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CHAPITRE 2. Trajectoires de Patrick Chamoiseau, Ken Bugul et Marie NDiaye

2. Trajectoire de Ken Bugul

2.1. Dispositions

Mariétou Mbaye Bilèoma, vrai nom de l‟auteur publiant sous le pseudonyme Ken Bugul, est née au Sénégal en 1947 ou 1948. Elle vient de Maleme Hodar, un village à 300 kilomètres de Dakar, dans la région de Ndoucoumane. Selon l‟écrivaine, c‟est « une région très animiste, éloignée de tout376 ». Bugul est née dans un milieu musulman et polygame, où, dit-elle, « les enfants vivent beaucoup avec les femmes377 ». L‟enfant est séparé de sa mère lorsqu‟elle a cinq ans et vit avec son père. Le père de Bugul avait déjà quatre-vingt-cinq ans lors de sa naissance. Celui-ci était marabout et a construit la première mosquée à Maleme Hodar après s‟être installé dans le village. L‟auteur dit que son père ne s‟occupait pas d‟elle « parce qu‟il était très vieux, aveugle et occupé par sa méditation378 ». Elle décrit sa jeunesse comme une « enfance brisée379 » marquée par sa séparation de ses parents, vécue comme un « traumatisme380 ». Bugul est la cadette de sa famille. Or, en nous fondant sur les interviews avec l‟auteur, il est difficile de confirmer les détails sur son milieu familial. Elle parle de l‟existence d‟au moins un frère et de deux sœurs, sans dire exactement de combien de membres est constituée sa famille. Elle mentionne que son père avait au moins trois femmes et qu‟elle a une nièce, aujourd‟hui décédée. Cette nièce, dans les mots de l‟écrivaine, « a pris ma place dans le cœur de ma mère381 ». Mbaye Diouf commente la réserve par rapport à la vie et la famille de l‟individu comme étant une coutume dans le pays382, expliquée par une pudeur autour de la vie intime et de la famille.

Bugul est la première fille à fréquenter l‟école française implantée dans sa région en 1953. « C‟est à cette époque, dit l‟auteur, que j‟ai appris à prononcer la lettre « I », ce

376 Frédéric Joignot, « L‟histoire extraordinaire d‟une écrivaine sénégalaise de langue française : Ken

Bugul », Blogspirit (4 septembre 2006). http://fredericjoignot.blogspirit.com/archive/2006/06/25/ken- bugul.html

377 Renée Mendy-Onoundou, « Ken Bugul revient avec Riwan », Amina, n°349 (mai 1999).

http://aflit.arts.uwa.edu.au/AMINABugul99.html

378 Carine Bourget et Irène Assiba D‟Almeida, « Entretien avec Ken Bugul », French Review. Journal of

the American Association of Teachers of French, vol. 77, n°2 (Dec 2003), p. 358.

379 Bernard Magnier, « Ken Bugul ou l‟écriture thérapeutique », Notre Librairie, vol. 81 (1985), p. 152. 380 Id.

381 Carine Bourget et Irène Assiba D‟Almeida, « Entretien avec Ken Bugul », art cit., p. 362.

382 Mbaye Diouf remarque une pudeur comparable chez l‟écrivaine sénégalaise Aminata Sow Fall. Mbaye

Diouf, « L‟énonciation de l‟exil et de la mémoire dans le roman féminin francophone. Hébert, Sow Fall et Duras », op cit., p. 65.

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qui a déclenché un bouleversement politique au village. Une petite Africaine pouvait lire l‟incompréhensible alphabet français !383 ». L‟auteur parle le wolof et a appris le français à l‟école coloniale. Elle soutient, sur son éducation, que « tout ce que nous apprenions semblait tellement différent de notre quotidien384 ». Elle fait ses études

secondaires au lycée Malick Sy de Thiès. Elle écrit déjà lorsqu‟elle est lycéenne, mais sans intention de publier des livres. Elle écrit surtout des poèmes, ses pensées, ses états d‟âme et de longues lettres à ses amis385. À l‟école, elle étudie la littérature française. Puis, dans ses lectures personnelles, elle lit des auteurs russes, slaves et américains386. Plus tard, elle lit aussi des œuvres sud-américaines. Élève « douée387 », Bugul commence des études universitaires à Dakar pendant les années 1970. Après sa première année à l‟Université de Dakar, elle obtient une bourse qui lui permet d‟étudier en Belgique. Elle est aujourd‟hui diplômée de langues.

