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Les politiques anti-tabac en France, aux États-Unis, au Canada et au Québec :

B) La chute : politiques anti-tabac et médicalisation du tabagisme

1- Les politiques anti-tabac en France, aux États-Unis, au Canada et au Québec :

Québec : diversité des méthodes pour un résultat similaire

En matière de contrôle du tabac, l’État dispose de trois moyens d’action : la réglementation, les mécanismes de régulation économique, et la persuasion sociale (Padioleau, 1982 : 53-54). Afin de bien cerner les enjeux de la lutte contre le tabagisme et les difficultés de sa mise en place, nous aborderons ici la comparaison élaborée par Constance Nathanson (2007) entre les politiques anti- tabac aux États-Unis, en France, au Canada et au Québec. Les mesures de prévention ont suivi dans les quatre entités nationales une logique semblable et ont mené à un déclin parallèle du tabagisme (cf. annexes chapitre 1, 8). Le premier moyen de prévention a été dirigé vers l’individu fumeur par des mesures d’éducation à la santé et de taxation. Sont venues ensuite les mesures dites « environnementales » telles que les interdictions de fumer, le contrôle de la publicité et la stigmatisation de l’industrie du tabac (Nathanson, 2007 : 110-115).

Précisons tout d’abord que les quatre entités nationales susmentionnées sont des producteurs de tabac et que ce produit occupe une place non négligeable et bien établie dans leurs activités commerciales. Sur le plan de la consommation de tabac, elle suit la même évolution aux États-Unis et au Canada (Québec compris), soit celle d’une diminution constante, voire drastique, depuis les années 1980, en particulier dans les classes moyennes et supérieures. La France fait figure d’exception en la matière, la consommation de tabac y étant généralement supérieure et n’ayant

40 commencé à baisser, lentement et modérément, qu’à partir des années 1990 et cela sans suivre de gradient social13. En outre, la littérature de santé publique est beaucoup plus abondante dans les pays précédemment mentionnés qu’en France. Enfin, il faut également insister sur le fait que l’histoire de la santé publique est marquée par les clivages sociaux, lesquels ne se configurent pas idéologiquement et pratiquement de la même manière selon les pays. Aux États-Unis, elle reste indubitablement marquée par la question raciale, au Canada par le clivage socioculturel anglophones/ francophones et en France, attachée au mythe de l’universalisme de la citoyenneté, autour des questions d’exclusion.

Les États-Unis sont le pays le plus symboliquement rattaché au tabagisme. Ils présentent un modèle d’État central de type faible et sont en outre le seul pays nous concernant à ne pas disposer d’un système d’assurance maladie public. En termes de culture politique, les politiciens américains sont généralement très réticents à intervenir dans la vie sociale et économique. En matière de santé publique, cette réticence est d’autant plus forte que l’intervention de l’État est considérée comme paternaliste, comme une ingérence de l’État dans les affaires privées. Il faut néanmoins préciser que l’État fédéral post-11 septembre a eu tendance à se renforcer en jouant sur l’axe de la sécurité, et que l’administration Obama semble vouloir rompre avec la logique d’un État fédéral minimal. C’est notamment remarquable en matière de tabagisme. Il faut également ajouter que le lobbying y est institutionnalisé avec des agences siégeant à Washington. En matière de santé publique, ce lobbying a été déterminant, notamment en ce qui concerne le contrôle de la consommation de tabac.

Dans les années 1970, les États-Unis ont vu fleurir des mouvements anti-tabac. Depuis lors, ces derniers mènent une bataille continuelle contre le gouvernement fédéral hostile à la régulation de la consommation de tabac et l’industrie du tabac ayant pignon sur rue à Washington. C’est au

13 Selon l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes), le tabagisme (fumeurs quotidiens) serait même en augmentation en France depuis 2005, en particulier chez les femmes de 45 à 65 ans.

