les constructions postcoloniales du « Moi » et du « Nous » dans l‟histoire littéraire de l‟autobiographie africaine, elle soutient que, « au-delà des textes témoignages à la visée plus politique qu‟esthétique, l‟écriture du Je dans la scène littéraire africaine produit aujourd‟hui des textes qui flottent entre différents genres : le roman, l‟essai, l‟historiographie,

44 Oana Panaïté, « Poétique de récupération, poétique de créolisation », art cit. p. 74. 45 Ibid., p. 66.

46 Susanne Gehrmann, « Constructions postcoloniales du Moi et du Nous en Afrique. L‟exemple de la

série autobiographique du Bugul », dans Susanne Gehrmann et Claudia Gronemann [dir.], Les EnJEux de

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l‟autobiographie…47 ». Pour Gehrmann, l‟œuvre de Bugul en est révélatrice. Elle souligne avec justesse que le « Je » de Bugul est « singulièrement seul et coupé de la communauté qui s‟exprime48 ». Dans cette optique, poursuit Gehrmann, « ce n‟est donc point le Je au service du Nous de la collectivité africaine selon le cliché49 », mais plutôt un Je qui est difficile à interpréter définitivement.

Certains critiques abordent les textes de Bugul dans une perspective postcoloniale qui interroge les littératures des ex-colonies selon leur statut périphérique « par rapport à un centre éditorial occidental50 ». Ainsi, pour Élisabeth Mudimbe-Boyi, l‟aliénation vécue par le personnage de Bugul dans Le Baobab fou est d‟ordre culturel, fondée sur l‟assimilation du sujet postcolonial et l‟image idéalisée que celui-ci crée de la France : « For Bugul, culturally alienated and assimilated through colonization, the country of the Gauls, her so-called ancestors, is the object of her aspiration and longing51 ». Elle interprète donc l‟errance de l‟héroïne du Baobab fou comme « une quête de généalogie, d‟histoire et de territorialisation52 ». Pour Jeanne-Sarah De Larquier, dans Le Baobab

fou, Bugul milite pour faire entendre les voix des femmes africaines : « African

literature, and especially that which is written by women, can become a more powerful weapon53 ». Mathieu Sanvee montre comment le personnage de Bugul, tourmenté par la séparation de sa mère et par son expérience à l‟école coloniale « sort de son ambiguïté en retournant en Afrique54 ». Le Baobab fou sert généralement comme corpus de ces analyses.

La condition féminine est abordée dans de nombreuses études, dont l‟article de Rangina Béa Gallimore. Celle-ci problématise la notion de l‟universalité à partir d‟une analyse de Riwan ou le chemin de sable. Elle se concentre notamment sur les discours sur la polygamie et le féminisme. Gallimore lit une certaine résistance dans le roman à

47 Susanne Gehrmann, « Constructions postcoloniales du Moi et du Nous en Afrique. L‟exemple de la

série autobiographique du Bugul », art cit., p. 180.

48 Ibid., p. 192. 49 Ibid., p. 193.

50 Jean-Marc Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, Presses universitaires de

France, 1999, p. 16.

51 Elisabeth Mudimbe-Boyi, « The Poetics of Exile and Errancy in Le Baobab Fou by Ken Bugul and Ti

Jean L’Horizon by Simone Schwarz-Bart », Yale French Studies, vol. 83 (1993), p. 201.

52 Id. (Notre traduction de l‟anglais.)

53 Jeanne-Sarah de Larquier, « Reading “Pré-histoire de Ken” in Ken Bugul‟s Le Baobab fou », Women in

French Studies, vol. 13 (2005), p. 102.

54 Mathieu René Sanvee, « Le mal de mère. Étude de l‟abjection dans Le baobab fou de Ken Bugul »,

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articuler un discours féministe constante. Elle observe que des « micro-récits sont introduits au sein du récit principal pour illustrer le point de vue de l‟auteure vis-à-vis de la polygamie ou de la monogamie ou pour nous mettre en garde contre certaines affirmations universelles sur la polygamie55 ». Puis elle soutient que, à la fin du roman, « tous ses arguments sur la polygamie semblent se déconstruire56 ». Selon Gallimore, le roman thématise non seulement la condition féminine, mais aussi l‟écriture féministe, notamment par « l‟intention de la narratrice […] de déconstruire le discours féministe occidental57 ».

