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F) Coupures, censures et tabous

IV) D'un substantif à l'autre

1) Hyperonymes bretons

La création et la catégorisation des substantifs peuvent fonctionner selon des modèles distincts d'une langue à l'autre et poser des problèmes aux traducteurs, car ils peuvent créer des décalages entre les deux langues. Le breton comme les autres langues celtiques mais aussi les langues germaniques94 est une langue endocentrique et ses catégories lexicales, comme nous allons le voir, peuvent parfois différer du français, langue exocentrique. Lorsqu’il est question d'hyperonymes et de co-hyperonymes, la création de substantifs et leur classement fonctionnent de manière distincte.

Exemple : Breton---Français Karr--- véhicule Karr-samm (fardeau)---camion Karr-tan (feu)---voiture Karr-nij (volant)---avion Karr-boutin (commun)---car

Karr est ici un hyperonyme classificateur, un terme abstrait marquant le champ lexical des différents types de véhicule. Les substantifs plus concrets ont été formés par l'addition d'un

94 Baron I., « Catégorie lexicale et catégorie de pensée : une approche typologique du danois et du français »,

second substantif, nij par exemple qui indique l'action, formé sur le verbe nijal «voler »95. Les substantifs français, eux, sont complètement distincts les uns des autres et rien ne permet de les catégoriser en fonction d'une racine commune quelconque. Ces hyperonymes classificateurs bretons sont nombreux et mériteraient une étude approfondie : ti, loa, pod, dilhad….

Les co-hyperonymes cités ci-dessus sont des néologismes. On peut se demander si ce type de création de substantifs se retrouve dans des dérivations utilisées chez les locuteurs traditionnels. On peut citer l'exemple de ti illustre ce processus : ce terme est traduit par « maison » dans les lexiques, mais il s’agit aussi un hyperonyme classificateur au champ sémantique bien plus large que « maison » qui montre que ces dérivations ne sont pas de création récente :

Ti--- --- maison Ti-tan (feu)---cuisine Ti-sistr (cidre)---cave à cidre Ti-karr (véhicule)---garage Ti-forn (four)---fournil

Hyperonymes classificateurs et langue culture

Certains co-hyperonymes peuvent parfois sembler obscurs vus de l’extérieur, la logique de catégorisation d'une langue n'étant pas forcément la même dans une autre. Prenons le cas du substantif marc'h (étalon, cheval) qui peut aussi entrer en composition:

Breton---français Marc'h---étalon/cheval Marc'h-houarn (fer)---vélo

95 Dans le système ancien du breton, l'hyperonyme classificateur est le second élément du substantif. Les constructions de ce type sont encore nombreuses en breton, dans des termes anciens comme « karrdi » « voiture+maison = garage» mais aussi dans certains néologismes : tangarr « feu+voiture = automobile ».

Marc'h-tan (feu)---moto Marc'h-du (noir)---locomotive

Le rapport entre un cheval et un vélo n’est pas tout à fait évident. Plutôt que «cheval», marc'h est ici un substantif abstrait prototypique catégorisant ce qui actionne un mouvement et peut transporter quelqu’un ou quelque chose. Cet exemple montre que ces substantifs sont bien intégrés dans le système intrinsèque à la langue et obéissent à une logique propre qui ne se retrouve pas forcément tout à fait dans une autre.

Difficultés de traduction

Ces hyperonymes classificateurs peuvent engendrer des décalages entre le texte source et les traductions :

-Abstraction

Les hyperonymes bretons sont plus abstraits que les équivalents français et sont souvent difficiles à traduire. La valeur sémantique de marc'h est plus large que celle de « cheval », de même que celle de karr est plus large que celle de « véhicule » en français. Il en découle une certaine difficulté pour les traduire. Cet écueil transparaît notamment dans les dictionnaires : « Karr : alies bih. -IG g. kirri a-w. ; charrette (anc. char), parf. remorque, (& composés) rouet, (néol.) véhicule (automobile), (& dim.) chariot, & poussette... »96

Cette difficulté est accentuée par l’emploi des hyperonymes dans la langue courante. La phrase emañ ar c'harr en ti pouvant être traduite par : /voiture, charette, véhicule…./ est dans la /maison, local, lieu habité….

