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C) Gouverner des sujets libres, gouverner par la liberté

1- La gouvernementalité libérale

La Nature a placé l’humanité sous la domination de deux maitres souverains, la peine et le plaisir. Ce sont eux seuls qui nous montrent ce que nous devons faire, comme ils déterminent ce que nous ferons. (Bentham, cité par Laval, 2007 :304)

Foucault définit le libéralisme comme « principe et méthode de rationalisation de l’exercice du gouvernement » rompant au XVIIIe avec la raison d’État en lui opposant le principe d’un gouvernement frugal. « On gouverne toujours trop » (Foucault, 2004b : 819), au risque de venir perturber l’émergence d’un ordre spontané du jeu des intérêts32, qu’il prenne la forme de la « main invisible » sur les marchés ou du bonheur collectif dans la société. Mais si le libéralisme procède bien d’une économie de gouvernement, le gouvernement libéral n’est pas une absence de gouvernement, ni un véritable laisser-faire. Il consiste à créer les conditions de possibilité d’un laisser-faire à travers deux modalités qui renvoient à la même opération : l’articulation entre

liberté et sécurité, et la jonction entre intérêt privé et intérêt général.

D’un côté, donc, le libéralisme valorise l’entretien de la vie, la liberté de circuler, la prise de risques; de l’autre, il limite ces libertés en même temps qu’il les rend possibles. Pour

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« Par le mot intérêt, il faut entendre la relation entretenue par un individu ou un groupe à un objet, un acte ou un état de choses considérés comme sources de plaisir possible. » (Laval, 2007 : 306)

96 Foucault, le libéralisme est ainsi nécessairement tendu entre les intérêts individuels et l’intérêt de tous, entre un besoin de liberté et un besoin de sécurité. (Jeanpierre, 2006 : 93) L’articulation liberté/sécurité, consubstantielle du contrat social libéral, s’exprime particulièrement dans la gouvernementalisation croissante de l’État au XIXe siècle et atteint son apogée dans la seconde moitié du XXe. L’État assure premièrement, et conformément au Léviathan de Hobbes, les fonctions de police et de justice. Ce pacte de sécurité avec la population va par la suite s’étoffer dans le sens d’une sécurité sociale et sanitaire. On peut ainsi comprendre la gestation d’un État social avec les premières lois sur les accidents du travail33 ou les premières mesures de santé publique telles que l’assainissement des villes (cf. chapitre 4) dans le cadre d’une lutte contre l’insécurité sociobiologique (Levasseur, 1995 : 56). L’état se pose désormais dans la plupart des pays occidentaux en protecteur, des classes vulnérables aux risques produits par la révolution industrielle, mais également des classes dominantes contre le risque révolutionnaire agité par les « classes dangereuses » tout au long du XIXe siècle et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. L’État n’est donc pas « ce mal rendu nécessaire » (Laval, 2007 : 289) afin d’éviter la guerre de tous contre tous, mais un auxiliaire du marché dans le sens où il permet l’existence et le fonctionnement « spontané » de ce marché en sécurisant l’expression des intérêts utiles. En encadrant un espace voué aux développements des intérêts, le gouvernement libéral optimise leur utilité.

C'est la démocratie, ou plutôt un certain libéralisme, qui s'est développé au XIXe siècle, qui a mis au point des techniques extrêmement coercitives, qui ont été, en un certain sens, le contrepoids d'une liberté économique et sociale accordée par ailleurs, on ne pouvait évidemment pas libérer les individus sans les dresser. (Foucault, 2001, [1980] : 911) Le libéralisme apparait comme une gouvernementalité34 animée par un souci d’économie du pouvoir toujours plus efficiente qui s’incarne dans un ensemble de dispositifs35 centrés sur la

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La responsabilité patronale en cas d’accident du travail est instaurée en France en 1898, le droit d’indemnisation en 1909 au Québec.