Les articles de Laurence Boudreault et de Justin Bisanswa touchent à la fois à notre corpus et à notre problématique de recherche. Dans son analyse de Rue Félix-Faure, Boudreault soutient que l‟énonciation est « l‟enjeu même du roman58 ». Son examen des questions de « la référentialité et du rapport entre les bouleversements sociaux et l‟imaginaire des écrivains59 » montre que l‟articulation d‟une réalité sociale passe par la métaphore, se révélant dans ce qu‟elle appelle le « point d‟équilibre60 » entre le sens dénotatif et le sens connotatif des mots :

Rue Félix-Faure offre surtout une puissante métaphore Ŕ une « métaphore vive », dirait Paul Ricœur Ŕ de certaines dérives modernes, religieuses en l‟occurrence. Contre le discours racoleur des marchands de foi, la fiction assume une fonction de contrepoids idéologique, en redéployant le réel par la force symbolique du langage61.

Justin Bisanswa analyse la métonymie comme stratégie privilégiée pour exprimer les transformations sociales observées par Ken Bugul dans Rue Félix-Faure. Selon lui, Bugul inaugure la représentation romanesque de la ville africaine en tant qu‟espace qui n‟est ni « figée en mythe62 » ni « en opposition à la campagne63 ». Pour Bisanswa, c‟est « une métaphore filée de la ville africaine, son allégorie peut-être, que Ken Bugul

55 Rangina Béa Gallimore, « Le jeu de décentrement et la problématique de l‟universalité dans Riwan ou

le chemin de sable », dans Ada Uzoamaka Azodo and Jeanne-Sarah de Larquier [dir.], Emerging Perspectives on Ken Bugul. From Alternative Choices to Oppositional Practices, Trenton NJ, African

World Press, Inc., 2009, p. 191.

56 Ibid., p. 203. 57 Id.

58 Laurence Boudreault, « Réel en crise et crise de la représentation. Rue Félix Faure de Ken Bugul et

Johnny chien méchant d‟Emmanuel Dongala », dans Manuel Bengoéchéa, Discours et écritures dans les sociétés en mutation, Paris, L‟Harmattan, 2007, p. 161.

59 Ibid., p. 162. 60 Ibid., p. 157. 61 Ibid., p. 162.

62 Justin Bisanswa, Roman africain contemporain. Fictions sur la fiction de la modernité et du réalisme,

Paris, Honoré Champion, 2009, p. 159

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installe non l‟image édénique, factice, mythique, d‟un ailleurs radical64 ». Il affirme que l‟effort de réalisme a pour effet de dépeindre « l‟univers social65 » de la vie urbaine en Afrique et notamment « celui des gens d‟en bas66 ». Pour lui, la métonymie crée un « condensé rhétorique de l‟expérience urbaine67 », voire « une esthétique de la ville68 ». Dans son analyse de Mes hommes à moi, Bisanswa montre que le récit narré embrasse d‟autres surgissements narratifs, dont les modes poétique, politique et métatexuel69. Concernant la réflexivité, Bisanswa observe que le « discours autométatextuel a une fréquence tellement élevée qu‟il concurrence en prédominance le discours du récit70 ». Notre étude va s‟enrichir de cette lecture en ce qu‟elle précise des questions soulevées dans le métatexte, notamment : « comment faire passer dans l‟écriture d‟ici-maintenant toute la plénitude vécue hier là-bas ?71 ». Puis, en quoi le texte problématise-t-il les notions de « la mise en scène72 » et du « jeu avec soi-même73 » par rapport à l‟écriture de l‟intime et de l‟expérience coloniale ?

En bref, la critique de Bugul aborde surtout les thèmes de l‟autobiographie, de l‟identité culturelle et féminine, et d‟une relation Afrique-Europe dans une perspective postcoloniale. Seul l‟article de Bisanswa sur Mes hommes à moi analyse le métatexte.

3.3. Sur Marie NDiaye

Le discours critique sur l‟œuvre de Marie NDiaye s‟attache principalement à examiner la problématique de l‟altérité. Les analyses sont thématiques ou rhétoriques et observent le traitement de la couleur de la peau74, les relations familiales75, amoureuses et

64 Justin Bisanswa, Roman africain contemporain. Fictions sur la fiction de la modernité et du réalisme,

op cit., p. 158.