41 niveau local que ces mouvements ont eu le plus de succès, les États fédérés, les comtés ou encore les villes – la ville de New York est à cet effet exemplaire — passant des lois visant à encadrer la consommation de tabac (restriction et taxation). À la fin des années 1990, et malgré les opportunités politiques (procès contre l’industrie, activiste à la Food and Drug Administration [FDA], réduction des coûts du Medicaid, etc.) et la présence d’un président bien disposé (Clinton), l’échec du McCain bill au Congrès, qui visait à étendre l’autorité de contrôle de la FDA au tabac, avait marqué l’échec de la stratégie fédérale face au poids de l’industrie du tabac. Le changement d’administration en 2008 a cependant été favorable à une régulation fédérale de la consommation de tabac. Le président Obama a en effet signé le 22 juin 2009 le Family Smoking Prevention and Tobacco Control Act qui étend la juridiction de la FDA au contrôle des produits du tabac (Deyton, 2009 ; Kirsh, 2010), ce qui confirmerait l’intuition d’un renforcement de l’État fédéral aux États-Unis et par là de la santé publique. Cette loi constitue ainsi « l’occasion d’avoir une véritable action sur ce qui est probablement la principale préoccupation de santé publique aux États-Unis et dans le monde » (New England Journal of Medicine, 361, 4, 2009, cité par Kirsch, 2010). Avant ce changement d’attitude du gouvernement fédéral, la stratégie locale et pénale des mouvements anti-tabac, en particulier de celui du droit des non-fumeurs, fortement influencés par le mouvement des droits civiques, avait cependant été payante. Il en est allé de même pour la construction d’une définition de la cigarette comme « drug delivery system » et du tabagisme comme un comportement imposé de l’extérieur (industrie, fumeurs irresponsables) à des victimes innocentes (fumeurs dépendants, enfants victimes de la fumée secondaire) et non pas comme un choix.

En France en revanche, la structure de l’État est fortement centralisée et fonctionne grâce à un corps de fonctionnaires formé spécifiquement et supposé hermétique aux pressions extérieures. Selon Nathanson, la perception de l’État comme le seul acteur politique légitime s’accompagne d’une

42 certaine croyance en la toute-puissance de l’État et d’un paradoxal sentiment anti-intervention de l’État dans la vie privée des citoyens. Par rapport aux États-Unis, la France présente un sous- développement de l’activisme chez le citoyen lambda. En outre, par rapport au poids écrasant et au lustre de la médecine clinique, le champ de la médecine sociale et préventive semble sous-représenté en France. Cependant, face à des situations extraordinaires, une crise mettant la Nation en péril, l’État français est capable de réactions rapides malgré les oppositions14.

La France, en 1976, est le premier pays à voter une loi visant à encadrer la publicité sur les produits du tabac, à imposer des avertissements sur les paquets de cigarettes et à en limiter la consommation dans certains lieux publics. Cette loi initiée par la ministre de la Santé de l’époque, Simone Veil, ne sera pourtant pas appliquée au regard des intérêts financiers de l’État français et des industriels. En 1991, la très controversée loi Évin engage l’État à faire respecter des prescriptions plus ambitieuses encore (interdiction de fumer dans les lieux publics) que celles de la loi Veil. Elle ne sera que très peu respectée et la seule stratégie anti-tabac française sera longtemps celle d’une augmentation exponentielle des taxes sur le tabac dans les années 1990 et 2000, pour atteindre une part d’environ 80% du prix du paquet de cigarettes. La taxation est en effet bénéfique pour l’État et moins préjudiciable pour l’industrie que les mesures de restriction à la consommation. En 2003, Jacques Chirac alors chef de l’État, s’engage symboliquement dans la lutte contre le tabac. L’État va alors progressivement se désengager de l’industrie du tabac (privatisation de la SEITA). En 2006, une nouvelle loi vient renforcer l’application de la loi Évin et tous les lieux publics deviennent finalement non-fumeurs en 2008. En matière de lutte contre le tabac, la France reste cependant derrière les États-Unis et le Canada.

14 En témoigne la décision par décret ministériel de distribution de seringues et de méthadone en 1987. Il s’agissait là de réagir rapidement à une crise politique issue du souvenir du scandale du sang contaminé, le statut de problème de santé était secondaire (Nathanson, 2007).

