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Pour mieux identifier les difficultés d’une traduction de la Bible, il faut analyser la façon dont les maîtres du Talmud ont perçu la modalité particulière de la traduction des Septante. Je ne parle pas de la réaction historique qu’aurait suscitée la version grecque. Celle-ci est globalement connue, mais elle n’est guère éclairante :

Le jour où la Torah fut écrite en grec pour le roi Ptolémée fut aussi dur pour Israël que le jour où fut fabriqué le veau d’or, parce que la Torah ne pouvait pas être traduite comme il faut1.

Il est difficile d’interpréter correctement ce genre de déclaration, plus complexe que ne le suggère le style purement « réactif ». Sur quoi se fonde la comparaison avec le veau d’or ? Pourquoi affirmer que « la Torah ne pouvait pas être traduite comme il faut » ? J’éviterai, pour l’instant, de spéculer à ce propos. Les réflexions formées par la suite en fourniront, peut-être, une interprétation. Du point de vue méthodologique, il est plus judicieux de s’arrêter aux textes qui analysent directement les questions de traduction, et qui répertorient les « modifications » apportées par la Septante. En restant sur un plan « technique », il est possible de saisir assez précisément l’enjeu d’une traduction dans ses réquisits méthodologiques, de suivre le fil de la démarche et de l’inspiration constitutifs de l’esprit de la Septante. Il existe plusieurs exposés du problème. Nous retenons la version du Talmud, dont les textes sont connus, en général, pour être plus fiables du point de vue de l’étude.

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On enseigne au nom de Rabbi Juda : Même lorsque nos maîtres permirent la langue grecque, ils ne la permirent que pour le Pentateuque et à cause de ce qui se passa avec le roi Ptolémée. Voici, en effet, les faits que l’on enseigne en relation avec le roi Ptolémée. Celui-ci convoqua soixante-douze anciens, isolant chacun d’entre eux dans une maison particulière, sans leur révéler la raison de leur convocation. Il pénétra auprès de chacun d’entre eux et lui demanda : Écrivez-moi la Torah de Moïse votre maître. L’Unique, qui est providentiel, insuffla une instruction en chacun d’eux et ils s’accordèrent tous sur le même avis, et ils lui écrivirent « Le Souverain1 créa au commencement » (Genèse 1:1) ; « je ferai l’humanité selon la forme et l’apparence » (Genèse 1:26) ; « il acheva le sixième jour et chôma le septième jour » (Genèse 2:2) ; « il le créa mâle et femelle » et ils n’écrivirent pas « il les créa » (Genèse 5:2) ; « je vais descendre et mélanger là leur langue » (Genèse 11:7) ; « Sarah rit avec ses proches » (Genèse 18:12) ; « car dans leur colère ils tuèrent des taureaux et dans leur passion arrachèrent leur mangeoire » (Genèse 49:6) ; « Moïse prit sa femme et ses fils, et leur fit chevaucher un animal de transport d’êtres humains » (Exode 4:20) ; « et le séjour des enfants d’Israël en Égypte et dans les autres pays avait été de quatre cent trente ans » (Exode 12:40) ; « il envoya les grands d’Israël » et « contre les grands d’Israël le Souverain ne leva pas la main » (Exode 24:5 et 11) ; « je ne leur ai jamais emprunté un objet quelconque » (Nombre 16:15) ; « que Dieu ton Souverain a donné en partage pour éclairer tous les peuples » (Deutéronome 4:19) ; « il ira rendre un culte aux autres dieux que je n’ai pas ordonné de servir » (Deutéronome 17:3) ; enfin, ils lui écrivirent « la courte-patte » (Lévitique 11:6) au lieu du Arnévêt2, car l’épouse du roi Ptolémée s’appelait Arnévêt, en sorte qu’il ne dise pas : « Les juifs ont voulu se moquer de moi, ils ont introduit le nom de ma femme dans la Torah ! »3

Cet extrait du Talmud, la quinzaine de références scripturaires qu’il mobilise, pose des problèmes d’interprétation délicats. En fait, si l’on compare la version hébreu massorétique au texte connu de la Septante, on s’aperçoit que seuls quelques versets dans cette liste ont bien été modifiés de la façon affichée ici. Le reste reflète exactement l’hébreu, parfois jusque dans l’ordre des mots. Mais, cela ne fait pas réellement difficulté. Quiconque est suffisamment

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Dans la traduction de Michlé et dans l’ensemble de cette étude, je traduis en général élohim par « Souverain » et Ha-chèm par « Dieu ». On trouvera une brève explication à ce sujet, au début du Lexique qui suit la traduction de Michlé (« Note sur la traduction des noms de Dieu »). Mais, je ne peux respecter systématiquement cette terminologie dans la présente introduction, car je dois m’adapter au style des auteurs cités.

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Ce terme semble désigner le « lapin » ; mais, c’est peut-être discutable du fait que la Bible l’assimile à un ruminent. En réalité, le lapin est cæcotrophe, ce qui s’en rapproche ; je laisse de côté ce débat.