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« Par « gouvernementalité » je veux dire trois choses. Par « gouvernementalité », j’entends l’ensemble constitué par les institutions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui

97 gestion des risques. Il procède d’un laisser-faire régulé à la marge par des dispositifs de sécurité. La socialisation des risques ou leur médicalisation ne lui sont pas antithétiques, mais bien au contraire remarquablement compatibles.

Le libéralisme ne peut manipuler les intérêts sans être en même temps gestionnaire des dangers et des mécanismes de sécurité. Le paradoxe vient de ce que le besoin de plus de liberté économique passe par plus de contrôle et d’intervention, de ce fait les techniques disciplinaires dans la variété successive de leurs dispositifs, accompagnent la mise en place du libéralisme. (Foucault, 2004b : 67-68)

La gouvernementalité libérale est donc cet « art de ne pas trop gouverner » (Keck, 2008 : 300), cet art du laissez-faire sécurisé, de l’encadrement subtil du jeu des intérêts. Si la poursuite de l’intérêt personnel est considérée comme une donnée de la nature humaine, l’équilibre entre les différents intérêts est une propriété du gouvernement36 : « gouverner, c’est joindre l’intérêt privé et l’intérêt public. » (Laval, 2007 : 306) Le libéralisme est alors un grand projet normatif, une fiction collective qu’il s’agit de réaliser par l’éducation et la surveillance.

L’enjeu est considérable et il est d’emblée au centre de la problématique gouvernementale : laisser faire les individus n’est pas un slogan, c’est un projet qui passe par une construction juridique, une éducation, un dispositif de sanction et de réparation,

permettent d’exercer cette forme bien spécifique, quoique très complexe, de pouvoir qui a pour cible la population, pour forme majeure de savoir l’économie politique, pour instrument technique essentiel les dispositifs de sécurité. Deuxièmement, par « gouvernementalité », j’entends la tendance, la ligne de force qui, dans tout l’Occident, n’a cessé de conduire, et depuis fort longtemps, vers la prééminence de ce type de pouvoir qu’on peut appeler le « gouvernement » sur tous les autres : souveraineté, discipline, et qui a amené, d’une part, le développement de toute une série d’appareils spécifique de gouvernement (et, d’autre part), le développement de toute une série de savoirs. Enfin, par « gouvernementalité », je crois qu’il faudrait entendre le processus par lequel l’État de justice du Moyen Âge, devenu aux XVe et XVIe siècles États administratifs, s’est trouvé petit à petit « gouvernementalisé » » (Foucault, 2004a : 112).

35 « Ce que j’essaie de repérer sous ce nom, c’est, premièrement, un ensemble résolument hétérogène,

comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions règlementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, es propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments. Deuxièmement, ce que je voudrais repérer dans le dispositif, c’est la nature du lien qui peut exister entre ces éléments hétérogènes. […] troisièmement, par dispositif, j’entends une sorte – disons – de formation, qui a un moment historique donné, a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence. » (Foucault, 2001, [1977] : 299°; cf. aussi Agamben, 2007 :7-11).

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« [Le bonheur] ne peut plus être qu’un produit de l’organisation sociale en tant qu’elle permet aux individus de poursuivre le plus spontanément possible ce qui les motive. » (Laval, 2007 :291)

98 enfin tout un système de leviers et manettes qui vont permettre aux individus de calculer eux-mêmes les effets à venir de leurs choix. (Laval, 2007 : 306)

