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Le tournant vers l’hygiène personnelle : pasteuriser la société

La seconde moitié du XIXe siècle est marquée par un ensemble de révolutions scientifiques, en particulier dans le champ des sciences de la vie. Les découvertes de Koch et de Pasteur ne bouleversent cependant pas fondamentalement le champ de la santé publique. En effet, les villes ont été débarrassées du choléra avant que Koch ne l’incarne dans un bacille et l’hygiène collective n’a pas attendu la découverte de l’asepsie pour établir des systèmes d’assainissement des eaux. Autrement dit, la santé publique n’a pas eu besoin de comprendre pour agir (Carricaburu, 2010 : 54). L’efficacité des modes de gestion collective de la maladie précède, de plusieurs siècles parfois, son explication scientifique. Les performances de l’hygiène publique surpassaient en outre, tant s’en faut, celles de la médecine clinique qui tuait plus de patients qu’elle n’en sauvait, et cela jusqu’à l’intégration dans les pratiques cliniques des acquis des révolutions scientifiques du tournant du XXe siècle.

L’hygiène publique a transposé la santé publique dans le champ des politiques sociales. La santé était considérée comme le produit de l’environnement, de conditions extérieures à l’individu. L’hygiénisme a fait de la médecine une science sociale et attribué aux médecins une fonction politique. La santé publique s’est ainsi muée en projet politique (Massé, 2001a). Si les épidémies ont un caractère immédiatement politique car elles mettent en péril les systèmes politiques comme on l’a

138 vu avec la peste au Moyen-âge, l’avènement d’une médecine sociale est, quant à lui, passé par un processus de construction sociale de la maladie. Les problèmes de salubrité publique et des conditions d’existence populaires ont été construits comme problèmes de santé publique, politisés par l’activisme des hygiénistes et objectivés par l’entremise des statistiques.

Les débuts de la microbiologie vont en revanche être à la source d’un développement exponentiel de la médecine clinique et de sa capacité de traitement des afflictions. Dans le champ académique, le poids de la santé publique va dès lors décroitre relativement, suivant le déclin de l’aura des sciences sociales face au pouvoir croissant des sciences de la nature. Mais si la santé publique s’affaiblit en tant que discipline, l’hygiène ne tombe pas pour autant en désuétude. Au contraire, la santé des populations gagne au niveau normatif ce qu’elle perd au niveau académique. « Ce qui l’affaiblit comme discipline la renforce comme idéologie. » (Fassin, 1996 : 256) La santé va en effet prendre une importance sans précédent dans la société.

Si le XIXe siècle avait débuté sous le signe de l’hygiénisme médical, mouvement de santé

publique à double prétention positiviste et réformiste, il va donc s’achever dans le triomphe de ce que l’on pourrait appeler l’hygiénisme universel, c'est-à-dire la généralisation à l’ensemble du corps social de la pensée sanitaire. (Fassin, 1996 : 256)

En s’éloignant de ses conceptions originales, la santé publique va progressivement coloniser l’ensemble du monde social. Elle va en premier lieu élargir son domaine d’activité, des conditions d’existence nocives pour la santé à un ensemble de comportements disparates. Apparaissent alors des recommandations de toutes sortes, pas seulement relatives aux maladies, mais également aux formes générales d’existence (alimentation, boisson, sexualité, fécondité, habillement…). L’ensemble des comportements humains va faire l’objet d’un examen minutieux visant à les normaliser, à optimiser leur utilité. C’est l’époque des croisades morales, des ligues et mouvements de tempérance, antialcoolisme principalement (Gusfield, 1986), anti-tabac aussi, furtivement (Troyer et

139 Markle, 1983), et du début de la médicalisation de la déviance au sens large (Conrad et Schneider, 1980). S’ouvre au tournant du XXe siècle l’ère de la sanitarisation du social, par un double processus de médicalisation et de politisation des faits sociaux (Fassin, 2005 : 28).

