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Le déroulement des lectures publiques de la Torah, au moment des jours chômés (chabat et fêtes), reflète précisément cette situation. Ces déclamations publiques sont accompagnées, depuis le retour de l’exil en Babylonie, d’une traduction araméenne. Le peuple n’ayant plus l’habitude de l’hébreu biblique, c’est dans la langue parlée ordinaire que ces traductions sont faites. Cette institution est réglée méthodiquement, en sorte qu’aucune confusion ne s’opère, dans l’esprit du public, entre le texte original et sa traduction. Plus précisément, afin que nul n’ignore la différence entre l’écrit et l’oral. Comme l’expose de façon synthétique Maïmonide, dans ses Hilkhot Téfila, 12, 10-11 :

Depuis l’époque d’Ezra, on a coutume qu’un traducteur accompagne la lecture publique en traduisant, à l’intention du peuple, ce que le liseur public lit dans la Torah, afin que les gens comprennent le sens des paroles. Le liseur public lit un seul verset, et il garde le silence jusqu’à ce que le traducteur ait fini de le traduire. Puis, il reprend sa lecture du verset suivant. Le liseur public n’a pas le droit de lire plus d’un verset à la fois à l’intention du traducteur. Ni le lecteur public ni le traducteur n’ont le droit d’élever la voix davantage l’un que l’autre (…) Le traducteur n’a pas le droit de traduire à partir d’un écrit, il doit le faire oralement. Et le liseur public n’a pas, non plus, le droit d’aider le traducteur, afin que les gens n’imaginent pas que la traduction est écrite dans la Torah.

L’araméen n’est pas plus privilégié qu’une autre langue. La Michna atteste que, sinon toutes les langues, au moins la langue grecque, est susceptible de servir à la traduction de la Torah lors des lectures publiques. Plus encore, du point de vue des institutions et des lois du judaïsme, il est parfaitement possible, lors d’une lecture publique de la Bible, de se servir directement d’une traduction. Les pratiques synagogales, évoquées par la Novelle de Justinien, en sont l’écho direct. Du coup, ces pratiques font brèche dans la distinction de l’écrit et de l’oral ; car le liseur public déclame directement la traduction, en particulier la traduction grecque de la Torah. Dans cette circonstance, on peut soutenir légitimement que le

texte grec se substitue au texte hébraïque. Car, le texte hébreu de la Torah a disparu au seul

profit de sa traduction :

Il n’y a pas de différence [de modalités d’écriture] entre les Téfilïn et les Mézouzot et les livres de la Torah, sinon que les livres de la Torah peuvent être écrits en toute langue, alors que les Téfilïn et les Mézouzot ne peuvent être écrits qu’en caractères Achourit [i.e. la langue

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hébraïque, dans l’écriture carrée]. Rabban Chimon ben Gamliel dit : Même pour les livres, les Sages n’ont permis de les écrire qu’en Grec.1

Cette michna établit que, lors des lectures publiques, il est possible de remplacer purement et simplement le texte hébraïque par sa version dans une autre langue, en conservant l’ensemble du rituel de la lecture. On reconnaît là, dans les propos de Rabban Chimon ben Gamliel, l’institution spécifique de la Septante au rang d’écrit saint et inspiré, dont nous avons parlé plus haut. Tandis que pour les autres sages, qui constituent le premier avis, il est permis d’écrire directement le Séfer Torah (le rouleau de la Torah) utilisé à la synagogue, dans la langue courante en fonction du lieu et de l’époque2. Dans le même esprit, plus loin dans le traité Méguila, au début du deuxième chapitre, on établit que la prière du Chemoné Essré et la lecture du Chéma peuvent être proférées directement dans la langue comprise par chaque homme. À part certaines controverses, dont on trouve ici l’une des plus notoires, l’esprit général du Talmud est que les prières et les lectures des livres de la Torah peuvent être pratiquées, proférées et entendues, directement dans la langue parlée par chacun. Puisque toutes ces paroles n’ont été instituées que pour être vécues, entendues et comprises, il n’y a aucune raison de cultiver l’étrangeté en prononçant ou en entendant des paroles incompréhensibles. Surtout, lorsque ces déclamations publiques n’ont été établies que pour être entendue du peuple. Tel est le cas de la lecture publique de la Torah, instituée à l’intention du peuple, c’est-à-dire de ceux qui ne sont pas versés dans l’étude, afin de les convoquer à la Parole trois fois par semaine3. Lorsque, parmi le peuple, nul n’entend plus la langue hébraïque, comme ce fut le cas dans l’Alexandrie hellénique, il devient nécessaire et

1

Cf. Méguila 8 b. Voir aussi Midrach Béréchit Rabba 36, 8. Sur l’ensemble de ce texte, voir l’article déjà cité d’E. Lévinas, « La traduction de l’Écriture », À l’heure des Nations, p. 43-65. Au sujet du privilège de la langue grecque, voir aussi mon article « Beauté et Torah », publié dans la revue Pilpoul n°13, septembre 2004 ; disponible sur le site « Michne Torah » ( http://www.michne-torah.com/pages/les-textes/beaute-et-torah-par-rav-e-smilevitch.html).