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Cf. Méguila 9 a - b. En résumé, 15 versets du Pentateuque sont en cause. Rappelons que, dans l’esprit de ce texte du Talmud, la Septante n’est constituée que du Pentateuque. Pour les variantes de cette recension, voir

Midrach Tan’houma Chemot 22 ; Abot de rabbi Nathan recension B, chapitre 37 ; Massékhet Séfer Torah 1, 9 ; Massékhet Soferim 1, 8 et Mekhilta dé-Rabbi Ichmaël 12, 40 ; Chémot Rabbah 5, 5 ; Midrash ha-Gadol sur

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versé dans le Talmud comprend d’emblée que ces corrections ne sont pas de pures et simples substitutions d’énoncés. Le style courant du Talmud est d’utiliser le langage métaphoriquement. Par exemple, lorsqu’ils disent que les traducteurs de la Septante écrivirent « Le Souverain créa au commencement » (Genèse 1:1), ils ne veulent pas dire que tel est effectivement l’ordre des mots dans la version grecque. Mais que tel est le sens du texte en grec. Cependant, cet usage direct de mots simples pour signifier une idée complexe, construite, cette façon d’évoquer un problème au lieu de décrire les choses-mêmes, est, en général, inconnu du rapport romano-chrétien au texte. Pour un disciple de Justinien, ces affirmations talmudiques sont, tout bonnement, des contre-vérités, marque flagrante d’incompétence et de mauvaise foi. Parce qu’il ignore la dimension de l’oralité, il se méprend sur l’abord du texte talmudique. Il croit que celui-ci délivre une « information », alors qu’il délivre un enseignement. Les historiens de la Septante tombent parfois dans cette erreur : « Pourquoi ces corrections ? Les rabbins ne le disent pas, mais il suffit d'analyser, parmi ces 14 prétendues corrections, les 8 qui n'ont aucun fondement dans la tradition textuelle de la LXX pour en déduire les intentions qu'ils prêtaient aux correcteurs (…) Il semble donc que, dans l'énumération des passages modifiés pour le roi Ptolémée, les rabbins aient inséré quelques-uns des versets qui leur causaient de gros soucis dans la polémique avec les chrétiens »1. En réalité, il suffira d’analyser certains des problèmes évoqués par ces versets pour comprendre immédiatement que ces corrections n’ont rien à voir avec une polémique antichrétienne ni même avec le christianisme en général. Le seul « phénomène » historique intéressant ici, est que, en digne héritier de la « vérité » écrite, lorsque l’exégèse historique lit ce passage du Talmud, elle méconnait tous les relais par lesquels un écrit doit normalement

passer pour signifier quelque chose au lecteur. Elle néglige, faute de n’en rien connaître, les

procédures de lecture qui requièrent une permanente mise en scène du texte à travers la personne du maître qui l’enseigne. Bref, elle méconnait systématiquement que le Talmud appartient au régime de l’oralité, et que, loin de décrire quelque réel, il ne fournit jamais que les éléments constitutifs d’une prise de parole et d’une réflexion. Cela signifie qu’en toute assertion talmudique et midrachique, il entre une part d’imaginaire, et parfois de pure fiction. Ce point fondamental sera développé plus loin, à propos d’un des versets mentionnés ici2. L’erreur de cette forme d’exégèse est de prendre pour affirmation historique ce qui n’est que la position théorique et pratique d’un problème, que les lecteurs du Talmud ont charge de

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Cf. La Bible grecque des Septante, op. cit., p. 76. Cette analyse n’est pas reprise dans l’introduction de Le

Pentateuque d'Alexandrie, et l’article cité de M. Hadas-Lebel (p. 48), rectifie la situation avec pertinence.

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penser et de juger. Le paradoxe est que cette même exégèse historique remarque qu’il existe des divergences scripturaires évidentes entre la Septante et le texte massorétique, par exemple les chapitres 35 à 40 de l’Exode, l’introduction du Chéma (Deutéronome 6:3-4) et la fin du cantique de Moïse (Deutéronome 32:1-43)1. Le fait que les maîtres du Talmud n’y fassent aucune référence ne la surprend pas. Cela aurait dû, au moins, faire question. Il fallait interroger la préférence que le Talmud accorde à des assertions matériellement douteuses, au lieu de s’en tenir simplement aux faits. Mais, pour les héritiers (juifs, chrétiens, agnostiques) de Justinien, la « vérité » scripturaire est le seul réel et rien ne permet d’y échapper. Je montrerai, dans les chapitres suivants, à quel point cette approche est impossible dans le cadre de la Bible. Pour l’instant, il faut examiner quelques versets invoqués ici. L’analyse montre que ce court texte est un exposé particulièrement éclairant sur la politique de « lissage » des textes dans l’exercice de la traduction. Le Talmud ne fait aucunement état de « fautes » ou « erreurs » de traduction, il ne parle même pas de « corrections », il se contente d’énumérer une liste de versets modifiés. Dans le contexte, il n’est aucunement question de critique, encore moins de polémique. Il s’agit, au contraire, d’illustrer par des exemples combien la traduction du Pentateuque était « inspirée ». Tous les exemples de modifications sont pris, ici,

en bonne part. Ils illustrent le fait que la traduction en grec du Pentateuque fut permise par les

maîtres du judaïsme2. Il ne s’agit donc pas d’un jugement négatif sur les irrégularités de la Septante, mais d’une recension de versets bibliques difficiles qu’une traduction se devait de modifier ou de faire entendre autrement. Cela rejoint la politique générale du Talmud à l’égard des traductions, dont on verra de nombreuses illustrations ci-après. Il faut ne rien comprendre au Talmud, malgré les commentaires de Rachi, pour se méprendre sur ce point.