Elle décrit son séjour à Bruxelles comme un « choc388 » :

J‟étais acceptée par une jeunesse en pleine révolte. Je rencontrais des réfugiés d‟Amérique latine, du Chili, d‟Argentine, du Vietnam. Je découvrais le mouvement hippie, la marijuana, la pop musique. Je manifestais contre la guerre au Vietnam. Moi, venue d'un lointain village musulman du Sénégal, je criais « faites l‟amour, pas la guerre! » Et je le faisais… J‟étais déracinée, en même temps j‟adorais ma vie. Je trouvais un équilibre, une sérénité dans les idées de l‟époque, la solidarité, le pacifisme, le plaisir, la tolérance389.

Bugul réside trois ans en Belgique et s‟installe ensuite à Paris. Là, elle fait partie du mouvement de libération des femmes et se réunit avec un groupe de femmes à l‟école des beaux-arts pour discuter de l‟émancipation féminine. Bugul écrit qu‟elle est la seule Africaine qui participe. « C‟était la période de la reconnaissance des Blacks, de la philosophie “Black is beautiful”, qui se mélangeait avec le mythe raciste d‟une hyper sexualité du nègre. Je me cherchais, traversée par toutes ces influences, dit l‟écrivaine. Ce n‟était pas évident390 ». Cette période de découverte et de nouvelles expériences est suivie, après les années 1973-74, d‟une période de solitude. L‟auteur dit qu‟elle se

383 Frédéric Joignot, « L‟histoire extraordinaire d‟une écrivaine sénégalaise de langue française : Ken

Bugul », art cit. http://fredericjoignot.blogspirit.com/archive/2006/06/25/ken-bugul.html

384 Id.

385 Bernard Magnier, « Ken Bugul ou l‟écriture thérapeutique », art cit., p. 151.

386 Marie-Colombe Afota et Victoria Kaiser, « Partager l‟humain », Evene.fr, (le 10 mars 2006).

http://www.evene.fr/livres/actualite/interview-ken-bugul-senegal-piece-or-francophonie-296.php

387 Frédéric Joignot, « L‟histoire extraordinaire d‟une écrivaine sénégalaise de langue française : Ken

Bugul », art cit. http://fredericjoignot.blogspirit.com/archive/2006/06/25/ken-bugul.html

388 Id. 389 Id. 390 Id.

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trouve « isolée. De nouveau Africaine. Emigrée. Née musulmane. Renvoyée à moi- même391 ».

En Europe, elle devient plus sensible au sujet de l‟altérité liée à la couleur de la peau : « Quand je suis arrivée en Occident, entourée de tous ces Blancs, je me suis rendue compte alors que j‟étais noire et que le Noir supposait aussi des tas de fantasmes, des tas de réactions, des tas d‟attitudes, de comportements. Je venais de m‟en rendre compte392 ». Elle devient également sensible au sujet de l‟homosexualité. Elle parle dans un entretien avec Ada Uzoamaka Azodo, d‟être, à 23 ans, en relation avec un homme qui lui explique qu‟il aime aussi fréquenter des hommes393. Bugul dit qu‟elle n‟a pas compris à premier abord, vu que c‟était la première fois qu‟elle fait face à une telle situation. L‟homosexualité est soulevée dans Le Baobab fou, Cendres et braises,

La folie et la mort et Mes hommes à moi.

À cette époque, Bugul est en relation avec un homme français, avec qui elle vit pendant sept ans. L‟auteur décrit une vie décadente avec cet homme : manteaux de fourrure, bijoux luxueux, sorties à l‟Opéra394. Elle décrit également la négation de soi qu‟elle ressent dans cette vie, puis l‟abus émotionnel et physique prétendument subi de son compagnon395, problématiques reprises dans Cendres et braises. Soucieuse de sa santé mentale, Bugul accepte d‟entrer dans un hôpital psychiatrique. Elle rentre au Sénégal, à Dakar, vers l‟année 1980. Elle retourne ensuite à son village natal, où, selon l‟écrivaine, elle est considérée par sa famille comme un « échec » et, par les habitants du village, comme une « folle396 ». Bugul y rencontre un serigne et devient sa vingt-huitième épouse. Elle dit de son retour au village, « Je cherchais le repère du père et de mon enfance. J‟avais 32 ou 33 ans et je voulais recommencer ma vie. Après m‟être cherchée partout, je suis retournée directement dans ma ville natale. La rencontre avec le

