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La biopolitique contemporaine au travers du prisme du DAT :

Nous avons abordé de concert la libéralisation de nos sociétés et le développement d’un pouvoir sur la vie. Le biopouvoir est finalement ce qui permet de faire fonctionner le libéralisme compris comme un projet de fondation d’une société sur la régulation marchande et le

105 développement de l’intérêt comme mode de subjectivation. Notre démarche consiste dès lors à interroger le dispositif anti-tabac (DAT) comme un des avatars de ce pouvoir sur la vie consubstantiel d’un type de gouvernementalité. Si la « naissance de la biopolitique » est tributaire de l’émergence de la rationalité libérale comme forme de gouvernement (Foucault, 2004b), il s’agit pour nous de lier les transformations de la prise de ce pouvoir sur la vie, la biopolitique contemporaine, au mode de gouvernement des sociétés modernes avancées traversé par la rationalité néolibérale.

La biopolitique contemporaine se caractérise par les changements spectaculaires dans la constitution, l’organisation et les pratiques de la biomédecine, intervenus depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et cristallisés dans le dernier quart du XXe siècle, conceptualisés comme processus de biomédicalisation (Clarke et al., 2003 ; 2010), et par une politique de la vie elle- même (politics of life itself, [Rose, 2007]), constituant un changement de braquet de la régulation

biopolitique. Modifiant son cadre de référence, la biopolitique étend sa portée à l’infiniment petit (biopolitique moléculaire), mais également à de nouveaux problèmes, à mesure que l’empire du risque grandit. « The new world of vital risk and vital susceptibilities, demanding action in the vital present in the name of vital futures to come, is generating an emergent form of life. » (Rose, 2007:

7) La vie serait alors vécue en fonction de « nouvelles coordonnées », cible de nouveaux pouvoirs pastoraux38 et de nouvelles technologies de normalisation produisant de nouvelles pratiques divisantes.

La biopolitique du risque qui préside à une biomédicalisation de la santé témoigne ainsi d’une nouveau type de gouvernement des individus : « Today we are required to be flexible, to be in continuous training, life-long learning, to undergo perpetual assessment, continual insitement

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« Physicians, bioethicist, genetic counselors, scientists, and representatives of pharmaceutical enterprises

and biotech companies popularize scientific knowledge, disseminate value judgments, and guide moral reflection. Personal striving for health and wellness is in this way closely allied with political, scientific and economic interests. » (Lemke, 2011: 102)

106 to buy, constantly improve oneself, to minitor our health, to manage our risk. » (Rose, 2007 : 154)

Elle implique en dernier lieu un mode de subjectivation : « subjects are made and regulated through process of maximizing health, minimizing risk and producing oneself anew. » (Mamo, in.

Clarke et al., 2010: 175) Elle régule le corps social en gouvernant les âmes, par inculcation de valeurs et activation de désirs plus que par un contrôle direct et effectif des corps. Elle se place à l’intersection d’un gouvernement des sociétés et d’un gouvernement de soi.

Ce n’est donc pas tant l’impact des politiques de santé publique sur l’état de santé des populations, la manière dont le DAT travaille les corps et produirait de la santé, soit le gouvernement de la vie, qui nous intéresse ici, mais leur contribution au gouvernement des

vivants, c’est-à-dire de sujets appréhendés comme êtres vivants et qui se conçoivent comme tels,

soit la manière dont il travaille les subjectivités, les interpelle et ambitionne de les former. Autrement dit, c’est moins dans une dimension instrumentale que dans une dimension axiologique que les politiques anti-tabac nous interpellent. Il s’agit pour nous de « repartir de Foucault pour penser la façon dont aujourd’hui des mesures ou des politiques publiques produisent leurs effets sur ce que nous sommes, c’est-à-dire sur nos façons de produire nos êtres au monde et nos modes d’existence. » (Moriau et Lebeer, 2010 :12)

Notre approche se situe ainsi dans le sillage des governmentality studies (Petersen, 2003), soit d’études portant sur la mise en correspondance entre discours de vérité et conduites. « J’appelle « gouvernementalité » la rencontre entre les techniques de domination exercées sur les autres et les techniques de soi. » (Foucault, 2001, [1988], 1604). Cette notion permet de penser conjointement des modes de production du savoir, des relations de pouvoir et des processus de subjectivation, mais également d’envisager les relations de pouvoir comme diffuses, inhérentes aux réseaux sociaux et dès lors pas seulement confinées à l’appareil gouvernemental de l’État ; elle est porteuse d’une conception du pouvoir qui ne s’épuise pas dans les rapports de domination bien qu’ils y contribuent. Elle est directement dépendante du savoir produit par

107 l’expertise, lequel forme des régimes de vérité qui guident l’action, qu’elle soit individuelle ou institutionnelle. Cette notion entérine enfin une conception dialectique de l’action, ni intrinsèquement libre ou déterminée, toujours ouverte, mais néanmoins balisée.