Le locuteur bretonnant comprend ces différents substantifs abstraits grâce au contexte. Ainsi, s’il permet une bonne compréhension l'hyperonyme n'est pas forcément dérivé. Un substantif abstrait comme karr peut signifier différentes choses selon le contexte, le lieu ou encore l'époque, comme, par exemple, le français québecois ou dialectal « char » qui a d'abord signifié la charrette, mais la démocratisation des véhicules motorisés aidant, nous avons assisté à un basculement sémantique de ce mot :

karr “charrette“ ->karr-tan “voiture“->karr “voiture“

La voiture étant devenu l'objet de type karr le plus courant, « voiture » est devenue la valeur sémantique principale, ou disons « par défaut » de karr en ce début de XXIème siècle, le co-hyperonyme karr-tan n'étant plus utilisé que lorsque le contexte n'est pas évident. Les co-hyperonymes bretons sont souvent aussi plus abstraits que leurs homologues français, ainsi karr-nij pourrait traduire à la fois avion et voiture volante. Une abstraction trop importante de ces hyperonymes peut être un embarras pour l'auteur traduisant du breton au français mais leur emploi en passant du français au breton peut aussi créer un décalage sémantique plus ou moins important entre le texte source et sa traduction bretonne.

-Décalage entre catégories lexicales

Une autre source de décalage entre deux langues peut apparaître lorsque le critère de concrétisation diffère entre elles. Prenons l'exemple de la « marinière », que les dictionnaires bretons traduisent par krez martolod97 (chemise masculine de marin) ou encore chupenn martolod98 (veste de marin). Dans les deux cas, l'hyperonyme breton krez ou chupenn est spécifié par martolod (marin). Le critère est donc l'utilisateur alors que le sens du terme « marinière » insiste plus sur l'aspect physique (vêtement en coton bicolore) ce qui crée un décalage, puisque, contrairement à la « marinière », la chupenn martolod bretonne pourrait ne pas être bicolore, par exemple. Ici encore, entre ces substantifs le terme breton recouvre un champ sémantique plus large alors que le terme français présente plus de traits spécifiants.

97 Dictionnaire en ligne « termofis » : http://www.fr.brezhoneg.bzh/36-termofis.htm, consultée en 2013 98 Favereau F. 1992

Dans L’introduction à la vie dévote

Les hyperonymes sont à l’origine de nombreux décalages sémantiques dans traductions bretonnes de L’introduction à la vie dévote.

-Hyperonymes et catégorisations

T1 :

Les comètes paraissent pour l'ordinaire plus grandes que les étoiles (chI/p III)

Pour comète, le français possède un substantif arbitraire ne le rattachant pas au mot « étoile ». Or, dans l'esprit des traducteurs de langue bretonne, « comète » et « étoile » font partie de la même catégorie lexicale basée sur l'hyperonyme classificateur stered99. Ils doivent donc adopter différentes stratégies pour résoudre ce problème :

T2 (Le Bris):

Ar steredennou lostec a seblant ordinal beza brassoc'h eguet ar stered eus an Eê

(Les « étoiles à queue » semblent habituellement plus grandes que les « étoiles des cieux ») → Le Bris traduit la phrase à l’aide de deux co-hyperonymes, l’un pour la comète, l’autre pour les étoiles, qu’il traduit un peu maladroitement par « étoiles des cieux ». La spécification se fait ici à travers l’emplacement.

T3 (Marion) :

haval guet-n-emb, é huélet er stir-rid, é mant hilleih brassoh eit er stir parfaet

(il nous semble, en voyant les « étoiles courantes » sont beaucoup plus grandes que les « étoiles parfaites »)

→ Comme le Bris, Marion utilise deux co-hyperonymes, avec une spécification physique pour les deux : « étoiles courantes » pour les comètes, et l'emploi d'une curieuse locution stir parfaet « étoiles parfaites » pour les étoiles.

Stered et stered-red /lostek ne se situent pas sur le même plan en breton, le premier a un sens plus générique qui englobe le second. Le fait de comparer les deux a mis les traducteurs en difficulté : pour compenser, ils ont dû faire gagner des niveaux de caractérisation à stered par le rajout d'une information même si elle était peut-être mal aisée d'où un résultat qui peut nous sembler un peu naïf.

T4 (Sévéno) :

Er stired lostek, é kav genemb, e zou paudmat brasoh eir er stired aral

(Les « étoiles à queue », nous trouvons, sont beaucoup plus grande que les autres étoiles) → La stratégie de Sévéno est différente mais met aussi en évidence la catégorisation lexicographique, après avoir traduit comètes par « étoiles à queue », il traduit « les étoiles » par « les autres étoiles ». Les stered lostek sont donc des stered comme les autres.

-Abstraction ou sur-traduction :

Les hyperonymes bretons se caractérisant par un niveau d'abstraction plus élevé que les hyperonymes français, le traducteur doit jouer entre ces différentes échelles, courant le risque de sur-traduire. Ce jeu pose souvent le problème des répétitions, lorsque une phrase présente à

suivre différents termes qui sont, en breton, recouverts par le même substantif hyperonymique.

