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Modifications scalaires de la gravité

6.1 Théories scalaire-tenseur

Dans cette section, nous souhaitons rappeler brièvement les caractéristiques impor- tantes des théories scalaire-tenseur (ST) ; notre présentation et les notations que nous utiliserons sont fortement inspirées de celles proposées dans les références [117,215,230].

6.1.1 Présentation des théories scalaire-tenseur

Initialement introduites par Jordan [165, 166], Fierz [122], Brans et Dicke [50], les théories scalaire-tenseur (ST) sont des extensions de la Relativité Générale dans lesquelles un champ scalaire est couplé non-minimalement à la métrique. Contrairement aux théories de quintessence, dans lesquelles le champs scalaire se comporte comme n’importe quel champ de matière, le champ scalaire des théories ST est couplé dans l’action au scalaire de Ricci : les lois de la gravité sont alors modifiées car ce champ contribue à la force gravitationnelle, en plus du graviton.

Nous considérerons ici des théories avec un seul champ scalaire supplémentaire mais la plupart des équations que nous donnerons peuvent être assez facilement généralisées aux cas multi-champs [80].

Action dans la représentation de Jordan

L’action des théories ST dans la représentation de Jordan est telle que le champ scalaire est couplé au scalaire de Ricci2 et la matière couplée universellement à la métrique [41,

206,276]. Elle prend la forme

S = 1 16πG Z d4x√−gF (ϕ) R − Z(ϕ) gµν∂µϕ∂νϕ − 2U(ϕ)  + Sm[ψm; gµν] , (6.1)

où Sm est l’action des champs de matière ψm, supposée invariante par difféomorphisme.

Le modèle dépend de la fonction F (que l’on supposera positive pour garantir une énergie du graviton positive) et de la fonction Z, ainsi que du potentiel U ; notons que l’on peut toujours redéfinir le champ ϕ pour éliminer l’une des fonctions F, Z, U.

Une paramétrisation courante est celle de Brans-Dicke dans laquelle on pose

F (ϕ) = 1/ϕ, Z(ϕ) = ω(ϕ)/ϕ. (6.2)

Les modèles de Brans-Dicke proprement dits correspondent à ω(ϕ) = ωBD = cste. Une

autre paramétrisation souvent utilisée dans la littérature prend la forme

F (ϕ) quelconque, Z(ϕ) = 1. (6.3)

2Notons qu’il est possible de coupler le champ scalaire à d’autres invariants de courbure que le scalaire

de Ricci, comme le terme de Gauss-Bonnet LGB = R2− 4RµνRµν+ RµνρσRµνρσ. Nous n’étudierons pas

plus avant les modèles de Gauss-Bonnet, mais renvoyons le lecteur aux références [9, 10, 175,176,183] pour plus de détails.

6.1. Théories scalaire-tenseur 177

En variant l’action (6.1), on obtient

F (ϕ)Gµν = 8πG Tµν+ Z(ϕ)  ∂µϕ∂νϕ − 1 2gµν(∂αϕ) 2 − gµνU (ϕ) +∇µ∂νF (ϕ) − gµνF (ϕ), (6.4) Z(ϕ)ϕ = U,ϕ− 1 2F,ϕR − 1 2Z,ϕ(∂αϕ) 2, (6.5) ∇µTµν = 0, (6.6)

où nous avons utilisé la notation ,ϕ ≡ d . Notons que le tenseur énergie-impulsion de la

matière Tµν, que nous avions défini à l’équation (1.6), est conservé par rapport à la métrique

gµν car nous avons supposé l’action de la matière invariante par difféomorphisme. On dit

alors que la matière est minimalement couplée à la métrique.

On peut voir que les termes cinétiques, pour le champ scalaire et le graviton, ne sont pas découplés dans les équations (6.4) et (6.5). L’interprétation de la théorie en terme de degrés de liberté est alors délicate3. Il est possible de redéfinir les champs de façon à éviter

ce problème : on obtient alors la formulation de la théorie dans la représentation d’Einstein.