[L’exercice du pouvoir] est un ensemble d’actions sur des actions possibles : il opère sur le champ de possibilité où vient s’inscrire le comportement des sujets agissants : il incite, il induit, il détourne, il facilite ou rend plus difficile, il élargit ou il limite, il rend plus ou moins probable ; à la limite, il contraint ou empêche absolument ; mais il est bien toujours une manière d’agir sur un ou sur des sujets agissants, et ce tant qu’ils agissent ou qu’ils sont susceptibles d’agir. Une action sur des actions. (Foucault, 2001, [1982] : 1056) Nous entreprenons ainsi d’étudier la réorganisation des politiques de la vie au travers du DAT comme l’expression d’une reconfiguration des technologies de gouvernement dans le cadre de la modernité avancée. Nous appréhenderons le DAT comme exemple paradigmatique d’une technologie de gouvernementalité néolibérale en démontrant les « affinités électives »39 (Weber, 1989, [1905]) entre le projet d’un « monde sans fumée » et la rationalité néolibérale, tous deux reposant sur un projet d’inculcation d’une morale de l’utilité. Il s’agira de mettre en évidence les correspondances existantes entre les idéaux-types de l’homo œconomicus et du Non-Fumeur, tel que produit discursivement dans les différentes initiatives anti-tabac.

Cette thèse n’est pas une étude exhaustive des motivations pour arrêter de fumer; elle porte sur le dispositif anti-tabac (DAT) en tant qu’il est représentatif de tendances sociétales. Nous ne postulons pas en effet que toute démarche d’arrêt du tabac découle mécaniquement de ce dispositif. Depuis le XVIe siècle, c'est-à-dire depuis l’avènement de l’ère du tabac, les gens ont arrêté de fumer ou se sont abstenus de consommer du tabac. Au plus fort de son règne, la moitié de la population adulte des pays occidentaux tout au plus en consommait. Passion et dégout du

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Weber entend par affinité élective « l’existence, entre des phénomènes de la réalité sociale (formes d’activité, groupes sociaux, sphères de valeur, etc.), d’une relation de compatibilité qui se situe au plan interne, au plan de l’« esprit », et qui fait que ces éléments sont susceptibles d’entrer en résonnance, de s’accorder et d’établir entre eux un rapport par lequel ils se facilitent, voire se renforcent mutuellement » (Quéval, 2008 : 223-224).

108 tabac ont toujours cohabité. Seulement, si le désir de se départir du tabac a toujours existé, le DAT constitue quant à lui une nouveauté. Autrement dit, ce n’est pas la volonté d’arrêter de fumer qui nous préoccupe, mais la constitution d’un dispositif voué à faire arrêter de fumer. Nous proposons de considérer la constitution du tabagisme comme objet de gouvernement à travers lequel s’opère une mise en concordance entre les objectifs d’un ensemble disparate d’autorités – au premier rang desquelles l’État — et les désirs individuels. Il s’agit d’interpréter les logiques à l’œuvre dans le dispositif anti-tabac, de mettre au jour l’expression d’une représentation de la société et de la confronter aux discours de ceux qui y sont sujets.

Par dispositif anti-tabac, et suite à la définition énoncée plus haut, nous entendons un ensemble de mesures, de discours et de pratiques émanant d’autorités compétentes en santé publique (élus, experts, praticiens, intervenants, etc.), destinés à la population québécoise, qui visent à faire diminuer le tabagisme dans la société québécoise. Nous aborderons plus exactement la dimension discursive du DAT. En effet, si le tabagisme fait l’objet depuis une trentaine d’années de plusieurs mesures coercitives, législatives en particulier, il est principalement la cible d’une multitude de discours. Ces discours sont plus ou moins légitimes socialement, mais on peut penser que ceux qui émanent des plus hautes autorités de santé publique, canadiennes et québécoises, sont les plus significatifs.

Précisons tout d’abord que si le DAT s’appuie sur les travaux et préoccupations des chercheurs et intervenants de santé publique, nous ne considérons pas que le discours du DAT les reflète absolument. La santé publique québécoise, en matière de tabagisme comme ailleurs, est traversée par différents courants et débats, au centre desquels se trouve la question des déterminants sociaux de la santé et une réflexion extrêmement poussée sur l’intervention de santé publique, ses moyens, ses fins, ses limites et son idéologie. Le Canada, et le Québec en particulier, bénéficient d’une avance remarquable (en particulier en comparaison avec la France) et d’une expertise mondialement reconnue (Ridde, 2004). Les professionnels de la santé publique

109 québécoise sont ainsi généralement très conscients et attentifs aux effets pervers pouvant être induits par leur activité. Nous ne les considérons donc certainement pas comme un nouveau clergé dont la visée messianique est de convertir les pêcheurs de la santé, ni comme des scientifiques inféodés à une idéologie comme on a pu le voir avec la santé publique nazie, ni encore, comme des « idiots culturels » ou des agents de la domination. Ils partagent en revanche une certaine « culture » propre à la santé publique (Massé, 2003), par conviction certainement, mais également parce que leur appartenance sociale les place généralement en affinité avec cette dernière, et les éloigne alors immanquablement de celle des populations qu’ils ont à prendre en charge (Peretti-Watel et Moatti, 2009). Cependant, c’est moins en tant qu’expression d’une certaine culture de la santé publique ou des stratégies de ses acteurs qu’en tant que « caisse de résonnance » d’un certain contexte social et politique que le DAT nous intéresse.

