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Théorisation de la maternité et idéologie de la maternité

CHAPITRE 2 CONTEXTE THÉORIQUE ET EMPIRIQUE

2.3 Idéologie occidentale de la maternité

2.3.2 Théorisation de la maternité et idéologie de la maternité

Selon une perspective féministe, la maternité est non seulement une expérience personnelle, mais aussi une fonction socialement prescrite. L’expérience maternelle prend la forme d’un parcours initiatique où les étapes sont prévues et codifiées par la culture et la société patriarcale, comme, par exemple, la décision d’avoir des enfants, la grossesse, l’accouchement, le maternage (Knibiehler, 2000; Phoenix et Woolett, 1991). Ces étapes et ces codes ont été, d’abord alimentés et maintenus via la circulation d’un savoir culturel familial, mais progressivement remplacés par une première vague de savoirs dits scientifiques, provenant des champs de la médecine, de la psychanalyse et de la psychologie développementale (Long, 2006). L’objet d’étude de ces disciplines s’est centré sur l’enfant et l’expérience maternelle des femmes a été construite sur une base instrumentale, considérant les mères comme des machines chargés de donner naissance et d’élever des enfants en santé (Kruger, 2006; Miller, 2005b; Phoenix et Woolett, 1991). Les connaissances qui ont découlé de ces travaux ne considèrent pas le point de vue des mères elles-mêmes sur leur expérience maternelle.

2.3.2.1 Champ médical

Les recherches menées dans le domaine médical se sont concentrées sur la période de la grossesse (Smits et al., 1999) et se sont attardées au développement de l’enfant de même qu’au bien-être de la mère. Toutefois, dans ces travaux, une plus grande valeur a été accordée à l’enfant, voire au fœtus, qu’à la mère, réduisant les femmes et leur corps à un statut d'objet porteur (Kaplan, 1992b, 1994). En effet, les experts médicaux ont longtemps considéré le corps de la mère comme une « machine reproductive », pouvant se révéler comme une source nourricière ou une menace pour l’enfant. La conscience maternelle, quant à elle, a été perçue comme une source utile, lorsque la mère possédait les bonnes informations et déployait de bonnes conduites, mais aussi comme une source potentiellement dangereuse due à l’état d’irrationalité et d’instabilité émotionnelle considéré propre aux femmes (Rudolfsdottir, 2002). La prise en compte de la santé des femmes n’a été considérée que dans la mesure où la disposition physique et mentale de la mère affectait l’enfant (Long, 2006). L’enfantement a

aussi été considéré comme un risque potentiel pour la mère, mais en particulier pour l’enfant, suite à la généralisation de la vision pathologique biomédicale de la maternité. Les taux élevés de mortalité périnatale dans les pays industrialisés occidentaux, dont le Canada, en témoignent également (Baillargeon, 2004). Par conséquent, la grossesse et l’accouchement ont été fortement médicalisés et soumis à une surveillance intensive, justifiant, par le fait même, l’intervention d’experts médicaux et le recours à des technologies de pointe (Evans, Mason et Berman, 2012; Miller, 2007). L’expérience maternelle s’est retrouvée subordonnée à l’expertise des professionnels de la santé, ce qui a contribué à effacer l’expérience subjective de la maternité (Miller, 2005b).

Rapp (1994), une anthropologue qui s’est intéressée aux mécanismes par lesquels la maternité s’est construite à travers le discours et les pratiques technologiques médicales, a exploré, entre autres, l’impact de la médecine reproductive sur le façonnement des pratiques culturelles et l’expérience subjective de la maternité. Selon son analyse, l’institution médicale aurait contribué à alimenter deux constructions idéologiques complémentaires de la maternité. La première s’inscrit dans la lignée des théories naturalistes et suggère que les femmes sont biologiquement programmées pour avoir des enfants (Badinter, 1981; Glenn, 1994; Kruger, 2006). L’institution médicale a, de ce fait, contribué à propager l’idée que la maternité est un processus normal et universel qui impose un état transitoire de détresse. Ce positionnement sous-tend que les femmes doivent accepter et tolérer toutes les manifestations de douleurs physiques et émotionnelles et se contraindre à se sacrifier personnellement au profit de l’enfant à naître (Bassin et al., 1994; Rapp, 1994).

Avec les innovations technologiques et pharmaceutiques, comme la contraception, la maternité est aussi devenue un choix individuel (Vandelac, Descarries et Gagnon, 1990). Le milieu médical s’est adapté à ces transformations mais, cette fois, en promouvant auprès de leurs clientes des notions de « privatisation » et de « distanciation » face aux choix dans les parcours maternels qui s’offraient désormais à elles (Rapp, 1994). Les femmes ont alors été encouragées à garder confidentiels leurs sentiments et les préoccupations relatives à leurs décisions maternelles. Comme le soulignent Bassin et al. (1994), ces pratiques discursives ont limité le développement d'une compréhension partagée de l’expérience maternelle entre les

Toujours selon les travaux de Rapp (1994), la deuxième construction de la maternité véhiculée par le milieu médical a été celle d’une définition de la mère comme un « agent de contrôle et de qualité ». À titre d’exemple, les débats sur l’avortement (Bassin et al., 1994), l’accès aux services de reproduction médicalement assistée (Descarries et Corbeil, 2002b), tout comme la question de la maternité dans un contexte de maladie grave ou chronique (Wilson, 2007), ont contribué à ce que les mères soient considérées comme les principales responsables du sort futur de leurs enfants (Rapp, 1994). Des travaux féministes ont, par ailleurs, dénoncé ce fardeau ainsi que la complexité reliée à la prise de décision maternelle dans le contexte technologique, pharmaceutique et médical actuel (Frizelle, 1999; Rapp, 1994).

