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I. Notions théoriques

I.1. Spiritualité, philosophie et religion

« Qualité de ce qui est esprit ou âme, concerne sa vie, ses manifestations ou qui est du domaine des valeurs morales. » Cette première définition très générale de la spiritualité, que nous livre le Trésor de la langue française, permet d’approcher de loin ce concept éminemment complexe, qui tend à échapper à toute tentative de définition unique. En indiquant de prime abord que la spiritualité relève intrinsèquement de l’ « esprit » et qu’elle a trait aux « valeurs morales » de l'individu, cette description circonscrit le concept de spiritualité comme un phénomène profondément personnel.

La spiritualité toucherait donc à « l’expérience subjective, intérieure. »1

A cette dimension intime et introspective de la spiritualité vient s’ajouter une

« qualité […] de ce qui concerne l’esprit ou dont l’origine n’est pas matérielle. »2 Ce deuxième élément de définition permet de distinguer entre spiritualité, d’une part, et matérialité, d’autre part, selon une dichotomie profondément ancrée dans la pensée occidentale. « L’esprit » et « l’âme », deux notions au cœur de la spiritualité, sont en effet des concepts pensés pour être opposés à celui du corps : à la corporalité tangible et pragmatique, la tradition philosophique oppose donc la spiritualité, ce « principe de la pensée », qui contient une « idée d'élévation au-dessus de la matière, du réel ou des sens »3. Le spirituel tend ainsi vers l’abstrait, vers ce qui se dérobe aux sens et ne peut être appréhendé que par la pensée. Réginald Richard parle d’« échappée » ou de

« fugue »4, Alain Houziaux mentionne « l’appel vers un ailleurs »5 situé hors du monde sensible. Cette notion de fuite en avant et en-dehors, couplée à celle

1 Réginald Richard, Psychologie et spiritualité : à la recherche d’une interface, Les Presses de l’Université Laval, 1992, p.21

2 TLFi, « spiritualité »

3 Ibid.

4 Richard, Op.cit., p.18

5 Alain Houziaux, Peut-il y avoir une spiritualité sans Dieu ?, Les Éditions Ouvrières, Paris, 2006, p.18

d’« élévation », traduit une idée de recherche, motivée par le désir d’aller « au-dessus » ou « au-delà » du monde qui peut être perçu à l’échelle humaine. Cette recherche s’apparente à « la quête et même l'invention d'un sens »6, une volonté de trouver dans un « ailleurs » un principe ou une vérité supérieure permettant d’expliquer la raison et le but de l’existence. Sandra Schneiders lie également la spiritualité à un besoin de trouver sa propre place au sein de l'univers :

Spirituality is the attempt to relate, in a positive way, oneself as a personal whole to reality as a cosmic whole.7

La quête spirituelle conduit « au-delà du perceptible et des possibilités de l’entendement »8, et donc au-delà de la rationalité, et suppose ainsi une forme de foi, ou du moins de croyance, qu'elle soit ou non religieuse. La notion de transcendance, au sens de « caractère de ce qui est au-delà d'un domaine pris comme référence, au-dessus et d'une autre nature »9, se situe, elle aussi, au cœur du concept de spiritualité.

Cette quête abstraite de sens, qui définit la spiritualité, rapproche sous certains aspects cette dernière de la philosophie. Les deux sont souvent amenées à se confondre, ce qui explique qu’une œuvre puisse aisément revêtir un caractère à la fois spirituel et philosophique. La spiritualité semble toutefois davantage relever d’une disposition subjective de l’esprit à tendre vers ce qui échappe à la réalité humaine, tandis que la philosophie offre un raisonnement objectif sous forme de

« réflexion critique sur les problèmes de l'action et de la connaissance »10. On dira également que la première est basée sur le principe de croyance, la seconde sur celui de raison. La spiritualité tente d’expliquer la condition humaine par la transcendance, la philosophie pense cette dernière à partir de l'individu.

