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Chapitre 1 Émergence du concept, qualifications juridiques et significations politique et philosophique des

1.1 Émergence du concept de crimes contre l’humanité

1.1.2 Le Traité de Versailles

Le premier conflit mondial mettra à mal l’appel à la bienveillance et à la mesure dans la conduite des hostilités qui avait été lancé par le délégué Martens. Le massacre des Arméniens par les Turcs sera le déclencheur qui introduira l’appellation « crimes contre l’humanité et la civilisation74 ». En effet, le 29 mai 1915,

les gouvernements français, anglais et russe publient une déclaration commune par laquelle les puissances alliées font savoir à la Sublime Porte qu’elles tiendraient personnellement responsables tous les membres du gouvernement Ottoman, ainsi

71 Ibid (notes omises).

72 Ibid. Voir aussi Gomez Robledo, « Le Jus Cogens International », supra note 44 aux pp 69-111. 73 Voir supra note 44.

74Cassese, ICL, supra note 15 à la p 101. La « civilisation » n’est-elle pas fondée sur le contrat social,

que ses agents impliqués dans les massacres75. Pourtant, les responsables de ces

crimes sont restés impunis et jusqu’à aujourd’hui les autorités turques nient l’occurrence du génocide de 1914. De la même manière, la tentative des puissances alliées de poursuivre l’ex-Kaiser allemand Guillaume II pour les crimes graves commis pendant la Première Guerre Mondiale a avorté. Ainsi, le Traité de Versailles76 énonce, à son article 227, la mise en accusation de Guillaume II pour

« offense suprême contre la morale internationale et l’autorité sacrée des traités » et prévoit de plus la constitution d’une juridiction pénale internationale spéciale77

pour le juger. En outre, le document ne prévoit pas de pénalité attachée à l’accusation d’« offense suprême contre la morale internationale et l’autorité sacrée des traités » suivant les termes de l’article 227, ce qui correspondrait aux notions de guerre d’agression, crimes de guerre (violation des Conventions de La Haye) et violation des lois de l’humanité78 ». En effet, la détermination de la peine est laissée

à l’entière discrétion du tribunal spécial qui aurait été chargé de juger Guillaume II. Cette absence totale de prévision de la peine dans le traité avait été justifiée à cette époque par deux professeurs, Larnaude et Lapradelle, consultés par le gouvernement français après la guerre mais avant la signature du traité. Ces juristes étaient d’avis que la règle nulla poena sine lege s’appliquait en droit interne exclusivement. Ils ont en effet affirmé que la règle « […] fléchit nécessairement pour s’adapter à des circonstances exceptionnelles du droit public79 ».

Circonstances exceptionnelles, assurément. À cause de cela, dit-on, la « règle » doit nécessairement fléchir. Le terme « nécessairement » trouve écho

75 Voir France, Great Britain and Russia Joint Declaration, May 29th, 1915, Department of State,

Washington, DC, déposée au Armenian National Institute, en ligne:< http://www.armenian- genocide.org/Affirmation.160/current_category.7/affirmation_detail.html. >(Consulté le 15 novembre 2018).

76 Traité de Versailles, 28 juin 1919, version intégrale publiée par Librairie militaire Berger-Levrault,

Nancy, Paris et Strasbourg, en ligne :< http://www.herodote.net/Textes/tVersailles1919.pdf > (entrée en vigueur : 10 janvier 1920). (Consulté le 3 mai 2019).

77Articles 228-230 du Traité de Versailles. Voir à ce sujet Rebut, Droit pénal international, supra note

15 au para 833. Voir aussi, sur ce « droit pénal d’exception », A. Mahiou et J.C. Martin, « Les traités » dans Hervé Ascensio, E. Decaux et A. Pellet, Droit international pénal, supra note 17, 51 à la p 58.

78 Rebut, Droit pénal international, supra note 15 à la p 483.

79 F. Larnaude, A. Lapradelle, consult. préc. p. 156, tel que cité par Rebut, Droit international pénal,

auprès d’un autre juriste français, quelque soixante ans plus tard. En effet, Claude Lombois écrit :

[…] l’impunité de l’empereur porterait une irrémédiable atteinte au droit international nouveau, formule plus discrète que « Nécessité fait loi » mais identique au fond. Qui plus est, il s’agit de la nécessité d’un ordre juridique à établir (nouveau) : on sent combien la légalité, avec ce qu’elle a de conservateur, serait embarrassante pour ce dessein80.

Quoi qu’il en soit, le procès n’aura jamais lieu car l’ex-Kaiser, réfugié aux Pays-Bas après la guerre, a bénéficié du refus de cet État de le livrer aux puissances alliées81. L’État hollandais faisait notamment valoir que les crimes pour lesquels on

demandait l’extradition du Kaiser lui étaient inconnus et que de plus il n’était pas partie au Traité de Versailles, ce dernier ne lui étant donc pas opposable82. Rebut

souligne que la qualification d’« offense suprême contre la morale internationale et l’autorité des traités » était inédite et s’entendait, d’une part, de la violation des conventions de La Haye sur le droit de la guerre et de la violation des lois de l’humanité et, d’autre part, du déclenchement de la guerre83. La nécessité des

poursuites commande alors la création d’un droit nouveau. À vrai dire, de la clause de Martens au Traité de Versailles, un fil rouge marque les déclarations ainsi que le comportement des États confrontés à la commission des crimes contre l’humanité : il leur apparaît nécessaire de punir les auteurs des crimes qui « violent les lois de l’humanité », qui commettent des « crimes contre l’humanité et la civilisation » et qui offensent la « morale internationale ». En tenant ce langage, les États puisent assurément à la source du droit naturel qui se réfère aux « exigences de la conscience publique », cette dernière tendant à sanctionner entre autres les crimes contre l’humanité commis par des agents de l’État à l’encontre des citoyens.

Or, bien que la tentative de poursuite du Kaiser n’ait pas eu de suites, Rebut affirme que « [l]e traité de Versailles a largement contribué à faire admettre le principe de la répression pénale des crimes internationaux84 […] ». Il est considéré

80 Lombois, Droit pénal international, supra note 15 au para 57 (italiques dans l’original). 81 Rebut, Droit pénal international, supra note 15 à la p 483.

82 Ibid à la p 485. 83 Ibid.

comme ayant posé les fondements des tribunaux militaires internationaux de Nuremberg et pour l’Extrême Orient qui suivront après la Deuxième Guerre Mondiale85. Comme on le verra dans la section 2.3.5 du chapitre 2, après une

période de latence suivant les procès de Nuremberg et pour l’Extrême Orient en 1945 et 1946, les poursuites pour crimes contre l’humanité et le développement de leur norme d’incrimination de droit international connaîtront un nouveau souffle qui portera leur essor et leur consolidation. C’est ainsi qu’aujourd’hui on connait une norme d’incrimination des crimes contre l’humanité installée au sommet des normes internationales de par sa valeur de jus cogens reconnue, ce qui en atteste la gravité et l’importance pour la communauté internationale. De plus, la norme d’incrimination des crimes contre l’humanité, selon la CourIDH, opère une dévolution d’obligations erga omnes à la charge de tous les États qui ont chacun un droit corrélatif à ce que leurs congénères les répriment, ce qui renforce la reconnaissance de leur gravité ainsi que l’intérêt qu’a la communauté internationale dans son ensemble dans leur répression.

1.2 Qualifications juridiques des crimes contre l’humanité :