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F) Coupures, censures et tabous

IV) D'un substantif à l'autre

2) Traduction des locutions

Introduction

L’analyse des traductions bretonnes permet de distinguer deux types de locutions françaises en fonction de leur traitement en breton. D’une part, les locutions sémantiquement transparentes peuvent être traduites littéralement puisqu'elles obéissent au principe de compositionnalité.

T1 : étant la fleur de la charité (VIII/III) T2 (Le Bris) :

dre ma zeo ar fleur hac an dién eus ar garantez (puisque c’est la fleur et la crème de la charité) T3 (Marion) :

rac hi-é er vlêhuèn ag er garanté (car elle est la fleur de la charité) T4 (Sévéno) :

Hi é er boket ag er garanté (elle est la fleur de la charité)

Tous les traducteurs reprennent la métaphore de la fleur, vraisemblablement transparente pour leurs lecteurs. Notons cependant la répétition de Le Bris « ar fleur hac an dién » (la fleur et la crème). Le rajout d'un élément métaphorique supplémentaire pourrait être une simple figure de style. Cependant, Le Bris fait souvent suivre des locutions proches du français des termes proprement bretons. Cela pourrait indiquer que Le Bris doutait de la transparence de cette expression pour son public, le rajout d'une locution répondant alors à un désir d'adaptation.

D’autre part, certaines locutions opaques appellent une adaptation de la langue source. C'est alors, ici aussi, une forme de décalage culturel entre la langue cible et la langue source.

Exemple 1 :

T1 : un abîme de délices (ch XVI/p I) T2 (Le Bris) :

un abym a joa hac a levenez (un abîme de joie et de liesse) T3 (Marion) :

er vamèn ag en ol madeu (la source de tous les plaisirs) T4 (Sévéno) :

ur mor a leuiné (une mer de joie)

Différentes stratégies de traduction ont été employées par les auteurs. Le Bris reste très proche du texte source, et fait une traduction pratiquement mot à mot. Il en résulte une locution sans doute peu compréhensible pour le lectorat bretonnant ne comprenant pas le français. Marion et Sévéno ont, eux, recours à une adaptation et utilisent des expressions bien connues par leurs lecteurs104

Exemple 2 :

Je ne puis assez admirer l’ardeur avec laquelle cet avis fut pratiqué par saint Louis, l’un des grands rois que le soleil ait vus

104 Ur mor a = Er péh e zou liés ur vammen a dristé é mesk en dud ér bed ( Tri bléad ketan Dihunamb !, Er Héré hag en Eutru, Stevan K. Hennebont, 1905-1906-1907, p 176)

(ch XV/pIII)

Le Bris et Marion adaptent l’expression tout en gardant la métaphore du soleil : sous le soleil T2 (Le Bris) :

ne allàn quet aoualc'h admira an ardeur pe gant hini e praticas Sant Lois an avis-mâ, èn peini a ioa unan eus ar Rouanez vras, a so bet dindan an heaul

Marion utilise une autre locution bretonne, sous le « tour » du soleil, tour est ici à comprendre dans le sens de « promenade », « marche ». C'est bien, ici aussi, une locution populaire en breton, car elle apparaît chez d'autres auteurs vannetais105.

T3 (Marion) :

n'ellan quet istimein assès gred berhuidant sant Loeis, unan ag er Rouanné brassan e zou bet biscoah édan tro an heaul

Chez Sévéno, l'écart vis-à-vis du texte source est plus grand, l'image du soleil n'est pas reprise.

T4 (Sévéno) :

N'hellan ket laret péker kaer é kavan er péh e hré a fet en dra-men sant Loeiz, unan ag er rouañné brasan e zou bet biskoazh

Les expressions incluant le mot « cœur »

François de Sales apprécie particulièrement les locutions comprenant l'image du « cœur », parfois même jusqu'à l’excès :

T1 :

il vous faut dire de tout votre cœur et à votre cœur: « O mon cœur, mon cœur, Dieu est

105 « Bamdé, un droiad héaulen kaer é kreiz en dramùél glas-teur », « Get tro en héaul é sour Franséz de rekinat »Héneu Jean-Marie, Bourapted en tiegeh, Dihunamb, 1932

vraiment ici. (ch II/pII)

Les expressions contenant ce mot constituent d’excellents points de repère pour analyser les décalages sémantiques liés aux choix de traduction.

Exemple de locution transparente : T1

et nous ouvre le cœur pour avec confiance nous bien déclarer aux confessions suivantes. (chVI/p I)

T2 (Le Bris) :

hac e tigor hor c'haloun evit en em zisclerya gant fizianç hen hor c'honfessionou all varlerc'h. (et il ouvre notre cœur pour se montrer avec confiance dans nos confessions futures)

T3 (Marion) :

hi e zigueore hur halon eit covessat hur péhedeu guet mui a gonfiance én amzér da zonnet (elle ouvre notre cœur pour confesser nos pêchés avec plus de confiance à l’avenir) T4 (Sévéno) :

hi e zigor hun halon hag e laka én-hi mui a gonfians de laret splannoh hun péhedeu én amzér de zonet.