65 Ibid., p. 159. 66 Id.

67 Ibid., p. 161. 68 Id.

69 Justin Bisanswa, « L‟Histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul »,

Œuvres et Critiques, vol. XXXVI, n° 2 (2011), p. 26.

70 Ibid., art cit., p. 31. 71 Ibid., p. 26

72Ibid., p. 28. 73 Id.

74 Claire Ducournau, « Entre noir et blanc. Le traitement littéraire de la couleur de peau dans Rosie Carpe

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amicales76. En famille et Rosie Carpe sont les romans les plus fréquemment analysés. Selon Lydie Moudileno, NDiaye réoriente la question de l‟altérité de la différence d‟un individu vers « celle de l‟altérité comme obsession arbitraire de l‟imaginaire individuel et collectif77 ». Pour elle, ce déplacement se réalise dans En famille par l‟écriture de l‟anathème, déployée au niveau du récit et à celui d‟une exigence formelle :

Premièrement, il est le sujet d‟une histoire (l‟exclusion d‟un membre de la famille) ; deuxièmement, il est une pratique d‟écriture, dans la mesure où Marie NDiaye élabore un récit autour de l‟exclusion tout en refusant d‟en expliciter les termes. L‟écriture de l‟anathème pratique ainsi un anathème structurel, dans le sens où elle s‟attache à exclure du récit tout un réseau sémantique portant principalement sur ce qui pourrait signaler la différence (ou la faute), et donc reconstituer les motifs de l‟anathème78.

Pour Sara Bonomo, en analysant Rosie Carpe, « les rapports entre les proches semblent gouvernés par les non-dits, le silence et l‟ambiguïté79 ». Elle suggère que l‟emploi du monologue, « le principal élément formel pour dire le malaise du personnage80 », crée une anxiété qui règne dans l‟intimité des personnages. Pour elle, l‟autre en question « n‟est pas un inconnu, mais quelqu‟un de très proche81 ».

L‟étrangeté constitue également l‟un des thèmes fréquemment examinés par la critique ndiayïenne. Dominique Rabaté caractérise l‟écriture de NDiaye par une « inquiétante étrangeté82 », c‟est-à-dire « un sentiment insurmontable de désaccord avec le monde, dans lequel le personnage vit par imposture, oppressé par la honte, séparé de lui-même par le fil anxieux des questions sans réponse qu‟il se pose83 ». Selon Rabaté, l‟étrangeté s‟installe au niveau de l‟intrigue, « où quelque chose d‟anormal mine insidieusement les règles de notre compréhension ordinaire84 », du rapport au monde par le « décalage

75 Shirley Jordan, « La Quête familiale dans les écrits de Marie NDiaye. Nomadisme, (in)hospitalité,

différence », dans Audrey Laserre et Anne Simon [dir.], Nomadismes des romancières contemporaines de

langue française, Paris, Sorbonne Nouvelle, 2008, p. 147-157.

76 Andrew Asibong, « Tou(te)s mes ami(e)s. Le problème de l‟amitié chez Marie NDiaye », Revue

d’histoire des Science Humaines, n°293 (janvier-mars 2009), p. 137-152.

77 Lydie Moudileno, « Délits, détours et affabulation. L‟écriture de l‟anathème dans En famille de Marie

NDiaye », The French Review, vol. 71, n°3 (Feb 1998), 1998, p. 448.

78 Ibid., p. 442.

79 Sara S. Bonomo, « La mise en œuvre de la peur dans le roman d‟aujourd‟hui. Rosie Carpe de Marie

NDiaye », Travaux de littérature, vol. 17 (2004), p. 231.

80 Ibid., p. 222. 81 Ibid., p. 219.

82 Dominique Rabaté, Marie NDiaye, Paris, Textuel, 2008, p. 23. 83 Ibid., p. 21.

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constant entre ce qui arrive et ce qui aurait dû se produire85 » et de l‟écriture « plus ou moins transparent[e], mais qui arrache la réalité à sa tranquille normalité86 ».

