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II. Caractérisation

II.1. La traduction du nom propre : éléments théoriques

Dans un récit de fiction, le choix des noms propres, et en particulier des anthroponymes (les noms attribués aux personnages) est rarement dû au hasard. La sonorité particulière d’un mot (ce que Saussure appelle le signifiant) représente en général un critère déterminant dans l’adoption par un auteur de telle ou telle forme linguistique pour désigner un personnage. En traduction contemporaine, la stratégie massivement prônée pour rendre compte du nom propre est le report, qui consiste à inclure dans la traduction le nom tel qu’il figure dans la version originale, sans y apporter de modifications. Cette tendance vise à respecter le caractère unique du nom propre, ainsi qu’à préserver son identité culturelle. L'usage moderne se refusera ainsi à franciser le prénom « Ellen » afin qu’il devienne « Hélène », ou à faire de « John » un

« Jean » à la française. Michel Ballard, dans son ouvrage Le nom propre en traduction, résume cette posture en ces termes :

La préservation du nom propre en traduction lui confère une fonction de marqueur ethnolinguistique, qui relève de la couleur locale mais qui fonctionne également comme révélateur de degrés de tolérance plus ou moins élevés à l’égard d’une présence linguistique autre.71

La règle préconise donc le maintien de l’étrangeté formelle au sein du texte-cible. À l’instar de toute règle, cependant, celle-ci comporte des exceptions.

Dans son mémoire de maîtrise, intitulé « La traduction des noms propres dans les romans de fantasy sur la base du roman Assassin’s Apprentice de Robin Hobb », Sarah Jeanneret prête une attention particulière aux problèmes soulevés par l'incorporation des noms propres au sein d'une langue étrangère à celle dans laquelle ils ont été conçus. L’étudiante souligne à juste titre que la littérature de fantasy est

71 BALLARD, Michel, Le nom propre en traduction, Ophrys, Paris, 2001, p.203

particulièrement vulnérable à ce genre de difficultés, car les noms de personnages contiennent souvent des jeux de mots, des allusions ou des symboliques précises.

Relevons à ce sujet le nom de Tom Riddle, personnage crucial (et énigmatique…) de la saga Harry Potter, ou l’intrigant (et venimeux…) Gríma Wormtongue du Seigneur des Anneaux. La fantasy est le genre littéraire le plus à même de confronter le traducteur à ce que Michel Ballard appelle la « conception platonicienne du nom propre »72, principe selon lequel le nom reflète l’être, ou participe à dire quelque chose du sujet qui le porte. Le nom propre quitte dès lors son rôle de simple référent pour revêtir une valeur véritablement sémantique : le signifiant se double, dans ces cas-là, d’un signifié. Ainsi que l’explique Ballard :

En plus de sa fonction de référence, [le nom propre] véhicule un sens étymologique, […] qui peut être sollicité par un auteur à des fins diverses.73

Ce dernier pourra en effet se servir de la dénotation et des différentes connotations contenues dans le nom choisi, dans le but d’exprimer en sous-texte une vérité concernant le référé. Or, « la perception d’un sens génère un désir de traduire »74 et donc de restituer, au moins partiellement, le signifié. Le traducteur se voit par conséquent victime d’une double injonction, ou soumis à des « priorités contrastées », partagé entre « préservation de l’étrangéité des signifiants et explicitation des signifiés »75.

Face à la double nécessité de préserver, d’une part, l’altérité linguistique formelle du nom et, d’autre part, la richesse sémantique que contient ce dernier, le traducteur se retrouvera dès lors systématiquement pris en étau entre une approche dite

« sourcière » et une approche dite « cibliste ». Nous reprenons ici la terminologie de Jean-René Ladmiral, qui demeure la plus usitée dans le domaine de la traductologie.