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Voir le commentaire de Rachi sur cette michna : l’écriture ne s’applique pas uniquement au système alphabétique ou au syllabaire, elle inclut aussi la langue. Les travaux historiens concernant les rapports du judaïsme avec la traduction grecque des Septante méconnaissent systématiquement la portée de la différence entre l’écrit et l’oral dans la tradition juive. Du coup, ils ne sont pas attentifs aux termes employés. Lorsqu’il est question, comme ici, d’écriture, cela implique la transcription de la Torah dans la langue et l’alphabet grec sur un parchemin, produisant un Séfer assimilable aux rouleaux de la Torah écrits en hébreux. Tandis que lorsque le Talmud parle simplement de traduction, il vise un complément oral, accompagnant la lecture du texte écrit. Même inscrite à l’encre sur papier, la simple « traduction » ne relève pas de cette catégorie. Les concepts d’écriture et de traduction sont si distincts que la figure du (mitourguémân) dans le Talmud est d’abord celle d’un orateur (voir nos remarques plus loin, à propos du commentaire de Rachi au mot « prophète » en Exode 7:1). La « traduction », prise en tant que telle, appartient au champ de l’oralité. Tandis que le texte du traité Méguila 8 b, cité ici, ne relève plus de la compétence du (mitourguémân), c’est-à-dire de la seule question de la « traduction » ; il vise la substitution des écritures. Il va donc beaucoup plus loin qu’on le pense. Voir Maïmonide, Hilkhot Téfila 1, 19.

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légitime de recourir directement au texte grec. Le Talmud fixe finalement, comme ligne de conduite (halakha), de n’autoriser que la lecture à partir de la traduction grecque, pour la raison qu’on a déjà vue. Cette pratique (même réduite à une singularité) est donc attestée avec évidence, à la fois du point de vue des lois du judaïsme et des faits historiques. En sorte que, finalement, la Septante seule supporte la possibilité d’une substitution et d’un transfert entre le texte original et sa traduction1. Elle seule relève de la « construction du comparable », selon la formule de Paul Ricœur.

On ne peut, cependant, ignorer le premier avis, même s’il fut minoritaire. La possibilité d’un transfert universel d’écriture est l’une des voies théoriquement opportunes de la Torah. D’autres traductions (latines, françaises, etc.) auraient pu, de droit, donner lieu à des véritables « écrits », institués eux-aussi par soixante-dix anciens. La décision finale du Talmud, retreignant à la seule Septante le rang d’« écrit », n’invalide pas la légitimité, désormais toute théorique, d’un transfert d’écriture universel. Restons un court moment à ce niveau purement théorique d’une possibilité de jure volontairement repoussée. Si l’on s’en tient au premier avis, la division de l’écrit et de l’oral ne semble pas une nécessité. Les pratiques synagogales deviennent un choix, elles ne sont plus uniformes. On peut imaginer que coexisteraient des enceintes dans lequelles la Torah serait lue en hébreu, puis traduite en langue vernaculaire ; et d’autres lieux dans lesquels le texte serait déjà écrit et immédiatement lu en langue vernaculaire. Selon cet avis, le principe d’une construction du comparable pourrait servir alors de modèle universel. Mais, finalement, qu’est-ce que cela prouve ? Quelle est la portée des œuvres ainsi produites ? Quelle place occupe l’écriture de la Torah en d’autres langues que l’hébreu ? Les coutumes synagogales font souvent tourner la tête des gens qui ignorent la différence entre une synagogue et une maison d’étude. Ils confondent, purement et simplement, les institutions synagogales avec la tradition hébraïque, puisque celles-ci sont, souvent, le seul judaïsme qu’ils vivent et/ou connaissent. Mais, les limites de ces pratiques sont claires : elles ne sont faites que pour le peuple, et afin de l’accompagner jusque dans son ignorance2. Sans prétendre clore le sujet, il suffit de rappeler le peu de cas

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Elle n’est même pas répétable. Le privilège accordé à la langue grecque est tellement dépendant d’un état déterminé de la langue que celle-ci n’existe plus aux dires de Maïmonide, Hilkhot Téfilïn 1:19.