Les études les plus pertinentes à notre recherche traitent du réalisme ou commentent un niveau métalittéraire des textes. Les articles sur le réalisme examinent des procédés d‟écriture qui renforcent et/ou remettent en question une représentation transparente du monde. Pour Nora Cottille-Foley, le roman En Famille « se situe à la frontière de l‟hyperréalisme social et du surnaturel métaphorique87 ». De ce fait, « le récit amène finalement le lecteur à douter de son propre jugement88 ». La critique se fonde sur l‟omission de marqueurs réalistes dans le récit précisant la différence physique du personnage de Fanny, sur l‟absence de l‟objet du regard méprisant de la famille89 et sur la multiplication des mêmes faits qui donnent au récit une dimension fantastique90. Cottille-Foley observe que ces procédés créent « un écart entre la focalisation interne et ce qui nous est donné à comprendre91 ». Les études de Xavier Garnier et de Christophe Meurée explorent également les spécificités du réalisme de NDiaye. Garnier l‟examine par l‟analyse des métamorphoses vécues par les personnages romanesques de NDiaye. Selon lui, l‟enjeu des « métamorphoses réalistes92 » de NDiaye est d‟« Impliquer la métamorphose dans une logique narrative réaliste, insérer des zones de brouillage dans un récit qui obéit à des règles de visibilité, faire apparaître par ce jeu les fondements obscurs de l‟ordre réaliste93 ». Meurée soutient que l‟illusion réaliste dans la pièce de théâtre Providence est rompue par un discours qui « perd toute valeur informative94 », par des affirmations contradictoires et par des répliques de dialogue qui ne se répondent pas. Selon Meurée, ces procédés témoignent d‟une parole qui « ne cherche plus à

85 Dominique Rabaté, Marie NDiaye, op cit., p. 15. 86 Ibid., p. 23.

87 Nora Cottille-Foley, « Les mots pour ne pas le dire, ou encore l‟indicibilité d‟une visibilité frottée de

fantastique dans les œuvres de Marie NDiaye », Revue des sciences humaines, n°293 (janvier-mars 2009), p. 23.

88 Id.

89 Ibid., p. 21. 90 Ibid., p. 18. 91 Ibid., p. 22.

92 Xavier Garnier, « Métamorphoses réalistes dans les romans de Marie NDiaye », Le réalisme

merveilleux, Paris/Montréal, L‟Harmattan, 1998, p. 79.

93 Id.

94 Christophe Meurée, « Baratin et bouche cousue. Mensonge, vérité, silence dans les théâtres de Marie

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totaliser l‟expérience mais s‟assume comme le reflet ou l‟écho d‟une vérité indicible, creuse, irrémédiablement manquante95 ».

Michaël Bishop et Lydie Moudileno relèvent brièvement la présence de la réflexivité dans les textes de NDiaye. Bishop considère l‟œuvre comme « un vaste réseau de figures à l‟état pur96 ». Ce réseau inclut des figures de construction et des figures, telles que l‟ironie, « qui modifient le sens des mots97 ». Pour lui, ces procédés épousent une série de « consciences » dans l‟œuvre, dont l‟une des sept énumérées est intimement liée à notre problématique. Bishop souligne la conscience du « langage comme confirmation de l‟écart entre désir et réalisation, entre réel et invention, entre vécu et symbole ; le roman comme site d‟une réflexion intermittente, constamment dédoublée, « expérimentale » sur la parole, le mot, l’écrit, leur utilité, leur vérité, leur mouvance et variabilité98 ». L‟intérêt de cette idée pour notre recherche, que Bishop ne développe pas, réside dans le fait d‟identifier en quoi le texte thématise sa construction et son rapport au réel, sans qu‟il soit marqué d‟une « flagrance explicitement ou implicitement théorisante99 ».

Pour Moudileno, le métatexte contient une prise de position sur l‟appartenance de l‟auteur à l‟institution littéraire française. Lorsque Fanny, l‟héroïne d‟En Famille, affirme, « Je saurai bien leur montrer que je suis du pays » (EF, 67), Moudileno y lit une réponse à des critiques de NDiaye qui résistent à l‟accueillir dans le champ littéraire français. Moudileno fonde le rapprochement entre Fanny et l‟écrivaine sur l‟argument que

[…] dans la fiction, se présente un personnage cherchant à légitimer sa place dans un milieu quelque peu récalcitrant à l‟accepter […] que la jeune fille lui ressemblerait et que l‟auteur entretiendrait avec l‟institution littéraire les mêmes rapports que la jeune fille avec sa famille. Cela signifierait donc qu‟il y aurait, chez l‟auteur, une singularité sur laquelle la lecture métalittéraire se serait appuyée100.