391 Frédéric Joignot, « L‟histoire extraordinaire d‟une écrivaine sénégalaise de langue française : Ken

Bugul », art cit. http://fredericjoignot.blogspirit.com/archive/2006/06/25/ken-bugul.html

392 Bernard Magnier, « Ken Bugul ou l‟écriture thérapeutique », art cit., p. 152.

393 Ada Uzoamaka Azodo, « Conversations with Ken Bugul : “I write my life as I want” », Indiana

University Northwest (2001).

http://www.iun.edu/~minaua/interviews/Azodo_Interview_with_Ken_Bugul.pdf

394 Frédéric Joignot, « L‟histoire extraordinaire d‟une écrivaine sénégalaise de langue française : Ken

Bugul », art cit. http://fredericjoignot.blogspirit.com/archive/2006/06/25/ken-bugul.html

395 Ada Uzoamaka Azodo, « Conversations with Ken Bugul. “I write my life as I want” », art cit.

http://www.iun.edu/~minaua/interviews/Azodo_Interview_with_Ken_Bugul.pdf

396 Frédéric Joignot, « L‟histoire extraordinaire d‟une écrivaine sénégalaise de langue française : Ken

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marabout a été une porte au salut397 ». Bugul précise dans un entretien avec Jeanne- Sarah De Larquier que le marabout avait quatre femmes légitimes. Les autres, dont Bugul, étaient des « taras398 », c‟est-à-dire des femmes en marge de la société en raison de stérilité ou de rumeur qu‟elles amenaient mauvaise fortune. Ces femmes cherchaient à se réhabiliter auprès du serigne. Bugul raconte : « C‟était la première fois que je voyais autant de femmes ensemble. Moi qui avais été plus d‟une fois rongée par la jalousie, je les voyais belles et sereines, heureuses. J‟ai pratiquement suggéré au marabout de faire partie de son harem399 ». Elle poursuit sur son expérience dans ces termes :

Vivre une telle expérience Ŕ la vie de 28e épouse du Sérigne Ŕ a ouvert en moi

beaucoup de portes personnelles. Cela m‟a guérie de beaucoup de choses, de ma possessivité et de ma jalousie avec mes hommes […] Cela a été une expérience fantastique pour ma propre émancipation. J‟ai vécu ces années dans un milieu de femmes qu‟on ne pense pas émancipées, et pourtant ce sont elles qui ont fait naître en moi la passion de la liberté400.

Bugul continue de vivre chez elle, mais elle fait le chemin au quotidien pour être avec le serigne et ses femmes. Cela dure deux ans, jusqu‟à la mort du serigne, lors de laquelle elle retourne à Dakar.

De 1986 à 1993, Bugul travaille pour l‟organisation non gouvernementale « International Planned Parenthood Foundation ». Son poste en tant que spécialiste de planification familiale l‟amène à voyager dans plusieurs pays africains, notamment au Kenya, au Congo et au Togo. À 38 ans, Bugul rencontre un médecin béninois au Maroc qui devient son mari. Une fille naîtra de cette union, qui est née au Congo lorsque Bugul avait environ 40 ans. Bugul s‟installe au Togo pendant cinq ans, jusqu‟en 1991. Elle y écrit son deuxième roman. Ensuite, Bugul déménage à Porto-Novo, au Bénin, où elle écrit et dirige « Collection d‟Afrique », un centre de promotion d‟objets artistiques et d‟œuvres culturelles d‟Afrique. Elle apprend la culture yoruba qui est celle de sa belle- famille. Après la mort de son mari, Bugul transforme le cabinet du médecin en galerie

397 Renée Mendy-Onoundou, « Ken Bugul revient avec Riwan », art cit.

http://aflit.arts.uwa.edu.au/AMINABugul99.htm

398 Jeanne-Sarah De Larquier, « Interview with Ken Bugul. A Panoramic View of Her Writings », dans

Emerging Perspectives on Ken Bugul : From Alternative Choices to Oppositional Practices, Trenton, NJ,

Africa World, 2009, p. 323.

399 Renée Mendy-Onoundou, « Ken Bugul revient avec Riwan », art cit.

http://aflit.arts.uwa.edu.au/AMINABugul99.htm

400 Marie-Colombe Afota et Victoria Kaiser, « Partager l‟humain », art cit.

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d‟art. Pendant qu‟elle réside au Bénin, Bugul tient également un restaurant et anime des ateliers d‟écriture, se préoccupant d‟abord de l‟écriture employée comme thérapie dans des milieux défavorisés. À partir de 1994, Bugul se concentre principalement sur son travail d‟auteur. Entre sa carrière comme fonctionnaire international, gérante de promotion artistique et écrivaine, Bugul a voyagé dans plus de trente pays africains. Ses voyages ailleurs dans le monde incluent la Belgique, la France, la Pologne, le Népal et les États-Unis. Elle habite aujourd‟hui à Dakar.

