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Chapitre 1 Émergence du concept, qualifications juridiques et significations politique et philosophique des

1.2 Qualifications juridiques des crimes contre l’humanité : des crimes internationaux dont la norme

1.2.3 Jus cogens : norme impérative au niveau des actes unilatéraux des États

La conséquence la plus manifeste du caractère jus cogens de la norme internationale se trouve dans le fait que les États ne peuvent déroger à cette norme entre eux d’aucune façon135. Néanmoins, il faut nécessairement que cette

interdiction interétatique trouve son aboutissement logique dans une interdiction au seul plan étatique. En effet, il serait curieux que les États ne soient pas admis à convenir entre eux de se livrer à une pratique de crimes contre l’humanité mais qu’ils soient libres de les commettre à l’intérieur de leurs frontières, en prenant des mesures autorisant la commission de ces crimes ou en tolérant leur survenance ou encore en amnistiant leurs auteurs136. La thèse de l’extension du jus cogens

international aux actes unilatéraux de l’État jouit d’un appui considérable selon le professeur Antonio Gomez Robledo137. Même si cette thèse a été mise de l’avant

dans un contexte de recours à la force par un État dans le but de créer des droits138,

le raisonnement qui la sous-tend trouve sa place logique dans le cas de la commission des crimes contre l’humanité qui partagent la qualification de crimes internationaux avec le crime d’agression prévu à l’article 8 bis du statut de Rome. À ce propos, Robledo note que des auteurs comme Georges Scelle et James Brierly étaient d’avis, suivant la vision classique de Francisco de Vitoria, que : « […] le droit des gens promulgué par l’autorité du totus orbis a force de loi (vis legis) sur toute la communauté internationale et apparemment sans aucune restriction, c’est-à-dire autant sur les actes bilatéraux que sur les actes unilatéraux des États, qui ne pourraient licitement s’exempter du droit des gens […]139 ». Le professeur Robledo

remarque que Georges Scelle parle, pour cette raison, du « droit des gens » plutôt

135 Voir le libellé de l’article 53 de la Convention de Vienne de 1969, duquel découle cette interdiction

faite aux États, supra note 44. Voir aussi Le Procureur c. Furundžija, IT-95-17/1-T, Jugement (10 décembre 1998) (TPIY) (Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, Chambre de première instance) au para 153 [TPIY, Furundžija].

136 Ibid TPIY Furundžija au para 155 (notes omises).

137 Gomez Robledo, « Le Jus Cogens international », supra note 44 à la p 194. Le juriste se réfère à

un grand nombre d’auteurs qui ont laissé leur marque à travers les époques tels : Francisco de Vitoria, Erick Suy, Dahm, Hersh Lauterpacht, Gerald Fitzmaurice et Henri Rolin. Remarquons que l’auteur rapporte que Ian Brownlie est du même avis que Fitzmaurice sur cette question.

138 Ibid aux pp 194-204. 139 Ibid à la p 192.

que du « droit international » et que James Brierly utilise l’expression ‘the law of nations’, les deux expressions dans l’intention de souligner le caractère fluide et pénétrant du droit des nations140.

Gomez Robledo rapporte de plus que le juriste Gerald Fitzmaurice avait suivi les pas de Lauterpacht sur la question de l’extension du jus cogens aux actes unilatéraux de l’État141. Ainsi, Fitzmaurice affirme dans son cours à l’Académie de

droit international de La Haye : ‘[…] [t]here are rules in the nature of ius cogens which operate in an imperative manner in virtually all circumstances’. Fitzmaurice réfère ensuite au droit international humanitaire. Il discute en outre d’une catégorie d’actes considérés comme étant très graves : ‘[..] acts which are not merely illegal but malum in se, such as certain violations of human rights, certain breaches of the laws of war […]”142.

On trouve aussi une conséquence de l’extension du jus cogens international aux actes unilatéraux de l’État au plan individuel : « [d]e surcroît, à l'échelon individuel, à savoir celui de la responsabilité pénale, il semblerait que l’une des conséquences de la valeur de jus cogens reconnue à l’interdiction de la torture par la communauté internationale fait que tout État est en droit d’enquêter, de poursuivre et de punir ou d’extrader les individus accusés de torture, présents sur son territoire143 ». Il s’agit ici du fondement juridique de la compétence universelle des

États pour poursuivre les présumés auteurs et qui découle du caractère universel des crimes144. Ce principe juridique n’est pas nouveau. Il s’appliquait pour le crime

140 Ibid.

141 Gomez Robledo, « Le Jus Cogens international », supra note 44 à la p 195.

142Gerald Fitzmaurice, «The General Principles of International Law Considered from the Standpoint

of the Rule of Law » 92 Recueil des Cours de l’Académie Internationale de La Haye (1957-II) 1 à la p 122 (soulignés ajoutés).

143 TPIY Furundžija, supra note 135 au para 156. Les crimes contre l’humanité étant de la même

classe que la torture dans la hiérarchie des normes internationales, ce raisonnement peut leur être appliqué de la même façon.

144Ibid au para 156. La Cour écrit : « On a estimé que les crimes internationaux étant universellement

condamnés quel que soit l’endroit où ils ont été commis, chaque État a le droit de poursuivre et de punir les auteurs de ces crimes ». Voir également Cassese, ICL, supra note 15 à la p 11.

de piraterie notamment145. Ce principe a été appliqué entre autres dans les affaires

Eichmann en Israël et Demjaniuk aux États-Unis146.