95 Christophe Meurée, « Baratin et bouche cousue. Mensonge, vérité, silence dans les théâtres de Marie

NDiaye et de Bernard-Marie Koltès », art cit., p. 130.

96 Michael Bishop, « Modes de conscience. Germain, NDiaye, Lépront et Sallenave », dans Jan Baetens et

Dominique Viart [dir.], États du roman contemporain. Actes du Colloque de Calaceite. Fondation Noesis, 6-13 juillet 1996. Paris, Lettres Modernes Minard, 1999, p. 104.

97 Id.

98 Ibid., p. 105. 99 Ibid., p. 99.

100 Lydie Moudileno, « Délits, détours et affabulation. L‟écriture de l‟anathème dans En famille de Marie

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Selon Moudileno, le médiscours dans En Famille s‟étend donc à un commentaire sur le statut d‟auteur et représente une quête de reconnaissance par l‟institution littéraire. L‟article « En panne de famille » de Pierre Lepape rejoint notre problématique de recherche. En effet, Lepape affirme que NDiaye met en scène son travail d‟écrivain dans son œuvre, « dont elle entend ne rien cacher de ce qui la constitue matériellement101 ». Ainsi, il souligne l‟adhésion frappée « d‟intermittence102 » du discours du roman Rosie Carpe au sujet qui s‟exprime puis « à une portion du réel ou de sa représentation103 ». Selon lui, « l‟ironie, la répétition, la construction précieuse de certaines phrases, l‟utilisation de degrés de langue variables, [et] le changement de position du narrateur104 » contribuent à fonder une mise en scène de l‟écriture, témoignant d‟une conscience critique du texte, mais également à rendre « la lecture de

Rosie Carpe inconfortable105 ». En six pages, Lepape identifie, mais sans analyser en profondeur, l‟expression d‟une méditation sur la pratique romanesque de Marie NDiaye. En somme, aucune étude sur l‟œuvre de NDiaye n‟est consacrée au métatexte, bien que certaines recherches (Lepape, Bishop, Moudileno) observent brièvement la présence de l‟autoréflexivité dans les textes. Les recherches analysent généralement les thèmes de l‟identité et de l‟altérité et tentent de cerner la singularité des univers textuels par l‟étude des personnages, du langage et de la structure interne.

En nous penchant sur l‟articulation du métatexte, notre recherche voudrait renouveler la critique sur ces auteurs. Il existe certes des recherches liées à notre problématique qui enrichissent notre étude. Certaines d‟entre elles détectent bien, chez Chamoiseau, l‟interrogation sur son écriture en observant la figure de l‟auteur, l‟expression de l‟essai et du métatexte. Le discours critique sur Bugul se concentre d‟abord sur les thèmes de l‟autobiographie, la condition féminine et le postcolonialisme. Néanmoins, les études de Laurence Boudreault et de Justin Bisanswa contribuent tout particulièrement à l‟analyse de l‟expression du désordre du monde par l‟interprétation des stratégies pour représenter les mutations sociales. Si la critique de Marie NDiaye a souvent étudié les éléments

101 Pierre Lepape, « En panne de famille », Atelier du roman, n°35 (septembre 2003), p. 42. 102 Ibid., p. 44.

103 Ibid., p. 43. 104 Ibid., p. 44. 105 Id.

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rhétoriques de ses textes et analysé le réalisme, notre recherche examine en profondeur les modalités par lesquelles les œuvres réfléchissent sur leur propre écriture.

4. Considérations théoriques et méthodologiques

Notre lecture des romans s‟attachera à indexer leur caractère métatextuel et réflexif, qui privilégiera davantage l‟écriture non pas comme énoncé, mais comme énonciation. Précisément, l‟orientation de cette recherche combinera deux approches apparemment éloignées, à savoir la sociologie institutionnelle et l‟analyse énonciative dans sa composante pragmatique. Si l‟analyse discursive s‟occupe des faits textuels internes, la sociologie littéraire est prioritairement intéressée aux faits externes, à l‟environnement et au contexte de production du texte. Nous croyons profondément que les faits d‟énonciation (parmi lesquels les phénomènes de la métatextualité et de la réflexivité) constituent un terrain privilégié pour observer les translations entre le littéraire et le réel. De façon plus spécifique, nous voudrions rendre compte de la relation qui s‟établit dans les textes de Chamoiseau, Bugul et NDiaye entre le statut social de l‟écrivain et les phénomènes discursifs qui apparaissent à la surface des énoncés. Notre recherche se déploie à l‟intersection de ces deux pôles. Nous rappelons qu‟entre les deux, il ne peut y avoir un simple effet de causalité, c‟est une interaction structurante qui les unit.