La population cible va tout d’abord s’élargir. L’espace de la santé publique va en effet s’étendre des segments de la population les plus vulnérables socialement, aux plus sensibles biologiquement et normativement en englobant les enfants, les nourrissons tout d’abord dans le cadre de la lutte contre la malnutrition, puis l’ensemble des enfants scolarisés, dans le cadre d’un hygiénisme scolaire (Fassin, 1996 : 258-259). Les intervenants de santé publique vont également se diversifier. Progressivement, les médecins remplacent les réformateurs sociaux, de nouvelles spécialités cliniques font leur apparition (la pédiatrie/puériculture en particulier), accompagnés d’autres experts aux disciplines en voie d’institutionnalisation tels que les pharmaciens, les ingénieurs, les architectes, démographes, etc. Plus généralement, l’hygiénisme va se disséminer dans la société, englobant graduellement l’ensemble des individus dans son action.

C’est donc un réformisme général qui guide la « nouvelle santé publique » que Charles- Edward Amory Winslow, bactériologiste et président de l’association américaine de santé publique, voit émerger dans les années 1920. Ce dernier en propose dans la revue Science la définition suivante :

La santé publique est la science et l’art de prévenir les maladies, de prolonger la vie et de promouvoir la santé et l’efficacité physiques à travers les efforts coordonnés de la communauté pour l’assainissement de l’environnement, le contrôle des infections dans la population, l’éducation de l’individu aux principes de l’hygiène personnelle, l’organisation des services médicaux et infirmiers pour le diagnostic précoce et le traitement préventif des pathologies, le développement des dispositifs sociaux qui assureront à chacun un niveau de vie adéquat pour le maintien de la santé. (Cité par Fassin, 2000b : 63)

140 L’hygiène personnelle s’inscrit dans un vaste mouvement de réforme des individus comme l’hygiène publique participait d’un réformisme social. La mission de civilisation qu’elle se donnait demeure, mais se rapproche de l’individu en investissant des institutions telles que l’école ou la famille. Les hygiénistes convertis à la pédagogie considèrent en effet que plus l’action d’éducation est précoce plus elle est efficace. « L’acculturation des parents par leurs enfants est ainsi délibérément engagée. » (Bourdelais, 2011 : 194)

L’hygiénisme vise d’abord à civiliser les classes populaires, à améliorer leurs conditions matérielles et morales dans l’idée de faire d’eux des acteurs économiques rationnels, puis se tourne vers l’ensemble de la population, des métropoles en premier lieu, ciblant les femmes et les enfants, puis des colonies, imbriquant dès lors ordre sanitaire et ordre colonial. Dans ce contexte, la bactériologie arrive en renfort de ce régime de l’hygiène personnelle (Armstrong, 1993)49. Elle permet en effet la résurrection des théories contagionnistes, de la lutte contre un « ennemi invisible ». En tant que théorie causale de la maladie, la bactériologie justifie l’emphase sur les styles de vie, une plus grande régulation de l’hygiène personnelle. Elle assoit également la légitimité scientifique des experts de santé publique et des autorités sanitaires en général. On passe ainsi d’une hygiène à bien des égards intuitive, de bon sens, ancrée dans l’expérience quotidienne, à une hygiène de spécialistes des périls imperceptibles pour le profane : « Le pastorisme et la bactériologie naissante mettent en évidence les insuffisances de l’ancienne épidémiologie en ce qu’une eau limpide n’est pas nécessairement potable, de même qu’un air inodore n’est pas nécessairement pur » (Orobon, 2012 :

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« Au XIXe siècle, on utilisait le terme hygiène, pour désigner les moyens de prévenir la maladie et maintenir la santé. On distinguait d’une part, l’hygiène publique, privilégiant l’action sur le milieu physique et les collectivités, d’autre part, l’hygiène individuelle ou privée, visant à modifier les comportements individuels. Dans le dernier tiers du siècle, on a introduit l’expression « éducation à l’hygiène ». À partir du début du XXe siècle cette expression a été graduellement remplacée par éducation sanitaire ou éducation à la santé. C’est seulement vers la fin des années 1960 que l’expression promotion de la santé a fait son apparition. » (Desrosiers et Gaumer, 2006 : 182).

