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II. Caractérisation

II.2. a. Lyra

Les personnages de Pullman possèdent tous des noms chargés symboliquement, dont les significations sont parfois difficiles à conserver d'une langue à l'autre. Nous considérerons ici les noms des quatre personnages les plus importants du récit et évaluerons si la traduction parvient à restituer leur complexité sémantique. À noter qu’à une exception près, aucun nom n'a été modifié dans le processus de traduction vers la langue-cible : le traducteur a en effet préféré les reporter tels qu'ils apparaissent dans la langue originale. Cette décision constitue bien toutefois un choix traductif, qui, partant, comporte des conséquences. Le traducteur aura vraisemblablement jugé que, les noms des personnages ayant été choisis avec un tel soin par Pullman, il aurait été outrecuidant de les altérer. En outre, rares sont ceux qui présentent un jeu de mots, cas particulier qui appelle généralement une traduction en langue-cible, si bien qu'il apparaît naturel que le traducteur ait préféré privilégier le signifiant en conservant la sonorité et la graphie originales des noms. Bien que nous appuyions ici ce choix, il est également de notre devoir de relever les inévitables pertes sémantiques occasionnées.

Lyra, l'héroïne du récit, possède un nom dont Pullman a dit qu'il s'est imposé à lui comme une évidence80. En anglais comme en français, le prénom est prompt à évoquer la lyre, attribut du poète par excellence. Millicent Lenz voit dans la figure de Lyra une évocation de l'art dans sa puissance créatrice81 : bien que l'héroïne soit décrite comme une fillette sauvage, rebelle et entêtée, le narrateur la présente également comme un personnage d'une grande sensibilité, un trait de caractère qui entre en résonance avec l'univers de l'art et de l'émotion suggéré par son prénom si particulier.

La lyre rappelle également la figure d'Orphée, descendu aux Enfers par amour pour

80 Shelley King, « Exegesis, Allegory and Reading The Golden Compass », in His Dark Materials Illuminated : Critical Essays on Philip Pullman's Trilogy, Wayne State University Press, Detroit, 2005, p.111

81 His Dark Materials Illuminated : Critical Essays on Philip Pullman's Trilogy, Wayne State University Press, Detroit, 2005, p.19

Eurydice condamnée. Lyra est destinée à suivre une trajectoire similaire à celle du héros grec : par amour pour l'humanité, sa quête l'amènera, dans The Amber Spyglass, jusqu'au Royaume des Morts, où elle aidera les âmes des défunts à trouver le repos.

Son prénom désignerait ainsi Lyra comme un personnage profondément orphique en raison de la passion, de la sensibilité et du courage qui l'animent et qui la poussent à braver les interdits et franchir les barrières érigées entre les mondes. Plus encore, ce choix permet à Pullman de présenter Lyra comme une héroïne mythologique, digne héritière de la tradition gréco-romaine.

A l'instar de la majorité des héros mythologiques, Lyra demeure toutefois un personnage ambigu. Vaillante et fougueuse, elle fait preuve à maintes reprises de compassion et d'une rare noblesse d'âme. Le récit insiste cependant également sur son sens de la ruse et son don exceptionnel pour le mensonge : le narrateur affirme ainsi de manière explicite que Lyra prend du plaisir à mentir et à tromper, et n'hésite pas à recourir à la duplicité pour retourner une situation à son avantage. Sa « lyre », l'instrument dont elle se sert pour séduire et parvenir à ses fins, réside dans les paroles qu'elle sait distiller au bon moment et face à la bonne personne. Cette « lyre » moralement ambiguë contenue dans son prénom reflète ainsi le caractère ambivalent de la fillette, « mi-ange, mi-démon », toujours à mi-chemin entre le divin et l'infernal, et par là même, profondément humaine.

« Lyra » présente en outre une ressemblance sonore troublante avec le mot

« liar »82. Cette similitude est rendue explicite dans un passage-clé du troisième tome, lors duquel Lyra doit affronter la Harpie qui garde l'entrée du Royaume des Morts. La fillette propose de lui raconter ce qu'elle a vu et vécu dans le monde des vivants en échange du passage vers l'au-delà. Mais lorsque Lyra tente de charmer la Harpie en inventant une trépidante histoire créée de toutes pièces, la créature, furieuse, se jette sur elle et la blesse au visage, avant de la traiter de menteuse.

82 Une analogie relevée par Shelley King dans « Exegesis, Allegory and Reading The Golden Compass », in His Dark Materials Illuminated : Critical Essays on Philip Pullman's Trilogy, Wayne State University Press, Detroit, 2005, p.112

Liar ! Liar ! Liar !

And it sounded as if her voice was coming from everywhere, and the word echoed back from the great wall in the fog, muffled and changed, so that she seemed to be screaming Lyra's name, so that Lyra and liar were one and the same thing.

La scène est une allusion ironique à Orphée devant Cerbère. Ici, la « lyre » de la fillette lui fait défaut, car pour la première fois, son interlocuteur n'est pas dupe de sa comédie et la situation se retourne contre elle. Le jeu des sonorités exposé dans ce passage souligne ainsi la nature ambivalente de Lyra. Cette double nature qui caractérise le personnage trouve une incarnation symbolique dans ce prénom, « lyre » complexe qui tient autant de la noblesse et de l'émotion que du mensonge enjôleur.

