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Les déterminants sociaux de la santé et sa « mise en forme » sociale

sociale. Contre l’approche biomédicale centrée sur la maladie individuelle (disease-centred approach), elle défend une approche populationnelle qui appréhende le tabagisme comme un

comportement collectif, façonné par les normes sociales et susceptible d’être modifié par ce biais. Là où l’approche centrée sur la maladie a une visée exclusivement curative, l’approche populationnelle s’attache quant à elle à prévenir et à endiguer une épidémie en modifiant les normes sociales. « The usual strategy of population-based tobacco reduction programs is to render tobacco use abnormal, less acceptable, less desirable and less common as a public or social

behaviour. » (Frohlich, 2008 : 880-881) La pertinence de cette approche se mesure selon elle à

son succès, manifeste au vu de la diminution de la prévalence et de l’incidence du tabagisme ces trente dernières années, mais également à ses écueils. La mise en place de mesure de lutte contre le tabagisme coïncide en effet avec l’apparition d’un gradient social dans la prévalence du tabagisme (cf. annexes chapitre 2, 1).

L'épidémiologie sociale et la sociologie de la santé ont depuis plusieurs années démontré la corrélation entre état de santé, comportements de santé et appartenance sociale, soit l'existence de déterminants sociaux de la santé ou encore d'un gradient social de santé: « At all levels of income, health and illness follow a social gradient: the lower the socioeconomic position,

the worse the health. » (Marmot et al., 2008 : 1661) Autrement dit, les groupes sociaux ne sont

pas égaux devant la maladie, le handicap et la mort, le premier déterminant social de la santé étant le statut socio-économique. La maladie n'est donc pas qu'une condition biologique, elle est en premier lieu une condition sociale. Si pauvreté et maladie sont fréquemment associées, c’est

56 que les inégalités sociales sont autant d'inégalités de santé. De même, une prévalence plus forte des « comportements à risque » comme le tabagisme s’observe dans les catégories populaires ou défavorisées.

Internationally, smoking rates are particularly high among the long-term unemployed, homeless, mentally ill, prisoners, single parents, and some groups of new immigrants and ethnic minorities— all of whom are more likely to be socioeconomically disadvantaged. (Hiscock et al., 2011 : 1)

Ainsi, et si le tabagisme décline dans l'ensemble de la société, il ne diminue pas, ou moins rapidement, chez les jeunes, les catégories populaires, certaines minorités ethniques, les Premières nations, les femmes, etc. (Barbeau et al., 2004°; Harman et al., 2006; Bell et al., 2010 ; Cockerham, 2005°; Costanza et al., 2006 ; Lee et al., 2009 ; Étilé, 2006 ; Frohlich, 2008, 2009 ; Frohlich et al.,2008 ; Frohlich et al., 2012 ; Hiscock et al., 2011 ; Lee et al., 2009; Pampel, 2009 ; Voigt, 2010 ; Wardle et Steptoe, 2003).

We need to better understand why these vulnerable populations comprised largely but not exclusively of homeless people, Aboriginal people, individuals of lower socio-economic status, adolescents and people with mental illness, have been unable to respond to population-based interventions. (Frohlich, 2008: 881)

Cette surreprésentation des catégories socialement vulnérables parmi les fumeurs est généralement appréhendée à la lumière du paradigme individualiste des « habitudes de vie » (lifestyles). Ce paradigme aborde ces styles de vie comme construits individuellement avec pour seule influence l’éducation reçue. Cette conception manque pourtant l’essentiel, c'est-à-dire le poids des facteurs structurels sur les comportements individuels. William Cockerham notamment, très influencé par les travaux de Pierre Bourdieu sur l’habitus, propose un modèle des habitudes de vie visant à articuler les variables individuelles et structurelles. S’il s’agit pour lui d'appréhender l’interrelation entre les choix individuels (life choices) et les opportunités déterminées par les structures sociales (life chances), il accorde néanmoins un poids déterminant aux variables de classes, c'est-à-dire au statut socio-économique. « [L]es chances et les choix de vie qui s’y rapportent sont donc socialement déterminés. » (Frohlich et al., 2008 : 149)