141 43). Il s’agit alors d’administrer non pas l’espace entre les groupes et leur environnement mais l’espace entre les individus eux-mêmes, soit le détail de la vie sociale. Le quadrillage disciplinaire se fait plus minutieux. Jean-Pierre Dozon (2001) qualifie ce modèle de prévention constitutif d’une culture à vocation universelle de pastorien dans le sens où il vise un idéal d’immunisation collective. La gestion des corps devient en effet un enjeu moral républicain, laïc plutôt que chrétien, la pasteurisation recherchant la standardisation des corps, la production d’un citoyen normal-idéal.

Cette « nouvelle santé publique » participe de la construction des États modernes et de la force de leurs populations. Dans un contexte marqué par la montée des nationalismes, la qualité des populations devient une préoccupation majeure des gouvernements. D’un côté, attisé par le darwinisme social, l’hygiénisme accentue le lien entre classe sociale, maladie et vice, participant ainsi des politiques eugénistes autoritaires telles que la stérilisation de certaines populations. De l’autre, il repose sur la croyance en la possibilité de réformer moralement les individus par l’éducation.

De grandes campagnes d'éducation populaire et de renforcement des pratiques sanitaires sont alors mises en marche où on s'efforce, non plus seulement de contenir les grandes épidémies comme c'était le cas au XIXe siècle, mais de prévenir l'infection microbienne au cœur même

du quotidien. (Goulet, 2002 : 17)

Le tournant vers l’hygiène personnelle se caractérise en effet particulièrement par la mise en place d’un nouveau dispositif de gestion collective de la santé, celui de l’éducation à la santé. L’amélioration de la santé ne dépend plus seulement des infrastructures sanitaires et de la salubrité de l’environnement, il procède désormais des connaissances individuelles en matière de santé. C’est le début des grandes campagnes de santé publique utilisant les médias de masse, les images et des mises en scènes dramatiques, mais également de l’implication des individus en général et des

142 femmes en particulier50 dans ces campagnes (cf. annexes chapitre 4, 1). La figure de la mère de famille, responsable de l’éducation sanitaire de ses enfants, est ainsi érigée en gardienne morale du foyer et agent de santé publique (Armstrong, 1993; Lupton, 1995).

L’hygiène s’installe donc dans la trame du quotidien, par l’inculcation d’un souci de soi, des limites de son corps (sexualité) et de son foyer (arts ménagers). Le projet politique de la santé publique se meut ainsi en projet culturel. Se laver les mains, ne pas cracher par terre, pasteuriser le lait, s’abstenir de boire de l’alcool, se plier aux campagnes de vaccination, réserver les actes sexuels au cadre du mariage, se conformer à l’ensemble des prescriptions maternelles, se tenir droit, aérer son logement, etc.; la santé est avant tout une culture de la santé, une culture du soin à apporter à ses enfants à et soi-même. En ce sens, la santé publique constitue désormais une « vaste entreprise d’acculturation » des populations à ses principes (Massé, 1999; 2001b) et valeurs désormais incontestablement « bourgeoises » (Bourdelais, 2011 : 186).