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Cf. Maïmonide, ibid. 9 : « Dès que la lecture publique commence, il est interdit de converser (…) tous se taisent, écoutent et prêtent attention à ce qui est lu (…) Mais celui qui étudie constamment la Torah, et dont l’étude est le mode de vie, à le droit de s’affairer à son étude lors même des lectures publiques de la Torah ». Voir la discussion dans les Hagaot Maïmoniot (notes 6 et 7). Rappelons que l’audition de la lecture publique ne rend pas non plus quitte de l’obligation personnelle de lire, chacun par soi-même, la Torah et son targoum ; voir

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que la loi fait des traductions écrites lorsqu’elles sont menacées d’incendie, un jour de chabat, ainsi que l’interdiction qui frappe leur étude :

Il est permis de sauver tous les écrits saints en les faisant passer d’une cour à une autre, au sein d’une même ruelle (… même lorsque cela n’est pas tout à fait permis…), à condition qu’ils soient écrits en caractères Achourit et dans la langue sainte. Mais, s’ils sont écrits dans une autre langue, quelle qu’elle soit, ou dans d’autres caractères, on ne les sauve pas même lorsque leur transport est permis. Et, [de toute façon,] les autres jours de la semaine, il est interdit de lire ces traductions ; il faut les déposer dans un endroit non protégé, où ils se détruisent naturellement.1

La discussion sur ces sujets, en particulier sur l’interdiction d’étudier la Bible dans une autre langue que l’hébreu, est menée dans le traité Chabat 115 a. Ces sujets sont controversés, et il serait long et fastidieux de rapporter en détail le cheminement du Talmud. Il suffit de mettre en évidence la différence entre les pratiques synagogales, destinées à perpétuer le judaïsme dans un monde d’ignorance, et la rigueur requise dans l’étude de la Torah. La traduction en est le pivot. Or, malgré le caractère d’« écrit » inspiré accordé à la Septante, on constate ici que sa conservation physique n’est pas un souci majeur. Seuls, en effet, les livres « écrits en caractères Achourit et dans la langue sainte » peuvent être sauvés ; pour les autres, tous les autres, on ne transgressera pas même une infraction mineure, et on ne cherche même pas du tout à les conserver. Disant cela, cependant, je coupe ici au plus court, allant directement à la halakha finale. Car, en réalité, la discussion, initiée ici par la Michna et menée dans la Guémara, s’appuie précisément sur les deux positions précitées dans le traité

Méguila, et dépend étroitement d’elles. Quoi qu’il en soit, la différence entre la simple lecture

de la Torah et son étude comme pratique d’oralité surgit dès la michna :

Pourquoi ne peut-on lire ces écrits ? Parce que cela laisserait croire que l’on peut se dispenser d’aller au Beit Hamidrach.

Le Talmud prend l’exemple du livre de Job. On raconte que Abba ‘Halafta, entrant un jour chez Rabban Gamliel à Tibériade, le trouva en train de lire une traduction de Job. Il lui dit se souvenir que le propre grand-père de Rabban Gamliel était un jour assis sur une marche de l’escalier de la montagne du Temple, et qu’on lui amena alors une traduction du livre de Job.

particuliers invités à apprendre le texte biblique, complétée de semaine en semaine, en fonction du rythme donné à la synagogue.

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Cf. Maïmonide, Hilkhot Chabat, 23, 26. En ce qui concerne le Targoum Onkelos et les livres de Torah orale (Talmud, commentaires, etc.), Ramban (Na’hmanide) et Rachbo jugent qu’il est aussi permis de les sauver d’un incendie pendant chabat, dès lors que leur mise par écrit est devenue une nécessité ; voir le commentaire du

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Il aurait exigé qu’elle soit enfouie immédiatement sous terre. Quand on sait la difficulté du livre de Job, l’étrangeté de son style et de sa langue, on comprend qu’il puisse servir d’enjeu au Talmud dans le contexte de la traduction. Il est, à la fois, tentant de lire cet ouvrage difficile dans une langue connue et accessible ; comme il est aussi pernicieux de se fier à une traduction, lorsqu’il s’agit, précisément, d’un texte difficile, qui requiert une étude approfondie. Telle est, du point de vue de la tradition hébraïque, la « scène » de la traduction. Le passage d’un système langue-écriture impliquant un effort de déchiffrement et d’interprétation de la part du lecteur, à un système langue-écriture qui donne à croire que le texte peut, tout simplement, se lire comme on lirait un journal, est une tentation dont il faut se garder.

Il est vrai que certains textes talmudiques semblent soutenir une opinion contraire. Ne fait-on pas aussi l’éloge du traduire, dans plusieurs endroits ?