57 Dans une étude classique (Whitehall Study) sur l'incidence des maladies cardio-vasculaires chez les fonctionnaires britanniques, Michael Marmot et ses collaborateurs avaient déjà démontré dans les années 1970 que les variables concernant l'état de santé et les comportements à risque tels que le tabagisme n'expliquaient qu'une part minime de la variance relative de l'incidence de ces maladies dans les différentes classes de fonctionnaires étudiées. « Smoking is a predictor of CHD death and lower grade men smoked more than those in higher grades. However,

this difference explained only a small part of the differences in mortality. » (Marmot et al., 1978°:

248) Autrement dit, les choix de vie ne sont pas le facteur explicatif principal de l’état de santé. Les travaux de Michael Marmot montrent en effet que le gradient social de santé se retrouve à tous les niveaux de l'échelle sociale, si minimes soient les différences socio-économiques. Cette analyse du poids relatif des comportements à risques au regard de l’impact des facteurs systémiques est confirmée par des études récentes (McGrail et al., 2009; cf. annexes chapitre 2, 2). Ainsi, à un niveau populationnel, la santé est déterminée des facteurs sociaux plus que par des comportements individuels.

La société ou la culture imposent depuis toujours leur marque dans les corps. Cependant, dans les sociétés modernes, à la différence du monde traditionnel, l’ordre social et les rapports sociaux sont plus que jamais incorporés (Fassin, 2009a). Si l’hypothèse matérialiste — à savoir notamment que la pauvreté est indéniablement mauvaise pour la santé — ne s’est pas démentie depuis le XIXe siècle, les épidémiologistes sociaux britanniques (cf. le rapport Black [1980] notamment) ont également démontré que les inégalités sociales en elles-mêmes nuisent gravement à la santé : « la santé et le bien-être, loin d’être des paramètres purement individuels, sont profondément tributaires de facteurs sociaux structurels, tels que l’ampleur des inégalités. » (Duru-Bellat, 2008). Dès lors, les pays bénéficiant de la plus haute espérance de vie ne sont pas les plus riches, mais les pays les moins inégalitaires (Wilkinson, 2006), en témoigne par exemple la place relativement faible en la matière des États-Unis au regard de leur puissance économique. La

58 santé est ainsi tributaire de facteurs matériels mais également de facteurs normatifs tels que la justice sociale : « tout se passe comme si une société avait « la mortalité qui lui convient » » (Canguilhem, 2009, [1966]).

Les politiques publiques en général, et les politiques de santé publique en particulier, jouent ainsi un rôle crucial dans la prévention de la maladie et le déclin de la mortalité. Thomas McKeown, épidémiologiste britannique des années 1950, montre par exemple que la baisse de la mortalité survenue aux XIXe et XXe siècles en Angleterre au Pays de Galles n’est pas le résultat de l’apparition de nouvelles technologies médicales, mais de l’amélioration des conditions de vie (McKeown, 1976 ; Link et Phelan, 1995, 2002). Le développement des technologies médicales ne joue un rôle déterminant dans l’allongement de l’espérance de vie que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cependant, malgré le perfectionnement des technologies de prévention, de dépistage et de traitement, les inégalités de santé demeurent.

Bruce G. Link et ses collaborateurs proposent ainsi un modèle épidémiologique basé sur les « causes fondamentales de la maladie ». Ces « causes fondamentales » sont contenues dans le statut socioéconomique, lequel détermine l’accès à certaines ressources, affecte l’issue des maladies par de multiples mécanismes, et maintient par conséquent une association à la maladie même si les mécanismes d’intervention changent. Le statut socioéconomique peut donc être considéré à la fois comme une cause de la maladie et de l’exposition au risque. Le tabagisme est par exemple sans aucun doute lié à la maladie, mais son lien avec le statut socioéconomique a changé avec l’émergence d’un nouveau savoir sur l’importance de son impact pour la santé : « No matter what the current profile of diseases and known risks happens to be, those who are best

positioned with regard to important social and economic resources will be less afflicted by

disease. » (Link et Phelan, 1995°: 2) La perspective des causes fondamentales de la maladie

permet ainsi d’expliquer à la fois l’amélioration globale de la santé des populations, mais également les disparités qui apparaissent ou persistent en la matière. En effet, la capacité de

59 contrôle de la maladie, contenue à la fois dans les technologies médicales et dans celles de santé publique, produit des disparités de santé au sein de la population.