2.3.2.2 Champ psychanalytique

Les théories psychanalytiques ont permis de situer le rôle maternel dans le développement psychique de l’enfant. Klein est la première psychanalyste à s’être intéressée, en tant qu’objet de recherche, au rôle joué par la mère. Ses travaux sur l’angoisse de séparation de l’enfant lui ont permis d’avancer que la mère est le personnage clé dans le développement psychique de l’enfant. La force et la profondeur du premier attachement à la mère et l’intensité avec laquelle cet attachement persiste dans l’inconscient du nourrisson sont considérées comme déterminantes dans le développement ultérieur de l’enfant (Segal, 1988). La théorie post- kleinienne de Bion (1980) a permis de poursuivre cette réflexion mais, cette fois, en insistant sur le rôle réconfortant de la mère. Elle défend l’idée que la mère est en mesure de transformer le sens et la forme de la détresse psychique vécue par son enfant du fait qu’elle comprend intuitivement son état d’esprit initial. En répétant cette expérience auprès de l’enfant, celui-ci en vient à développer une structure interne qui lui permet de faire face à sa détresse (Syminton, 1992). Plus tard, les travaux de Winnicott (1975) et de Kohut (1974), qui ont objectivé la mère comme un miroir pour l’enfant, ont avancé que le bébé se reconnaissait à travers l’image que lui projetait sa mère et ne pouvait être satisfait que dans la mesure où celle-ci répondait avec précision, en temps opportun et avec une empathie, à ses besoins (Oberman et Josselson, 1996). Leurs travaux ont insisté sur l’importance d’un maternage adéquat pour que l’enfant puisse évoluer dans un environnement où il ne rencontre qu’un minimum de frustrations afin de développer et intégrer un bon sens de soi (Watts, 2002).

Les théories psychanalytiques ont donc permis de mieux comprendre l’expérience infantile à travers la relation à la mère, mais, ce faisant, les mères ont été désignées comme les agentes pathogènes dès que leurs enfants présentaient de légers signes de psychopathologie (Caplan et Hall-McCorquodale, 1985). Conséquemment, les femmes ont été amenées à assumer une lourde responsabilité (Doorene, 2009), mais ces théories ont passé sous silence l’expérience maternelle en tant que telle (Oberman et Josselson, 1996).

2.3.2.3 Champ de la psychologie développementale

Les théories développées en psychologie développementale se sont intéressées plus spécifiquement à la qualité de l’environnement maternel offert par les mères et à ses répercussions sur le développement des enfants (Woollett et Phoenix, 1991). Les tenants de cette approche font généralement valoir que les mères sont des figures centrales dans la vie des enfants et qu’elles sont responsables de leurs soins, de leur éducation et de leur socialisation dans un environnement sécuritaire, stimulant et épanouissant (Forcey, 1994; Glenn, 1994). Les mères y sont rarement considérées comme des personnes ayant une existence propre, distincte de la maternité et la vision de leur rôle de mère n’est pas prise en compte. Ces travaux proposent une définition de la maternité qui se cristallise autour d’une conceptualisation de la « bonne » mère où les besoins et les intérêts des enfants prédominaient sur l’expérience individuelle des femmes. Les besoins personnels des mères et le contexte familial dans lequel elles élèvent leurs enfants ne sont pas non plus considérés (Damant et al., 2012; Woollett et Phoenix, 1991).

Les travaux sur la maternité s’inscrivant dans la perspective de la psychologie développementale se sont donc peu intéressés aux mères elles-mêmes. Ils ont plutôt porté sur la manière dont l’enfant se développe dans le contexte de la dyade mère-enfant, en considérant que la mère avait une influence décisive sur le bien-être émotionnel et le développement intellectuel de son enfant. Dans les ouvrages populaires, ces concepts ont souvent été repris en soulignant la responsabilité de la mère dans l’exécution adéquate de ses fonctions maternelles et son devoir de faire de son enfant un citoyen « modèle et accompli » (Marshall, 1991). De

contextes de maternage et à la diversité des expériences maternelles, contribuant ainsi à blâmer un nombre important de mères qui n’exercent pas leur rôle selon les normes prescrites par les experts en développement de l’enfance (Phoenix et Woolett, 1991).

Comme nous venons de le démontrer, les connaissances dominantes dans la société occidentale autour de la reproduction, du développement et de l’éducation des enfants ont été essentiellement situées dans le cadre d’une organisation hiérarchique patriarcale. En l’occurrence, les théories médicales, psychanalytiques et psychologiques dominantes ont contribué à réduire la légitimité des connaissances expérientielles des femmes (Miller, 2005b). Dans ces travaux, la mère est instrumentalisée et est essentiellement construite comme un objet en relation avec son enfant. Elle semble n’avoir que très peu de valeur intrinsèque, si ce n’est en tant que garante de l’arrivée des générations futures (Doorene, 2009). Plusieurs féministes ont critiqué l’orientation de ces recherches, considérant qu’elles avaient été réalisées dans une perspective masculiniste qui met de l’avant la valeur instrumentale du rôle maternel au détriment de l’expérience maternelle (Gerson, Alpert et Richardson, 1990).