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III. Imaginaire

III.1. Traduction et imaginaire : éléments théoriques

La fantasy, de manière générale, est un genre littéraire connu pour susciter de nombreux défis de traduction. Dans la première partie de ce travail, nous avons mentionné que ce genre se caractérise au premier chef par l’incursion de l’imaginaire (ou de l'« impossible ») au sein du récit, d’après la définition que nous a fournie le Cambridge Companion to Fantasy Literature. Un élément est qualifié d’« impossible » lorsqu’il se réfère à un concept qui ne possède pas d’existence reconnue dans le monde réel. Un objet doté d’une conscience propre, un animal doué de parole, la capacité de se rendre invisible ou de communiquer par télépathie constituent ainsi autant d’exemples de concepts relevant de l'impossible. Leur apparition au sein d’un récit entraîne presque automatiquement l’affiliation de ce dernier au genre de fantasy, pour autant que ces concepts soient présentés comme des principes naturels, et donc non-induits par la science ou la technologie (auquel cas il s’agira plutôt de science-fiction)92.

Francis Berthelot propose une classification plus précise. Dans son essai

« Genres et sous-genres dans les littératures de l’imaginaire », le théoricien regroupe sous la dénomination « littérature de l’imaginaire » trois genres majeurs : le merveilleux, le fantastique et la science-fiction. La fantasy représenterait, pour sa part, un sous-genre du merveilleux, lequel regrouperait également les contes de fées et les chansons de geste médiévales. Berthelot donne de ces genres « imaginaires » une définition qui nous semble très pertinente, et se marie parfaitement à notre définition de la fantasy précédemment établie :

L’univers fictionnel qu’ils décrivent ne prétend pas constituer une mimesis du monde réel – présent ou passé – mais s’en démarque par

92 Voir https://www.writersdigest.com/writing-articles/by-writing-genre/science-fiction-fantasy/the-difference-between-science-fiction-and-fantasy-what-every-screenwriter-needs-to-know

l’introduction d’un ou plusieurs éléments outrepassant les limites qu’on lui connaît.93

La fantasy, en effet, « outrepasse les limites » du monde connu par le lecteur. Elle l’entraîne en terra incognita, au sein d’un univers peu familier, dans lequel les lois telles qu’il les connaît n’ont plus cours. Ewa Drab s’empare de cette définition de Berthelot pour souligner la tâche particulièrement ardue qui est celle du traducteur de fantasy. Ce dernier, au cours du processus de traduction, se voit dans l’impossibilité de

« se référer à des principes de la réalité extra-linguistique » afin de mieux comprendre

« les règles qui gouvernent les relations entre les personnages et le monde fictif »94. La

« réalité extra-linguistique » renvoie à tous les éléments contextuels qui permettent de saisir pleinement le sens d’un texte. Un énoncé est, par définition, elliptique : il revient par conséquent au lecteur de combler les vides sémantiques à l’aide de ses propres connaissances du fonctionnement du monde, ou ce que Catherine Kerbrat-Orecchioni appelle sa « compétence encyclopédique ».

Lire un texte, c’est certainement mettre en œuvre un savoir linguistique. Mais cet outil n’est pas seulement composé de règles syntaxiques et grammaticales. Les mots, les concepts qui le composent sont empreints d’utilisations antérieures et historiques dont la connaissance est nécessaire à la compréhension effective du discours. […] Si la compétence linguistique permet d’extraire les informations intra-énoncives (contenues dans le texte et le cotexte), la compétence encyclopédique se présente comme un vaste réservoir d’informations extra-énoncives portant sur le contexte ; ensemble de savoirs et de croyances, système de représentations, interprétations et évaluations de l’univers référentiel, que l’on appelle, c’est selon,

« axiomes de croyance », « bagage cognitif », […] « postulats silencieux », […] « système cognitif de base », […] « univers d’assomptions » etc. et dont une petite partie seulement se trouve mobilisée lors des opérations de décodage.95

93 Francis Berthelot, « Genres et sous-genres dans les littératures de l’imaginaire », Vox poetica, 2005.

http://www.vox-poetica.org/t/lna/

94 Drab, Op.cit., p.206

95Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’implicite, Colin, Paris, 1986, p.162

La compétence encyclopédique constitue donc le réservoir d’informations dans lequel puise le lecteur pour inférer les éléments manquants dans le discours. C’est ainsi que, lorsque je lis la phrase « Jean regardait tomber la neige », je ne me demande pas d’où tombe la neige, bien que le texte ne le précise pas. L’auteur postule en effet qu’en tant que lectrice, je suis capable d’inférer que la neige tombe du ciel sans qu’il faille le préciser – et ce même si je n’ai jamais vu de neige de ma vie – pour la simple raison qu’il s’agit d’un phénomène très connu, qui fait vraisemblablement partie de l’univers référentiel que nous partageons, l’auteur et moi.

Or, les littératures de l'imaginaire, et la fantasy en particulier, possèdent le pouvoir de court-circuiter partiellement le réseau d’inférences que le lecteur est capable de tisser à la lecture d’un texte, si bien que sa compétence encyclopédique peut se révéler insuffisante à décrypter le sens d’un énoncé. Face à un élément imaginaire, qui ne possède pas d’ancrage dans le monde extra-linguistique réel, le lecteur se voit donc contraint de se reposer entièrement sur les indications de l’auteur.

S’il est confronté à un concept imaginaire classique, tel que la figure légendaire du dragon ou la faculté de voyager dans le temps, le lecteur pourra plus facilement s’appuyer sur son bagage cognitif, car ces éléments ont déjà été largement exploités dans l'art, et apparaissent donc relativement bien définis dans l’univers référentiel. En revanche, face à un concept entièrement imaginé par l’auteur du récit, le lecteur se verra privé de repères et forcé de suivre pas à pas les explications du narrateur pour espérer faire sens de ce qu’il lit.

Le traducteur possède ainsi la double tâche de comprendre un concept qui lui est fondamentalement étranger et de le retranscrire – et donc le recréer – dans une autre langue. Cette recréation d’éléments imaginaires à laquelle se livre le traducteur, dans le but de décrire une réalité différente de la sienne, représente une difficulté de taille. L’imaginaire, ou ces « phénomènes étrangers éloignés de la réalité extra-linguistique », comme les appelle Ewa Drab, mettent le traducteur au défi en le poussant à s’adapter à l’inconnu et à faire sien ce qui lui est étranger. Tout en cherchant à conserver toute la spécificité de la création de l’auteur, le traducteur est

conduit à faire des choix forcément discutables, qui révèlent un degré variable d’aisance et d'adresse. Enfin, du fait de son étrangeté, l’aspect imaginaire favorise des erreurs d’interprétation de la part du traducteur, qui se répercuteront fatalement sur la qualité du texte littéraire traduit.

Toujours guidés par le fil rouge de la spiritualité, nous nous pencherons ici sur trois concepts imaginaires qui occupent une place centrale dans le récit de Pullman.

Ces exemples illustrent de manière particulièrement appropriée les rapports complexes qu’entretiennent imaginaire et traduction. Nous observerons en particulier l’influence que peut avoir le sentiment d’étrangeté sur la traduction de l’aspect spirituel que revêtent chacun de ces concepts.