Rabbi Ika barAvïn rapporte au nom de Rav ‘Hananèl, que Rav a dit : Que signifient les mots : « Ils lurent dans le livre de la Torah du Souverain explicitement, en plaçant du sens et en faisant comprendre l’écrit » (Néhémie 8:8) ? « Ils lurent dans le livre de la Torah du Souverain » désigne le texte écrit ; « explicitement » désigne la traduction ; « en plaçant du sens » désigne le découpage des versets ; « et en faisant comprendre l’écrit » désigne les tons musicaux [la cantillation]. 1

Sans conteste, dans ce passage, la traduction est perçue comme un éclaircissement du texte, auquel elle apporte un élément crucial. Elle vient en premier, avant même le découpage des versets et la cantillation. Et peut-être joue-t-elle un rôle moteur vis-à-vis des deux autres. Il est permis de voir dans l’institution d’Ezra le premier moment du vaste et profond mouvement de commentaire du texte biblique, qui dure jusqu’à nos jours. Mais, ce rôle clé accordé au Targoum ne contredit pas les réticences précédentes au sujet des livres traduits. Chaque texte talmudique, pris en lui-même, se réfère à une situation différente. Le premier, qui se propose littéralement d'enterrer les traductions, vise un écrit autonome, circulant entre les mains des lettrés, en lieu et place de l'original. Le second, qui accorde un rôle fondamental à la traduction, vise son rôle d'accompagnement du texte, sa fonction de complémentarité. Dans le premier cas, la traduction est une œuvre à part entière ; elle occupe immédiatement et originairement la place de la Parole. Dans le second, elle demeure foncièrement l'écho second d'une œuvre qu'elle n'est pas. Chacune de ces opinions s'applique à un régime différent de traduction. On en déduit, légitimement, qu’il existe deux régimes de traduction de la Bible

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dans la tradition hébraïque. L’un se définit comme une œuvre imitative (ou analogique). Ce modèle du traduire est connu, c’est celui de la Septante. Du fait de sa force institutionnelle, initié par l’épisode de Ptomémée, il se voit accordé une légitimité restreinte à l’enceinte de la synagogue. Mais, dans l’enceinte d’une maison d’étude, entre les mains des lettrés, c’est une imposture fondamentale qui laisse croire que la traduction permet d’éviter le travail de déchiffrement et de décision du sens requis par l’étude. L’autre régime de traduction appartient au champ de l’oralité, et son statut ne varie pas même une fois celle-ci mise par écrit. Selon ce régime, la traduction est un exercice d’explicitation, une lecture développée et ordonnée, assimilable à un commentaire littéral ou originaire, qui s’adjoint au texte écrit de la Bible, pour l’éclairer. En ce sens, lire « explicitement » désigne la traduction. Autant cette manière de traduire engendre une nouvelle force d’enseignement, tissant son discours dans une oralité, toujours secondarisée, et s’offrant publiquement et explicitement comme « lecture » ; autant l’autre, dans le mouvement qui assimile immédiatement ces traductions à des œuvres écrites, ne sert qu’à palier le défaut de l’étude et de sa rigueur. Escamotant et effaçant, la traduction comme « œuvre » doit être proscrite pour ceux qui s’évertuent à l’étude. Ces deux régimes de traductions signifient qu’il existe deux façons de traduire la Bible ; et qu’il faut se garder de les confondre. En d’autres termes, même étendue universellement à l’ensemble des langues, la « construction du comparable » suppose toujours un régime d’écriture duquel l’oralité est absente. Le judaïsme ne lui connaît qu’une place possible : la déclamation publique de la loi dans la synagogue, lorsque la résonnance de l’œuvre est confiné à l’espace liturgique. On comprend que, dans l’ensemble, le judaïsme se soit choisi une autre destinée et a préféré conserver à la traduction son rôle de complément. Paradoxalement, c’était, et c’est encore, la seule façon de sauver la langue parlée et de lui donner rang de langue d’étude. Aussi étrange que cela puisse paraître, la division de l’écrit et de l’oral s’impose même aux langues, et il faut choisir laquelle sera celle de l’écrit et laquelle sera celle de l’oral. Les pratiques d’étude à l’époque de la Michna ou dans l’état d’Israël moderne n’y contredisent pas : l’hébreu de la Bible ne se confond ni avec la langue de la Michna ni avec l’hébreu moderne. Pour une raison inévitable et essentielle : à la différence des déclamations publiques à la synagogue, l’oralité de l’étude consiste à proférer l’écrit avec d’autres mots, en sorte que la traduction y opère en permanence ; si bien qu’à terme, la divison de l’écrit et de l’oral finit par diviser la langue elle-même, l’une devenant la traduction de l’autre. Un tel modèle culturel échappe entièrement aux modèles imitatifs, jamais l’oral ne peut devenir un « objet » comparable à l’écrit, jamais une traduction ne peut sortir de son essentielle secondarité.

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