Ces dispositions initiales illustrent une trajectoire sociale marquée par la mobilité et des repères changeants. Bugul vit sans ses parents dès un jeune âge, se déplace à l‟intérieur du pays pour poursuivre ses études et, plus tard, en Europe. Cet habitus est reproduit dans sa carrière en tant que fonctionnaire international, qui l‟amène à travailler dans plusieurs pays africains. Sans assise offerte par l‟institution familiale, Bugul se construit une identité sociale autour de ses déplacements et de l‟accumulation d‟expériences qu‟ils impliquent. Bugul commente :

Je suis en exil perpétuel. C‟est sûr que je n‟habite nulle part. Je porte ma vie avec moi. Peu importe si je suis au Sénégal, au Bénin ou dans une chambre d‟hôtel, c‟est tout pareil pour moi. Et cela ne me dérange pas. Désormais, je peux vivre n‟importe où. Tant que je suis avec moi-même, je suis chez moi. Peut-être cela vient de mon enfance. J‟ai vécu un peu partout quand j‟étais petite. Jusqu‟à l‟âge adulte, je n‟ai pas vécu dans la maison familiale. J‟ai bougé pendant mon enfance d‟une ville à une autre, et de village en village. Quand j‟ai commencé à travailler, j‟étais basée dans plusieurs pays et je voyageais beaucoup. En tant qu‟écrivaine, je continue à voyager beaucoup. Au final, j‟ai presque soixante ans et je n‟ai pas connu de base fixe pendant longtemps. Dans le futur, je veux faire le tour du monde, d‟un pays à un autre, à la recherche de lieux spirituels. Je suis une exilée401.

Le nomadisme et le manque de famille dans son environnement social sont réinvestis dans ses textes, où l‟entourage familial est décrit comme une présence-absence. Dans Le

Baobab fou, Cendres et Braises, Riwan ou le chemin de sable, De l’autre côté du regard et Mes hommes à moi, les personnages principaux recherchent une mère, un père

ou un frère absents. Cette recherche déclenche également une quête de points de repère qui lance le personnage de Bugul dans l‟errance par son désir de s‟accrocher à quelque chose. L‟écriture offre donc à l‟auteur un lieu de négociation permettant de réfléchir sur le manque de statut social.

401 Jeanne-Sarah De Larquier, « Interview with Ken Bugul. A Panoramic View of Her Writings », art cit.,

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Bugul se présente comme un individu qui s‟est construit seul et comme un auteur qui fait sa carrière sans l‟encouragement de sa famille. Pourtant, elle parle d‟un intérêt, quoique passif, par sa famille envers ses projets littéraires : « Plusieurs membres de ma famille ont entendu parler de mon écriture, mais ils ne sont pas très au courant de ce sur quoi j‟écris. C‟est tout simplement qu‟ils n‟ont pas lu les textes, pour une raison ou une autre. La raison la plus importante est que mes sœurs, par exemple, n‟ont jamais assisté à l‟école. En tout cas, je crois qu‟ils approuvent de ce que je fais402 ».

L‟Europe est au centre de l‟itinéraire mouvementé de Bugul, la Belgique et la France en l‟occurrence. Ses expériences en Europe semblent nourrir un questionnement chez l‟auteur sur l‟appartenance culturelle et la représentation de soi-même, de l‟autre. Ajoutons qu‟elle décrit son éducation à l‟école coloniale française au Sénégal comme un dépaysement chez soi et soutient que sa « perte d‟identité a commencé ainsi403 ». Son expérience à l‟étranger suscite en elle une prise de conscience du regard des autres sur elle et l‟image de son identité attendue d‟elle. Cela explique d‟une certaine mesure la présence obsédante dans ses textes d‟une interrogation sur le rapport soi-autre et la remise en question d‟idées figées. Bugul présente son identité culturelle comme ambivalente, enracinée au Sénégal, puis à jamais influencée par ses expériences en Europe et ailleurs. Elle se définit donc comme être hybride, somme de ses expériences, en évolution constante et donc impossible à fixer. La mobilité qui marque sa trajectoire est ainsi également fondamentale à la construction de son identité sociale et littéraire.