L’apprentissage et l’acceptation de cette nouvelle culture sanitaire ne se font ainsi pas sans heurts. Les résistances à la normalisation sanitaire sont par ailleurs toujours d’actualité, mais n’ont rien de commun avec la violence des affrontements qu’elle a pu causer à la fin du XIXe siècle. Les émeutes provoquées par le décret d’obligation de la vaccination antivariolique à Montréal lors de l’épidémie de 1885 sont un exemple de la façon dont les enjeux sanitaires se greffent aux enjeux socio-politiques. L’opposition des classes populaires francophones à ce décret des autorités coloniales constituait alors une résistance à l’hégémonie anglo-saxonne (Fournier et al., 1987). Cet événement illustre bien à quel point le processus de civilisation des mœurs (Elias, 1991 et 1991) est sinueux. La

50 Pour une plus grande analyse du rôle des femmes dans l’éducation sanitaire au Québec cf. Desrosiers et Gaumer, 2006.

143 sanitarisation des sociétés occidentales a par conséquent nécessité la participation de l’ensemble des institutions qui parsèment l’existence individuelle et entreprennent de la former.

L’hygiénisme passe ainsi au tournant du XXe siècle, d’une action sur l’environnement, à une action sur l’individu. Agir sur le milieu ne suffit plus, c’est l’individu qu’il faut former ou transformer. Le nouvel ordre sanitaire en appelle aux populations et les recrute dans son entreprise de surveillance. La pasteurisation des sociétés est du ressort des individus plus que des administrations de santé publique. La principale conséquence de son établissement est de ce fait la responsabilisation des individus en matière de santé, responsabilisation que les premiers hygiénistes réprouvaient par ailleurs (Fassin, 1996). La santé comme droit naturel cède la place à un devoir de santé inculqué dès le plus jeune âge. Ce processus de responsabilisation est particulièrement sensible avec la tuberculose. Maladie de la pauvreté, proliférant dans la promiscuité des taudis et attaquant préférentiellement les constitutions fragilisées par la faim, elle devient avec la diffusion de recommandations de luttes contre les microbes une maladie de l’ignorance ou de la négligence comme le montrent les affiches d’éducation sanitaire (cf. annexes chapitre 4, 1). L’hygiénisme apparait dès lors comme une entreprise de discipline des populations et plus particulièrement de ces fractions les plus pauvres. Les maladies vénériennes, bien plus encore que la tuberculose, constituaient depuis longtemps une préoccupation morale centrale des puissances publiques. Avec le tournant vers l’hygiène personnelle, la lutte contre la dépravation des mœurs populaires trouve un renfort scientifique ainsi qu’une légitimité politique. « At the time in which sexuality was emerging as a construct needful of surveillance and control, the working class was also emerging as a social category requiring regulation, given its propensity to disorder. » (Lupton, 1995: 35) Le dispositif d’éducation à la santé participe de la réforme des individus en acteurs rationnels, ceux qui négligent les impératifs de l’hygiène personnelle sont par nature irréformables.

144 La distinction entre hygiènes publique et privée, renvoie à la dichotomie des juridictions médicales établie au XIXe siècle (Rosen, 1993). En fait, la séparation des champs d’activité a toujours été ambigüe et médecine sociale et police médicale ont cohabité. Plus que du passage d’un droit à la santé à un devoir de santé, il faudrait plutôt parler d’un passage d’un devoir de moralité à un devoir de santé sur fond de construction d’un doit à la santé. La fonction idéologique de la propreté et de la salubrité de l’environnement et des mœurs, assumée dans le cadre de l’hygiénisme public, tend dans le cadre de l’hygiénisme privé à se dissimuler derrière la lutte contre la maladie désormais incarnée dans les microbes. Avec la politisation puis l’universalisation de la notion de santé, la morale change de forme et la santé de fonction.

Le rôle du médecin de demain est de donner et d’assurer une santé exubérante. Celle-ci est un droit absolu pour tous. Plus de bonne santé débordante, c’est plus de bonheur, de confort, d’utilité et de valeur économique pour l’individu. Nous ne connaîtrons pas de superman sans

super-santé. (Wendell Philips, président de l’American Medical Association, 1926, cité par Skrabanek, 1995 : 44)

B) Vers une nouvelle « nouvelle santé publique »?