L‟analyse interne des romans s‟enrichira des théories sur la métatextualité de Gérard Genette, de Laurent Lepaludier et de Jacques Dubois, des manières de concevoir le traitement du matériau réel dans le roman développé par Georg Lukács, Mikhaïl Bakhtine, Pierre Zima, Roland Barthes et Michael Riffaterre. L‟analyse du contexte de production dans son rapport avec les stratégies narratives déployées dans les romans s‟appuiera sur les théories de Jacques Dubois et de Pierre Bourdieu.

Dans la vision de Georg Lukács, le roman traduit une situation historique :

La paradoxe de sa situation historique Ŕ qui montre mieux que tout à quel point le roman est nécessairement la forme épique de notre temps Ŕ se révèle en ceci que, même chez un écrivain dont la sensibilité ne s‟est pas seulement tendue vers le monde, mais qui l‟a regardé et lui a donné forme de façon concrète, claire et riche, ce monde répugne à devenir mouvement et action, qu‟il ne reste qu‟un élément de la structuration épique et non la réalité épique elle-même106.

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L‟émergence du roman coïncide, selon Lukács, avec une période « où le Dieu chrétien commence de délaisser le monde, où l‟homme devient solitaire […], où le monde, détaché de son paradoxal ancrage dans l‟au-delà actuellement présent, est désormais livré à l‟immanence de son propre non-sens107 ». Le roman s‟impose ainsi comme « l‟épopée d‟un temps où la totalité extensive de la vie n‟est plus donnée de manière immédiate108 ». À la différence d‟autres genres, le roman apparaît comme une forme inachevée, « comme un processus109 » qui « ne reçoit comme vraie réalité qu‟elle-même et son désir110 ». Lukács présente le roman à la fois dans sa composante historique et formelle, où la spécificité d‟une œuvre en devenir expose la narration « aux périls111 ». Ainsi, sa théorie du roman problématise le lien entre le contexte de l‟œuvre tel qu‟il s‟inscrit dans le roman, et une réflexion sur le trouble du récit en train de s‟écrire. Lukács situe la réflexivité dans l‟optique d‟une négociation d‟abîmes qui interviennent dans la relation de l‟être au monde : « Nous avons découvert en nous-mêmes la seule vraie substance et, dès lors, il nous a fallu admettre qu‟entre le savoir et le faire, entre l‟âme et les structures, entre le moi et le monde, se creusent d‟infranchissables abîmes et qu‟au-delà de cet abîme, toute substantialité flotte dans l‟éparpillement de la réflexivité112 ».

Mikhaïl Bakhtine prolonge la réflexion de Lukács et approfondit notamment les façons dont l‟histoire et le social s‟inscrivent dans le roman. Il analyse, dans Esthétique et

théorie du roman, l‟interaction entre le contenu, la forme et le matériau linguistique du

roman afin de saisir son unité et de remettre en cause l‟interprétation selon laquelle le roman fusionne avec le réel. Il réfléchit également à l‟opposition « parfaitement légitime113 » entre la réalité et l‟art, tout en affirmant que cette opposition courante « nécessite une formulation scientifique plus précise114 ». Dans cette optique, Bakhtine ramène l‟examen du rapport entre matériau et contenu à la subjectivité de l‟auteur : « Tous les aspects du mot qui réalisent compositionnellement la forme deviennent l‟expression du rapport créateur de l‟auteur au contenu : le rythme, soudé au matériau,

107 Georg Lukács, La théorie du roman, op cit., p. 99. 108 Ibid., p. 49.

109 Ibid., p. 65. 110 Id.

111 Ibid., p. 67. 112 Ibid., p. 25.

113 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, Paris, Gallimard,

1978, p. 41.

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