2.1.1. Écriture

Bugul fait son entrée sur la scène littéraire en 1982 avec la publication de Le Baobab

fou chez les Nouvelles éditions africaines à Dakar. Ce roman aborde le vécu du

personnage de Ken Bugul, qui quitte le Sénégal pour étudier à Bruxelles. La narratrice raconte ses rencontres amoureuses, la prostitution, l‟expérimentation de drogues, la solitude et jouer le rôle de l‟Africaine, selon des stéréotypes occidentaux répandus à l‟époque. Le texte mélange fiction, autobiographie et essai, ce dernier emprunté pour

402 Ada Uzoamaka Azodo, « Conversations with Ken Bugul. “I write my life as I want” », art cit. (Notre

traduction de l‟anglais.) http://www.iun.edu/~minaua/interviews/Azodo_Interview_with_Ken_Bugul.pdf

403 Frédéric Joignot, « L‟histoire extraordinaire d‟une écrivaine sénégalaise de langue française : Ken

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aborder des sujets tels que la condition féminine, le désenchantement des indépendances africaines et l‟image du noir en Europe.

Bugul écrit Le Baobab fou entre 1972 et 1979-80, non pas dans l‟objectif d‟écrire un livre, mais de prendre des notes sur son propre vécu. Elle explique, dans un entretien avec Bernard Magnier : « Au fur et à mesure que je l‟écrivais, j‟ai senti que ce que j‟écrivais, c‟était comme une thérapeutique. Je n‟avais pas l‟intention d‟écrire un livre, mais de me prendre à témoin d‟un vécu, le sortir de moi, l‟avoir en face de moi, sur du papier et ça me dégageait404 ». Bugul insiste sur le rôle de l‟isolement social dans sa motivation pour écrire. Dans un premier temps, elle parle de solitude marquant les vécus abordés. Puis, dans un deuxième temps, elle dit qu‟elle sentait la nécessité de raconter ses expériences, mais que les gens n‟étaient pas suffisamment à l‟écoute405. Toutefois, ses amis l‟encouragent dans son projet d‟écriture, notamment Abdou Salam Kane, un ami à qui elle raconte ses expériences de vie et qui lui conseille de les écrire. Elle commence à écrire dans le café « Le Rond-Point de Dakar406 », puis dans d‟autres cafés et chez son amie Aïssa Dione sur l‟île de Gorée au Sénégal. Bugul donne les premières deux cents pages à la journaliste et écrivaine Annette Mbaye d‟Erneville, la mère d‟un ami de Bugul, le cinéaste Ousmane William Mbaye. D‟Erneville lit le manuscrit et, sans consulter Bugul, l‟amène aux Nouvelles éditions africaines, qui décident de publier le livre. Bugul termine le manuscrit et insiste sur l‟usage de son vrai nom dans la publication, mais la maison d‟édition la pousse à utiliser un pseudonyme, soutenant que le propos du livre allait « faire scandale407 ». L‟écrivaine explique son choix du nom « Ken Bugul » :

En wolof, Ken Bugul veut dire « personne n‟en veut ». Lorsqu‟une femme, qui a eu beaucoup d‟enfants morts-nés, a un nouvel enfant, elle l‟appelle Ken Bugul pour le faire échapper à ce sort-là. Ce sont des noms symboliques que l‟on donne ici, en Afrique. Si l‟on dit « personne n‟en veut », Dieu lui-même n‟en voudra pas donc il ne le tuera pas ; les esprits n‟en voudront pas donc ils ne le voleront pas ; les humains n‟en voudront pas donc ils ne lui feront pas de mal. Et ceci permettra à l‟enfant de vivre408.

404 Bernard Magnier, « Ken Bugul ou l‟écriture thérapeutique », art cit., p. 151.

405 Frédéric Joignot, « L‟histoire extraordinaire d‟une écrivaine sénégalaise de langue française : Ken

Bugul », art cit. http://fredericjoignot.blogspirit.com/archive/2006/06/25/ken-bugul.html

406 Jeanne-Sarah De Larquier, « Interview with Ken Bugul. A Panoramic View of Her Writings », art cit.,

p. 319.

407 Bernard Magnier, « Ken Bugul ou l‟écriture thérapeutique », art cit., p. 153. 408 Id.

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Elle gardera le pseudonyme dans ses écrits postérieurs.

Cendres et braises paraît en 1994 chez L‟Harmattan. Le texte raconte la vie du

personnage de Ken Bugul, déménagé en France pour poursuivre une relation avec Y, un