Joseph Gusfield propose une démarche qu’il qualifie d’« ironie sociologique », qu’il oppose à la fois à une conception instrumentale des sciences sociales et à une sociologie du dévoilement, et qui consiste à « interpréter des actions, des situations, des événements et des discours depuis des perspectives autres que celles établies par les acteurs » (Gusfield, 2009 : 215).

Bien que cette étude ne satisfasse certainement pas aux canons du pragmatisme, notamment incompatibles avec le cadre théorique développé ci-dessus, nous rejoignons les préceptes de Gusfield en proposant une interprétation du DAT, non comme réponse nécessaire et évidente à un problème donné et désormais impossible à dissimuler ou ignorer, mais comme construction d’une réalité particulière au sein d’une pluralité d’autres possibles. Les problèmes du tabagisme comme celui de l’alcool au volant constituent des foyers d’attention qui « ne sont pas les résultats directs et nécessaires d’une réalité extérieure et objective, mais sont façonnés en profondeur par l’organisation sociale et culturelle, qui attire l’attention dans certaines directions et qui l’éloigne de certaines autres » (Gusfield, 2009 : 33). Il ne s’agira pas cependant de proposer une définition

110 « concurrente » du problème du tabagisme comme esquissé dans le chapitre 2, mais d’analyser les tenants et aboutissants de la définition actuelle.

Policies, strategies, programmes are embodied philosophies, values and ideals (Yanow 2000). As tools to ‘conduct the conducts’ (Foucault 1982), they contribute to producing the world we experience and instruct us on how to see reality (Prior 2003): how people and behaviours are valued and categorized; how hierarchies are created; and how certain courses of action are normalized. (Galitz et Robert, 2013: 1)

Nous étudierons ainsi les politiques anti-tabac au regard non pas du débat duquel elles émergent, mais du consensus qu’elles fondent. L’approche cognitive des politiques publiques insiste dans cette optique sur leur dimension symbolique par rapport à leur dimension instrumentale. Les politiques publiques ne servent pas seulement à résoudre des problèmes ; elles participent d’un processus de construction du sens, d’un rapport au monde. Elles organisent un monde symbolique, construisent des interprétations causales et des modèles normatifs (Muller, 2000). Prenant acte de ce caractère cognitif et normatif des politiques publiques, il apparait essentiel de « lire » ces politiques comme des cadres d’interprétation du monde. Ces dernières n’offriraient pas une représentation du monde tel qu’il est, mais tel qu’elles entreprennent de le construire. Nous nous proposons alors de lire le DAT comme un discours sur la santé qui vise à produire un rapport à soi.

Notre objet est donc le DAT non pas en tant qu’il informe des dangers de la consommation des produits du tabac, mais en tant qu’il fait arrêter de fumer. Le DAT, et c’est là toute sa spécificité par rapport à une volonté d’arrêter de fumer ou une mission d’information sur les dangers du tabac, produit des « Non-Fumeurs ». Nous entendons ici le terme « non-fumeur » comme une figure idéal-typique construite dans le discours des politiques anti-tabac. Nous signalerons ainsi la référence à l’idéal-type construit dans les discours de santé publique par la présence de majuscules, de même pour la catégorie repoussoir de Fumeur. Le Non-Fumeur n’est pas une « personne-qui-ne-fume-pas » mais une figure normative, un être fictif agissant en conformité avec les injonctions sanitaires contemporaines, une représentation idéale du sujet en

111 santé. Finalement, le Non-Fumeur est un « anti-tabac », c'est-à-dire qu’il n’est pas seulement engagé dans une démarche d’abstinence tabagique, il est également mobilisé dans la cause de l’anti-tabagisme. À travers eux, nous étudierons des représentations contemporaines de la santé et de l’individualité. Par la promotion de l’anti-tabagisme, s’opère celle d’un mode de vie, d’un rapport à soi et aux autres, d’un modèle de subjectivité posé en diamétrale opposition à celui du tabagisme. En l’occurrence, le Non-Fumeur est construit dans le discours anti-tabac comme la figure idéal-typique de l’entrepreneur de lui-même et le Fumeur comme son antagoniste. Notre thèse vise donc à décrire la manière dont ces catégories sont construites au travers des discours anti-tabac et à voir si elles sont en retour intégrées dans le discours de ceux qui y sont sujets.

B) La santé au centre du gouvernement des sociétés et de soi-même