When we develop the ability to control disease and death, the benefits of this new-found ability are distributed according to resources of knowledge, money, power, prestige, and beneficial social connections. […] when we make gains in our ability to control disease, people with more knowledge, money, power, prestige, and beneficial social connections are better able to harness the benefits of the control we have developed. (Link et Phelan, 1995°: 5)

Dans un contexte d’inégalités sociales, les bénéfices issus de notre capacité de contrôle des maladies se distribuent de manière tout autant inégale. La redéfinition perpétuelle et accélérée de nouveaux risques façonne donc continuellement la distribution sociale de la maladie. Et plus nos capacités d’intervention augmentent, plus les causes de la maladie se font sociales. Dès lors, le gradient social de santé apparaît ou croît avec la capacité d’intervention (cf. annexes chapitre 2, 3).

Social factors have become more important precisely because epidemiological and biomedical knowledge has shifted the causes and consequences of disease from fate, accident, and bad luck to factors that are under some human control. When humans obtain control, it is their policies, their knowledge, and their behaviors that shape the consequences of epidemiological and biomedical accomplishments and thereby extant patterns of disease and death. (Link, 2008 : 367-368)

Le tabagisme, objet d’interventions croissantes ces trente dernières années, se distribue désormais dans la population selon un gradient social manifeste. La persistance du tabagisme dans les catégories populaires peut alors être envisagée comme une conséquence des inégalités sociales, par effet de médiation comme résultat de l’impact stratifié des politiques de santé publique, ou bien comme conséquence directe de l’aggravation de ses inégalités sociales (Frohlich et al., 2012).

La persistance du tabagisme est en partie liée à l’existence et à l’approfondissement des inégalités sociales. Ces dernières semblent donc constituer l’ultime limite à l’efficacité des politiques publiques du tabagisme : celui qui ne voit pas d’intérêt à investir dans sa santé préférera toujours profiter du présent. (Étilé, 2006 : 52)

60 On peut enfin s’interroger sur les inégalités de santé elles-mêmes produites par l’intervention de santé publique (Phelan & Link, 2005 ; Link & Phelan, 2006 ; Link, 2008 ; Frohlich et al., 2012), en particulier celles liées au stigmate comme c’est le cas à propos du tabagisme. Jennifer Stuber, Sandro Galea et Bruce G. Link (2008) présentent le tabagisme comme une forme émergente de déviance sujette à stigmatisation, laquelle jouerait un rôle significatif dans l'arrêt de cette pratique. Ces derniers démontrent que le stigmate est notamment associé à la composition socioéconomique de la catégorie des fumeurs. La perception du stigmate lié au tabagisme étant prépondérante chez les personnes ayant un statut socioéconomique élevé, ces derniers sont plus enclins à arrêter. Le processus de stigmatisation pourrait de plus jouer un rôle dans la persistance du tabagisme en provoquant la résistance de ceux sur qui il pèse, ces derniers étant par ailleurs dans l’impossibilité d’arrêter en raison de leur désavantage socio-économique, et attachés à cette pratique leur permettant de faire face à la précarité socio-économique (Peretti-Watel et Constance, 2009 ; Constance et Peretti-Watel, 2010). Dans leur étude des justifications avancées par les fumeurs pauvres, Patrick Peretti-Watel et Jean Constance montrent que bien que reconnaissant la nocivité de leur pratique, leurs répondants en soulignent avant tout la nécessité.