6 Houziaux, Op.cit., p.19

7 Sandra Schneiders, « Religion and spirituality : strangers, rivals or partners ? » in The Santa Clara Lectures, Vol.6, N°2, Santa Clara University, California, 2000, p.4

http://www.liturgy.co.nz/spirituality/reflections_assets/schneiders.pdf

8 https://eglise.catholique.fr/glossaire/transcendance/

9 TLFi, « transcendance »

10 TLFi, « philosophie »

Le questionnement spirituel peut se doubler d'une attention aux « valeurs morales », qui figurent, rappelons-le, dans notre première définition. La morale se caractérise habituellement par un « ensemble de règles concernant les actions permises et défendues dans une société, qu’elles soient ou non confirmées par le droit. »11 Le sens moral désigne donc le principe cognitif permettant de distinguer entre le Bien et le Mal. Par l'importance qu'elle accorde à la morale, ainsi que par sa volonté de dépasser le monde sensible au profit d’un « au-delà » immatériel au travers de la croyance, la spiritualité est fréquemment assimilée à la foi religieuse. Le TLF confirme en effet l’acception de « spiritualité » comme « théologie mystique qui a pour objet la vie de l’âme, la vie religieuse »12. La spiritualité, dans sa conception religieuse, projette l’individu hors du monde sensible pour le relier à un Être supérieur. Définie comme le « rapport de l'homme à l'ordre du divin »13, la religion partage avec la spiritualité l’idée de transcendance : toutes deux reconnaissent en effet l’existence ou du moins évoquent la possibilité d’un principe supérieur, situé au-delà du monde sensible et régissant l’univers. Cependant, si la religion se conçoit difficilement sans spiritualité, la spiritualité peut, elle, se passer de religion, dans la mesure où l’on peut croire en une instance supérieure ou s’interroger sur un principe transcendent sans nécessairement lui prêter un visage divin et les « systèmes de dogmes ou de croyances »14 qui accompagnent généralement la figure religieuse du Créateur.

Étroitement liée au concept de transcendance, la notion d’âme peut être perçue comme le véritable dénominateur commun à la spiritualité et à la religion : l'âme est, précisément, au centre de l’expérience de transcendance. Dans la théologie chrétienne, elle désigne « ce qu’il y a de plus intime en l’homme, et de plus grand et de plus profond en lui »15, et se rapporte donc à l’essence même de l’individu. Son caractère absolu, fondamental et irréductible fait d’elle le « foyer de la vie religieuse et

11 TLFi, « morale »

12 TLFi, « spiritualité »

13 TLFi, « religion »

14 Ibid.

15 https://eglise.catholique.fr/glossaire/ame/

spirituelle »16 : l’âme incarne ainsi la faculté humaine de tendre vers un « au-delà » intangible et imperceptible, afin d’y rechercher un sens profond à l’existence. Cette capacité à appréhender l’« ailleurs » peut être tournée vers le divin, et se cristalliser en Dieu, dans le cadre de la religion chrétienne. Elle peut également se concevoir simplement comme une « sensibilité au mystère »17, une réceptivité aux choses qui dépassent l’entendement humain. La théologie considère en outre l’âme comme le siège du sens moral : en tant que principe irréductible de l’humain, l’âme incarne la capacité à penser et évaluer les deux principes irréductibles que sont le Bien et le Mal18. Cette faculté propre à l’humain peut s’exercer à la lumière de préceptes spécifiquement religieux, ou bien s’ancrer dans des conceptions plus hétérodoxes, qui relèvent davantage du panthéisme ou de la philosophie humaniste.

Nous verrons dans ce travail que, bien que Pullman ne puisse pas être considéré comme un auteur religieux, il reste un écrivain d’une grande spiritualité. Sa trilogie His Dark Materials témoigne d’une rare sensibilité à des questions d’ordre mystique et philosophique, qui interviennent de manière explicite, quoique sous le couvert du discours romancé. L’intrigue emprunte abondamment à la théologie chrétienne dans son arc narratif, tandis que les protagonistes apparaissent mus d’un bout à l’autre du récit par une quête de sens proprement spirituelle, qui les amènera, au sens propre comme au figuré, « au-delà » des limites du monde qu'ils connaissent. La recherche d’une vérité universelle les conduira à percer le mystère de la condition humaine, en même temps qu’à lever le voile sur le miracle de la Création.

16 TLFi, « âme »

17 Houziaux, Op.cit., p.17

18 TLFi, « âme »

I.2. Définition de la spiritualité et du spirituel