Le rapport Koskenniemi de 2006147, qui porte sur la diversification et

l’expansion du droit international, rappelle les propos de Lauterpacht en 1953 sur l’ordre public international en établissant un parallèle entre la notion d’ « ordre public » en droit national et de jus cogens en droit international. Plus particulièrement, le rapport fait remarquer que l’article 6 du Code Napoléon énonce : « [o]n ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs » et avance que la notion de jus cogens en droit international a sans doute été influencée par ce type de législation nationale qui prévoit la nullité des ententes se trouvant en contravention avec l’ordre public ou les politiques publiques148.

Ce parallèle entre l’ordre public au niveau national et l’ordre public international nous ramène au cœur des deux entités concernées. En effet, en se rapportant aux propos du professeur Robledo149, le jus cogens en droit international

représente les valeurs les plus importantes pour la communauté internationale, soit la protection de sa cohésion d’une part et la protection des droits humains d’autre part.

Les devoirs de protection des droits humains fondamentaux d’une part et de la cohésion sociale d’autre part ne se retrouvent-t-ils pas au cœur de la mission de l’État? Ces devoirs étatiques constituent assurément la raison d’être du contrat

145Voir entre autres Cassese, ICL, supra note 15 à la p 28.

146 A-G Israel v. Eichmann (1961) 45 Pesakim Mehoziim 3. Rapporté en anglais: Attorney General of

Israël v. Eichmann, 36 ILR 5 (Isr. Dist. Ct. – Jérusalem 1961) à la p 298. En ligne : <

file:///E:/Mes%20documents/Maîtrise%20prise2%20Eichmann/Eichmann_Judgement_11-12- 1961.pdf> (Consulté le 4 novembre 2019).[Eichmann, Isr. Dist. Ct]; Demjaniuk, 612 F. Supp. 544 (N.D. Ohio1985).

147 Koskenniemi, CDI 2006, supra note 44.

148 Voir Koskenniemi, CDI 2006, supra note 44 à la p 182. On retrouve d’ailleurs ce type de stipulation

notamment au Code civil du Québec, à son article 1413, libellé comme suit : « [e]st nul le contrat dont l’objet est prohibé par la loi ou contraire à l’ordre public » (Code civil du Québec (RLRQ)).

social, le « lien politique originaire » selon les mots de Garapon qui, discutant des crimes contre l’humanité, dit qu’il s’agit de l’« effondrement d’un lien politique originaire150 ». Par conséquent, la présente étude se joint à Thomas Weatherall pour

dire : ‘[t]he doctrine of jus cogens can be understood as the confluence of international law and social contract151’. Cet auteur structure son analyse du droit

international et plus particulièrement des normes de jus cogens sur la base de quatre éléments généraux empruntés à la théorie du contrat social issue des réflexions menées par les philosophes de l’époque des Lumières152. Weatherall rejoint les

professeurs Antônio Cançado Trindade, Bruno Simma et Andreas Paulus entre autres en ce qui concerne l’idée que le droit international dépasse maintenant les relations interétatiques pour représenter des valeurs humaines qui concernent tous les êtres humains153. Cette vision de Weatherall de la construction du jus cogens

international ayant pour socle une pensée philosophique similaire à celle qui fonde la théorie du contrat social au niveau national est assez convaincante. Voyons plutôt :

[t]he social contract is a theoretical construct that explains governance structures as the product of the recognition of common rules, with correlative duties, to protect the most basic common interests of a community. […] [i]n the context of jus cogens, the idea of a social contract offers a compelling narrative of the confluence of an individual-oriented normative structure, a state-based legal order, and values common to the international community as a whole154.

Cette vision du jus cogens en droit international est de plus en phase avec la pensée du professeur Christian Tomuschat que l’on a évoquée plus haut. Car le professeur a reconnu l’existence d’une constitution non écrite encadrant une

150 Garapon, Des crimes, supra note 30 à la p 299.

151 Weatherall, Jus Cogens and Social Contract, supra note 28 à la p 1. L’auteur se réfère notamment

à Bassiouni pour dire qu’il y a déjà du matériel dans la littérature pour soutenir l’application de la théorie du contrat social à la doctrine du jus cogens.

152Ibid aux pp 14-15. Il s’agit des quatre éléments suivants : ‘1. Common interests and values of a

community. 2. A legislative expression of the social need to protect these interests. 3. Normative rights, and correlative duties, delineated through this social need. 4. The establishment of civil society pursuant to the enforcement of these norms.’

153 Weatherall, Jus Cogens and Social Contract, supra note 28 aux pp 29-34. 154 Ibid, à la p xli.

communauté internationale en pleine mutation155. Cette communauté internationale,

en effet, ne se trouverait plus régie uniquement par le principe de la souveraineté des États mais apparaît plutôt de plus en plus imprégnée et animée par le principe de la communauté d’intérêts156, ce que nous pourrions aussi appeler la protection

de l’ordre public international. Du point de vue de la présente étude, ce nouveau paradigme encadrant les relations internationales favoriserait l’application directe par le tribunal national de la norme de droit international coutumier pour fonder des poursuites pour crimes contre l’humanité.

1.2.4 Un crime international de jus cogens et entraînant des