La complexité du prénom de Lyra est impossible à rendre dans la traduction : l'anglais joue sur une ressemblance des signifiants pour rapprocher deux signifiés,

« lyre » et « mensonge », similitude qui n'existe pas en français. Le passage ci-dessus n'a d'ailleurs été que partiellement traduit, faute de moyens linguistiques. La tâche paraît en effet impossible, et il serait malvenu d'en blâmer le traducteur. Reste toutefois que le texte de Pullman s'en voit considérablement appauvri sur le plan de la richesse interprétative. La traduction de Jean Esch doit accuser ce coup très rude : elle est incapable de rendre complètement justice à l'héroïne du récit et à son extraordinaire prénom, qui condense si bien l'essence de sa personnalité.

En revanche, le traducteur livre une solution convaincante en ce qui concerne le patronyme de Lyra. Comme pour illustrer la maturité qu’elle acquiert progressivement au fil de ses aventures, l’héroïne change de nom – et donc d’identité – au cours du récit. En tant que fille cachée de Lord Asriel et Mme Coulter, Lyra ne porte aucun de ces deux noms de famille ; au début de l’histoire, elle est présentée comme « Lyra Belacqua », du nom du frère défunt de Lord Asriel (ce dernier, pour une raison qui n’est jamais explicitée, ne porte pas le même patronyme que feu son frère). Le traducteur a conservé intact dans la version française le nom italophone « Belacqua », qui se réfère à un personnage mineur de La Divine Comédie de Dante, considéré comme une allégorie de la paresse et de l’indolence83. Le choix curieux que fait ici

83 George Economon, « Belacqua », in The Dante Encyclopedia, Routledge, New York, 2010

Pullman, en affublant son héroïne d’un nom aussi négatif, vise sans doute à souligner l’état de passivité (physique, mais également intellectuelle et émotionnelle) dans lequel est tenue la fillette à Jordan College, avant que ne débute sa quête épique, qui l’amènera jusqu’au Grand Nord et au-delà des limites du monde. Par la suite, Lyra adopte comme nouveau patronyme le surnom « Silvertongue » que lui donne l’ours Iorek, après qu’elle réussit à faire exécuter le tyran du Royaume des Ours en recourant à la ruse et au mensonge, à la fin de Northern Lights. Cet épisode déterminant vaudra à Lyra de se présenter et d’être connue, jusqu’à la fin de la saga, non plus comme « Lyra Belacqua », mais comme « Lyra Silvertongue », symbole d’une nouvelle identité qui reflète sa valeur et son ingéniosité.

Le nom « Silvertongue » provient de l’expression idiomatique « to have a silver tongue » (littéralement « avoir une langue d’argent »), que l’Oxford Dictionary définit comme « a tendency to be eloquent and persuasive in speaking »84. Contrairement au nom « Belacqua », qui renvoie de manière allusive à une signification qui peut être décryptée aussi bien par un anglophone que par un francophone, « Silvertongue » se réfère directement à un concept sémantique (l’éloquence) qui n’est accessible qu’à un public anglophone. Il ne peut être question, dans ce cas-ci, de ne s’attacher qu’au signifiant, sous peine de voir échapper le signifié contenu dans la proposition. Le traducteur opte par conséquent pour un équivalent linguistique en renommant l’héroïne

« Lyra Parle-d’Or » dans la version française. « Parler d’or » est une expression légèrement vieillie signifiant « avoir un raisonnement juste, des propos pleins de bon sens »85. On déplorera que les sens des deux expressions, bien que proches, ne soient pas exactement équivalents. « Silvertongue » évoque un talent d’éloquence légèrement fourbe, touchant à la manipulation86 : le surnom souligne ainsi le caractère moralement ambigu du personnage de Lyra, proche sous beaucoup d’aspects, non seulement d'Orphée, mais également d’Ulysse (qui effectue, lui aussi, un périple au cours duquel

84 http s://en.oxforddictionaries.com/definition/us/silver_tongue

85 TLFi, « parler d'or »

86 L'Oxford English Dictionary donne pour exemple « It is likely that his silver tongue has got around her », un énoncé effectivement investi d’une connotation légèrement sournoise.

il aura abondamment recours à la ruse et à la tromperie pour retourner la situation à son avantage). « Parler d’or » suggère une éloquence empreinte de sagesse et de bon conseil, et confère donc à Lyra une image d’héroïne plus lisse que celle présentée dans la version originale. Le signifié demeure toutefois assez proche pour que la traduction soit considérée comme adéquate. Curieusement, le signifiant n’est pas complètement laissé de côté : le traducteur conserve en effet l'analogie à un métal précieux, qui sert de comparant à la métaphore ; c'est ainsi qu'« argent » (silver) dans le texte-source devient « or » dans le texte-cible. Ce détail témoigne du soin apporté par le traducteur dans ce difficile exercice de restitution formelle et sémantique.