(elle ouvre notre cœur et met en lui (elle, sic.) plus de confiance pour dire plus clairement nos pêchés à l’avenir.)

Tous les traducteurs ont donc utilisé le calque pour rendre la locution dans la langue cible.

Exemples de locution opaques : T1

T2 (Le Bris) :

o lesell o c'haloun da goueza casimant gant an dentation da guitaat o dessein ha da zistrein var ho c'his

(laissant leur cœur presque tomber par la tentation de quitter leur dessein et de revenir en arrière)

→ Le Bris choisit une adaptation par une autre locution verbale tout en gardant l'image du cœur.

T3 (Marion) :

preste-ind de vout feahet dré en tantation, de gùittat ol, ha de retourne ar ou faseu. (ils sont prèts à être vaincus par la tentation, de tout quitter, et de retourner en arrière.) → Marion traduit par une adaptation où la locution métaphorique est remplacée par un verbe. Il ne reprend pas l’image du « cœur ».

T4 (Sévéno) :

é kol kalon betag chonjal monet éndro ha kuitat agrén en hent mat

(perdant courage (du cœur, sic) jusqu’à penser à revenir et quitter résolument la bonne voie) → Comme Le Bris, Sévéno adapte la locution tout en gardant l'image du cœur.

T1 :

car, quoique la douce voix de son bien-aimé lui eût touché le cœur (XVIII/II)

T4 (Sévéno) :

boéh hé Fried en doé tinéreit hé halon (la voix de son aimé avait attendri son cœur)

Le participe « touché » est remplacé, la métaphore de cœur est ici aussi maintenue.

Par l’adaptation d'une partie de la locution ou encore la « dilution » de la locution verbale en un simple verbe, ces exemples montrent quelques stratégies adoptées par les traducteurs face à une locution qui devait manifestement être opaque (ou du moins considérée comme tel par les auteurs) pour le lectorat bretonnant.

Lorsque le sens même de la locution paraît quelque peu obscur ou maladroit, les traducteurs bretonnants l’adaptent, au risque de créer un écart sémantique, parfois tout en essayant de garder un élément de la métaphore (ici le cœur chez Sévéno) :

T1 :

lave nos âmes de leurs imperfections et désaltère nos cœurs de leurs passions. (ch I/pII)

T2 (Le Bris) :

hac ar memes sclerigen pehini a ra deomp guelet an imperfectionou hac an defautou-se, a zeu d'hon toma ha d'on excita dan desir d'en em neatât ha, d'en em burifia.

(et la même lumière qui nous permet de voir ces imperfections et ces défauts vient nous chauffer et exciter le désir de nous laver, de nous purifier)

T3 (Marion) :

En oraeson e zou en deur a vénêdiction, a béhani é teliamb hum chervige eit golhein hun ineanneu a ou fallanté

(L’oraison est l’eau de la bénédiction, que nous devrions utiliser pour laver nos âmes de notre méchanceté)

T4 (Sévéno) :

tennein e hra hur spered ag en tioélded, ha distag e hra hur halon doh pep sort fallanté (elle sort notre esprit de l’ombre, et sépare notre cœur de toute sorte de méchanceté)

Ces exemples, impliquant une refonte totale de la phrase par le traducteur, permettent aussi une certaine liberté à la fois stylistique et sémantique.

Parfaire un saint

Il serait réducteur de cantonner la traduction de locutions à un système binaire entre locutions opaques et transparentes. L'adaptation d'une locution peut ainsi être un procédé courant permettant de gommer quelques lourdeurs du texte source. Surtout chez Sévéno, des locutions parfaitement transparentes sont adaptées pour corriger des répétitions. De ce fait le substantif « cœur » qui, comme nous l'avons vu, est parfois sur-employé par François de Sales est régulièrement remplacé par inean (âme), par exemple en reprenant l'exemple cité plus haut :

T1 :

il vous faut dire de tout votre cœur et à votre cœur: « O mon cœur, mon cœur, Dieu est vraiment ici. (ch II/pII)

Sévéno :

konzet a greiz hou kalon doh hous inean ha laret : " O m'inean, o m'inean !"

Le même procédé est utilisé dans une moindre mesure par Marion.

Statistiques et stratégies de traduction

Le chapitre deux étant particulièrement riche en locutions métaphoriques comprenant le mot « cœur », les données sur les traductions de ces expressions sont exploitables numériquement. Les résultants de ce traitement mettent en évidence les tendances de traduction que présentent les différentes œuvres des auteurs bretonnants.106

(Fig. 3: Le choix du calque pour traduire les locutions chez les différents traducteurs)

Les résultats de ces comptages diffèrent de ceux que nous avons repérés dans d'autres chapitres concernant les stratégies de traduction. En effet, Le Bris fait preuve dans d'autres situations (adaptations culturelles, modernisations….) d’un vrai souci d'adaptation vis-à-vis de son public et paraît plutôt peu enclin aux calques. Pourtant, en ce qui concerne les locutions, ce sont bien les calques qui sont majoritaires. La baisse progressive des calques entre les trois auteurs pourrait indiquer une origine chronologique à cette divergence.

L e  B ris Ma rion S e v e no 0% 10% 20% 30% 40% 50% 60% 70% 80% 90% 100%

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