43 Enfin, le Canada présente selon Constance Nathanson une structure politique plus complexe que celle des États-Unis et de la France. De plus, c’est le pays qui a connu ces dernières années le plus grand changement dans sa culture politique. Alors que la santé était traditionnellement du ressort des provinces, la santé publique s’est trouvée être une opportunité pour l’État fédéral de renforcer ses prérogatives. Cela s’est accompagné d’opportunités grandissantes pour les mouvements sociaux et les groupes d’intérêts d’influer sur les politiques publiques, sur le modèle étatsunien.

Dans les années 1990, le Canada faisait figure de chef de file international au niveau des lois anti-tabac. Le gouvernement fédéral met en effet en place dès 1986 les mesures anti-tabac les plus agressives de l’époque (avertissements effrayants sur les paquets, utilisation d’images, interdiction de fumer dans les administrations publiques, taxes, etc.). Cependant, l’action des mouvements anti- tabac (proches des mouvements étatsuniens) au niveau fédéral reste limitée par l’influence de l’industrie du tabac sur le Parlement, mais également par les prérogatives et intérêts des provinces (l’industrie du tabac étant concentrée en Ontario et au Québec) et le trafic de cigarettes en provenance des États-Unis.

Le cas du Québec est particulièrement intéressant dans la mesure où la province ne s’est convertie que très tardivement à la lutte contre le tabac mais de manière radicale. Le Québec présentait en 2008 une prévalence du tabagisme significativement plus élevée que la moyenne canadienne (cf. annexes chapitre 1, 8-b). En outre, la santé publique, et a fortiori la lutte contre le tabac, a cristallisé les différents qui l’opposent au gouvernement fédéral. Le Québec a en effet toujours été hostile aux prétentions fédérales en matière de santé publique. En outre, les trois plus grandes compagnies de tabac canadiennes ont leur siège social à Montréal, ce qui fait du Québec la « terre des fumeurs et le havre des fabricants » (Nathanson, 2007 : 154). Au moment où le gouvernement canadien s’engage dans la lutte contre le tabagisme et dans le contexte de morosité

44 économique québécois, les mesures fédérales (notamment l’interdiction de parrainage d’événements sportifs et culturels) sont prises comme une attaque délibérée contre l’économie provinciale. Ce n’est qu’en 1994 que le tabagisme est défini au Québec comme problème de santé publique. La victoire du Parti Québécois à l’élection provinciale de 1994 porte au pouvoir un nouveau ministre de la santé, Jean Rochon, partisan du contrôle du tabac. Sous le coup de cette élection et d’une pression anti- tabac externe au gouvernement, originaire du Québec (et non du gouvernement fédéral) et formulée en français, le Québec s’aligne rapidement sur les politiques fédérales. En 2006, l’interdiction totale de fumer dans l’ensemble des lieux publics s’applique finalement dans sept provinces, le Québec inclus, et deux territoires canadiens. Il est également très intéressant de remarquer que la construction du tabagisme comme problème de santé publique et non pas comme une question de droits (comme aux États-Unis) a permis d’asseoir les compétences du gouvernement fédéral en matière de santé publique.

Il est donc manifeste que, comme le remarque très justement Didier Fassin, les structures sanitaires s’adaptent aux formes politiques dans lesquelles elles s’insèrent et que les intérêts médicaux sont systématiquement subordonnés à ceux des gouvernants (Fassin, 2004 : 1016). Paradoxalement, la France, pays engagé le plus tôt dans la lutte contre le tabac et muni de la plus forte tradition nationale d’intervention étatique dans la sphère privée, se retrouve relativement en retard, alors qu’aux États-Unis, où aucune loi fédérale ne régit la consommation de tabac et où l’influence du lobby du tabac est prédominante, existent les lois les plus restrictives en matière de tabac. La ville de New York qui avait dès 2003 interdit la consommation de tabac dans les bars et restaurants a étendu cette interdiction aux parcs et plages publiques de la ville en mai 2011. Il y a donc une dimension culturelle plus large à prendre en compte, qui réfère aux valeurs, au-delà des traditions nationales en matière de politiques publiques. Enfin, il faut souligner l’influence des

45 institutions internationales, en l’occurrence l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), sous l’égide de laquelle, 192 pays dont les trois susmentionnés, ont ratifié en 2003 la convention-cadre de lutte contre le tabac (OMS, 2003).

2- La définition contemporaine du problème du tabagisme