Le libéralisme instaure la primauté de l’utilité comprise comme valeur transcendante. L’utilitarisme, critère du « bon » gouvernement, se retrouve à tous les niveaux de gouvernement, qu’ils soient individuel ou étatique. Ainsi, si le libéralisme peut parfaitement s’accommoder de la répression et lui trouver une utilité, cette dernière reste cependant coûteuse. La logique du libéralisme opère plutôt généralement par prévention. Si chacun est gouverné par son intérêt, c’est sur ces intérêts qu’il faut agir afin de « conduire les conduites ». « Gouverner, c’est faire que chacun se gouverne au mieux lui-même. » (Fassin et Memmi, 2004 : 25) On gouverne dès lors des sujets libres par l’éducation, par inculcation de modes de calculs qui assurent les conditions d’une action rationnelle, c’est-à-dire conforme à la fois aux intérêts individuels et collectifs. C’est donc finalement sur les subjectivités que la gouvernementalité libérale s’appuie. Elle forme les subjectivités en jouant sur la plasticité des intérêts; elle oriente les volontés en suscitant la crainte et le désir37. Le libéralisme nécessite un système de contrôle des passions et de canalisation des intérêts. Gouverner, c’est donc façonner des intérêts. On retrouve alors ici le rôle fondamental des institutions disciplinaires dans leur mission de structuration des individus à travers la formation de désirs « utiles ». Cette éducation des intérêts, ou à l’utilitarisme, est d’autant plus nécessaire chez ceux qui ne maitrisent pas leurs intérêts de manière appropriée, qui ne semblent pas s’y soumettre ou en sont « culturellement », voire biologiquement dépourvus – pensons aux classes populaires, aux enfants, aux femmes ou aux indigènes des empires coloniaux – mais elle n’épargne pas pour autant ceux qui y sont « naturellement » sujets. Le gouvernement libéral est indéfiniment perfectible et l’intérêt soumis à une logique continue d’optimisation.

On gouverne enfin des sujets intéressés par la surveillance. « Commander, c’est donner aux sujets un intérêt factice à obéir » (Bentham cité par Laval, 2007 : 315). Les institutions

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Là encore, le dispositif de sexualité tel que décrit par Foucault constitue un excellent exemple de « gouvernement du désir ».

99 disciplinaires jouent également un rôle de « redressement » des personnalités déviantes par le recadrage de leurs intérêts. La prison panoptique vise ainsi à inculquer une logique d’autocontrôle à ceux qui en sont jugés dépourvus. La surveillance incite à la conformité. En ne sachant pas quand on est surveillé, on a toujours intérêt à agir de manière conforme. Surveillance et autocontrôle sont alors les deux faces de la rationalité libérale, à la fois moteur d’un foisonnement de technologies de gouvernement et caractérisée par l’autonomisation d’un pouvoir ayant vocation à être intériorisé, subsumé dans l’intérêt individuel. Gouverner de manière libérale c’est donc instiller un sens de l’autogouvernement. Le projet libéral est ainsi celui de l’établissement de ce que Deleuze appelle des sociétés de contrôle (Deleuze, 2003 : 240-247) et associe à l’ère post-disciplinaire contemporaine. Le contrôle est cependant consubstantiel du libéralisme tel qu’il est formalisé à partir du XVIIIe et en tant qu’il constitue un programme de gouvernement ambitieux et améliorable, et non une réalisation effective.

Pour garantir les sphères d’action pour le plus grand nombre, il faut établir une machine étatique compliquée, voire proliférante, des codes qui ne cessent de grossir, des règlements de plus en plus précis, des dispositifs de surveillance et d’éducation de plus en plus efficace. Apprendre à être libre suppose un règne de contrôle et de formation des intérêts qui pourrait paraitre contraire à la fin déclarée. (Laval, 2007 : 313).

Le libéralisme érige l’utilité en valeur suprême et le gouvernement libéral procède d’une promotion de l’utilitarisme dans un espace de normativité balisé par le code légal, la règle disciplinaire et le dispositif de sécurité. « Pour résumer : la loi interdit, la discipline prescrit, la biopolitique annule, freine, favorise, ou régule. » (Jeanpierre, 2006 : 92) Différentes technologies de gouvernement se superposent donc dans le cadre du libéralisme afin de favoriser la rationalité calculatrice des sujets. Le libéralisme gouverne par la liberté et l’intérêt et produit par ces mécanismes des sujets gouvernables. Le biopouvoir peut ainsi s’envisager dans le cadre de la gouvernementalité libérale comme producteur de sujets rationnels, c’est à dire des sujets mus par le calcul et l’intérêt. La prise du pouvoir au plus près des phénomènes de la vie s’inscrit alors

100 dans le cadre d’un projet de production et d’entretien de l’homo œconomicus, soit d’un sujet à la fois utilitariste et utile.