Outre son usage contre le stress, cité par presque tous les fumeurs, la cigarette vient combler un vide : on fume parce que l’on n’a rien à faire, parce que c’est le seul loisir qui reste abordable (certains ont ainsi le sentiment de faire des économies en fumant) ; a contrario on se souvient que l’on fumait moins lorsque l’on avait du travail ; on fume parce que l’on se sent seul, après une rupture affective, ou encore après avoir perdu son travail ou arrêté la prise d’une drogue plus forte… Bref, pour plusieurs interviewés, la cigarette, c’est tout ce qui leur reste. (Peretti-Watel et Constance, 2009 : 208)

Il faut donc considérer la potentialité d’un effet iatrogénique des politiques anti-tabac (Thomspon et al., 2007 ; Bell et al., 2010 ; Frohlich et al., 2012). À la lumière des causes fondamentales de la maladie et dans le cadre d'une mise en forme sociale de la santé des populations, la stigmatisation place les individus qui y sont sujets dans une situation de

61 désavantage social (discrimination, domination, préjudices socioéconomiques, etc.). Cette stigmatisation augmente dès lors leur exposition aux risques de santé et limite leurs possibilités d'éviter la maladie ou le handicap (Link et Phelan, 2006 : 529). Le stigmate est donc préjudiciable aux opportunités de vie (life chances).

L’approche des déterminants sociaux de la santé insiste donc sur l’inscription sociale de la santé et ainsi sur la production sociale de ses manifestations. Dans la mesure où l’exposition à la maladie et aux risques est socialement déterminée, les « habitudes de vie » représentent une cause « secondaire » de la maladie au regard du poids des facteurs socio-économiques. Si les comportements à risque ont indéniablement une incidence sur la santé des individus, c’est en tant que « médiations entre les conditions sociales et les états morbides » qu’il faut les envisager (Fassin, 2009a). La situation contemporaine de la Grèce en est une illustration tragique saisissante. Les conditions de vie s’y sont dégradées de manière drastique ces dernières années provoquant une détérioration générale de l’état de santé de la population ainsi qu’une explosion des comportements à risques en tous genres et des suicides (Kentikelenis et al., 2011). En somme, la critique adressée à la conception biomédicale des dépendances et au paradigme individualiste des habitudes de vie porte plus sur les solutions proposées que sur le problème. Ces approches proposeraient des solutions inappropriées, partielles ou potentiellement néfastes à un véritable problème.

They note that ‘good choices’ edicts aimed broadly may have the effect of widening health disparities, as the inevitable failure of some people (the poor, the elderly, disabled people, people of color, etc.) who lack recourse to structural supports for those ‘good choices’ will itself, because of our cultural expectations about personal accountability, elicit further stigmatization and punishment by those who do capably control their bodies. (LeBesco, 2011: 159)

Ce courant de santé publique informe ainsi les décideurs sur la nature des interventions à privilégier en manière de tabagisme. En ciblant les comportements individuels comme levier pertinent de l’amélioration de la santé des populations, on se risque à une aggravation des

62 inégalités de santé et une dégradation relative du niveau de santé de ceux qui sont en la matière « structurellement » défavorisés. Plutôt que de traiter des individus « malades » et en appeler à la rationalité individuelle ainsi qu’au désir d’auto-conservation, il faut intervenir sur les facteurs structurels. L’enseignement principal de cette littérature de santé publique est que l’amélioration de l’état de santé des populations ne peut passer que par une action sur les conditions de vie. En ce sens, ses partisans s’inscrivent dans la droite ligne des fondateurs de la santé publique moderne également activistes des mouvements réformistes de la fin du XIXe siècle (cf. chapitre 4), c’est-à-dire celle d’une politisation de la santé (Fassin, 2005a). La mise en lumière des déterminants sociaux des pathologies ne permet toutefois pas de dénaturaliser les catégories médicales ni les problèmes de santé publique.

B) La consommation de drogues, une pratique sociale et culturelle