72 Le nom propre en traduction, p.169

73 Ibid., p.108

74 Ibid, p.122

75 Ibid., p.108

Le lexique, quoique spécifique à ce théoricien, permet de penser une dichotomie, qui, pour sa part, est si ancienne qu'elle remonte au moins jusqu'à Cicéron76 : au premier siècle avant Jésus-Christ, l'orateur romain évaluait déjà les mérites et les défauts respectifs d'une traduction des mots (verbum) et d'une traduction du sens (sensu).

Ladmiral définit comme « sourcier » un traducteur qui « s'attache au signifiant de la langue », c'est-à-dire à son aspect formel. À l’inverse, un traducteur qui « entend respecter le signifié », autrement dit l'aspect sémantique de la langue, est par définition

« cibliste »77. Comme mentionné précédemment dans la partie méthodologique de ce travail, on recourt habituellement à la forme dérivée de la terminologie

« source/cible » pour désigner le couple de langues que relie l’activité de traduction : la langue de départ, celle à partir de laquelle est effectuée la traduction est souvent appelée la « langue-source », tandis que la langue d’arrivée, ou celle vers laquelle s’opère la traduction est appelée la « langue-cible ». De même, le texte original est souvent qualifié, dans le milieu de la traduction, de « texte-source », et la version traduite de ce texte est désignée par le nom « texte-cible ».

Dans le cas précis de la littérature de fantasy, une approche sourcière visera à préserver dans la langue-cible la forme originale de l'expression, afin de restituer fidèlement son signifiant. C'est le cas par exemple du traducteur allemand de Harry Potter, qui a choisi de ne pas traduire le nom de l'école de sorcellerie « Hogwarts » (littéralement « verrues-de-porc »), sans doute pour éviter de trahir la sonorité particulière du mot. Une approche cibliste, au contraire, préférera maintenir un équivalent sémantique dans la langue d'arrivée, et privilégiera donc le signifié. Tel est le cas cette fois du traducteur français de J.K. Rowling, qui a préféré traduire

« Hogwarts » par « Poudlard » (« pou-de-lard ») afin de proposer un jeu de mots similaire au public francophone. Cet exemple illustre clairement que,

entre sourciers et ciblistes, l'opposition n'est pas entre une fidélité plus ou moins grande, mais entre deux modes de fidélité et, plus

76 Jean- René Ladmiral, Sourcier ou cibliste, Les Belles Lettres, Paris, 2014, p.5

77 Op.cit., p.4

précisément, entre deux modes de gestion de la discrépance qui existe entre les langues.78

Ainsi que l'affirme Ladmiral, le traducteur sourcier n'est pas, contrairement aux idées reçues, le plus « fidèle » des deux au texte original, sous prétexte que sa traduction ressemble à première vue davantage au texte-source. Le sourcier et le cibliste possèdent deux visions différentes de la fidélité, et produisent des traductions qui restent, dans un cas comme dans l'autre, toujours discutables – bien que Ladmiral, personnellement, tende à donner la préférence aux ciblistes.

Ces dernières années, la tendance traductive en fantasy semble se faire davantage cibliste en Europe, comme en témoignent, par exemple, les traductions françaises, allemandes et espagnoles de la saga A Song of Ice and Fire de George Martin79, dans lesquelles les noms de plusieurs personnages ont été adaptés à la langue-cible, afin d’offrir au lecteur étranger une expérience de lecture équivalente à celle du lecteur anglophone. Nous nous pencherons ici sur la traduction des noms des principaux personnages de la saga de Pullman, qui comportent tous une charge spirituelle plus ou moins importante. Nous tenterons de déterminer quelle est la stratégie majoritairement employée par le traducteur français de His Dark Materials, dans quelle mesure cette stratégie se justifie, et si elle parvient à rendre compte du caractère spirituel de l’œuvre.

78 Ladmiral, Op.cit., p.18

79 Traduite comme Le Trône de Fer en français et davantage connue internationalement sous le nom Game of Thrones, en raison de l’influence de la série télévisée adaptée de l’œuvre romanesque.