T1 :

en la voie des commandements de Dieu », et, de plus, il passe et court dans les sentiers des conseils et inspirations célestes

(I/I)

T2 (Le Bris) :

en hent a C'hourc'hemennou Doüe, hac ouzpenn e tremen gàt couraich dre an henchou difficila

T3 (Marion) :

én hent a hourheméneu Doué; ean e ride guet courage én henteu péré e selle en dud aral èl impossible de bratiquein

T4 (Sévéno) :

én hent digor a hourhemenneu Doué ; open, ean e dré, e rid én henteu moén

Les traducteurs n'ont pas employé les termes minotenn ou gwenojenn pour sentier, pourtant utilisés dans L’introduction à la vie dévote. Dans ce cas précis, métaphorique, ces termes ont dû être jugés comme des sur-traductions. Les traducteurs ont donc recours à la concrétisation de l'hyperonyme classificateur hent par un adjectif (Le Bris, Sévéno) ou encore par une subordonnée (Marion), chacun évoquant la difficulté. À l'inverse, un substantif distinct est bien utilisé pour traduire sentier dans certains contextes, moins métaphoriques, ou encore pour éviter une redondance :

T1 :

enla quelle il n'y ait ni sentier ni chemin pour trouver Dieu (ch XIV/p IV)

eleac'h ne deus nac hent nac quenod100 da vont etrese Doue

T3 (Marion) :

é péhani ne huélehet quet mui na hènt na minoten eit monet de Zoué

Ces deux traducteurs ont utilisé un second substantif, distinct du substantif classificateur hent pour éviter une répétition sans doute jugée trop lourde. L'ordre des mots est cependant inversé, le substantif classificateur étant mis en premier, le lecteur passe du terme générique au terme le plus spécifique.

La stratégie de traduction de ces auteurs a donc été :

Terme spécifique + terme spécifique → terme générique + terme spécifique.101 Cette stratégie apparaît chez tous les traducteurs :

T1 :

Les voies et les chemins (VIII/I)

T3 (Marion) :

en hènteu hag er minotenneu T4 (Sévéno) :

en henteu hag er minotenneu

Voici enfin un dernier exemple où les traducteurs ont dû passer à un niveau d'abstraction supérieur :

T1 :

Les cordes avec lesquelles Dieu tira votre petite barque à ce port salutaire (II/IV)

Il n'y a pas de substantif morphologique distinct correspondant à « barque » en breton. Il faut donc le traduire à partir d'un dérivé d’un lexème général comme bag ou encore lestr,

100 Le terme guenod (« sentier », cf gwenodenn) porte ici une trace de sandhi provoquée par nac. 101 Passage non traduit par Sévéno

comme le fait Le Bris : T2 (Le Bris) :

"ar c'herdin pe gant re e sachas Doue ho lestric etrese ar porz a silvidiquegez"

Le traducteur utilise le substantif lestr (vaisseau) avec le diminutif -ig pour rendre le terme français102. Le terme français de « barque » recouvrait anciennement un champ sémantique un peu plus large qu'actuellement103, le décalage entre le mot source et la traduction bretonne est ainsi minimisé.

Conclusion

Langue française et langue bretonne présentent des systèmes différents en ce qui concerne la création, l'emploi et la catégorisation des substantifs. Ces systèmes impliquent une logique interne qui leur est propre, le français préférant des substantifs différenciés et généralement plus concrets alors que le breton, comme les autres langues celtiques, a souvent recours à des substantifs classificateurs, ce qui donne une élasticité à la langue mais imposant un degré d'abstraction plus élevé.

Au cours du travail de traduction, ces deux systèmes peuvent créer des décalages sémantiques plus ou moins importants et nous avons vu quelques stratégies employées par les traducteurs pour les réduire. Ils maîtrisent bien le jeu d'abstraction/spécification en passant d'une langue à l'autre et nous n'avons pas trouvé de sur-traduction, ce qui était pourtant le principal piège dans lequel les traducteurs pouvaient tomber.

Les auteurs ayant manifestement conscience de cette différence de systèmes, il est probable que l’affirmation de Le Bris dans son introduction concernant l'ingratitude mais aussi « l’énergie » du breton découle en partie de cette impression d’utiliser parfois des termes plus génériques :

« cela est bien vrai sans doute en langue Bretonne, qui est extrêmement ingrate et stérile, quoique très énergique et très persuasive, »

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