Action dans la représentation d’Einstein

Afin de diagonaliser les termes cinétiques du graviton et du champ scalaire, on effectue une transformation conforme sur la métrique :

gµν≡ F (ϕ)gµν. (6.7)

On introduit ensuite les variables et fonctions  dϕ dϕ 2 = 3 4  d ln F (ϕ) dϕ 2 + Z(ϕ) 2F (ϕ), (6.8) A(ϕ) = F−1/2(ϕ), (6.9) 2V (ϕ) = U (ϕ)F−2(ϕ), (6.10)

qui permettent d’obtenir l’action

S = 1

16πG Z

d4x√−g[R− 2gµν ∂µϕ∗∂νϕ∗− 4V (ϕ∗)] + Sm[A2(ϕ∗)g∗µν; ψ], (6.11)

dans laquelle le graviton g∗

µν n’est plus couplé au champ scalaire. En revanche, on voit que

dans la représentation d’Einstein, la matière est explicitement couplée au champ ϕ par l’intermédiaire de la fonction A.

On peut définir le tenseur énergie-impulsion dans la représentation d’Einstein : Tµν 2

−g∗

δSm

δg∗µν. (6.12)

3Remarquons que l’on avait rencontré une difficulté similaire lors de l’étude de la gravité massive à la

Section2.4.2; en effet, les termes cinétiques du graviton et du scalaire de Stückelberg sont entremêlés dans l’action (2.92). Nous avions alors effectué la redéfinition (2.93) qui permettait de diagonaliser la partie cinétique de l’action.

Il est relié au tenseur énergie-impulsion dans la représentation de Jordan par T∗

µν = A2Tµν.

On peut ensuite calculer les équations du mouvement

G∗µν = 8πG Tµν∗ + 2∂µϕ∗∂νϕ∗− gµν∗ (∂αϕ∗)2− 2g∗µνV, (6.13)

ϕ = V,ϕ− 4πG α(ϕ∗)Tµν∗ gµν∗ , (6.14)

∇∗µT∗µν = α(ϕ∗)Tσρ∗ g∗σρ∂νϕ∗. (6.15)

La fonction α est définie par

α(ϕ) ≡ d ln A

. (6.16)

Il est intéressant d’introduire également sa dérivée

β(ϕ) ≡

. (6.17)

Le problème de Cauchy est bien posé dans la représentation d’Einstein : l’équation (6.13) contient des dérivées secondes de la métrique g∗

µν mais ne contient que des dérivées pre-

mières de ϕ, l’inverse étant vrai pour l’équation (6.14). C’est pourquoi l’analyse de la régularité des solutions des équations du mouvement doit être faite dans la représentation d’Einstein, où le problème mathématique est bien posé [80, 117, 118]. On voit également explicitement, au travers, de l’équation (6.15) que le tenseur énergie-impulsion de la ma- tière dans la représentation d’Einstein n’est pas conservé par rapport à la métrique g∗

µν, à

cause du couplage entre les champs de matière et le champ scalaire.

6.1.2 Aspects phénoménologiques et cosmologiques

Pour poursuivre l’étude des modèles scalaire-tenseur, il faut à présent en évoquer quelques aspects phénoménologiques et cosmologiques.

Constante gravitationnelle

On peut définir, à partir du coefficient devant le scalaire de Ricci de l’action (6.1), une constante gravitationnelle effective

Geff ≡

G

F (ϕ). (6.18)

Cependant, si l’on effectue une expérience de Cavendish pour mesurer l’équivalent de la force gravitationnelle Newtonienne F entre deux masses m1et m2séparées par une distance

r, la constante gravitationnelle Gcav ≡ F/(m1m2) qui apparaît alors, prend la forme [80]

Gcav = G F 1 + F2 2F + 3F2 ,ϕ ! = GA2(1 + α2). (6.19)

On peut montrer que le premier terme GA2 de la seconde égalité correspond à l’échange

6.1. Théories scalaire-tenseur 179

couplé à la matière par le biais de la fonction α. Dans la représentation de Brans-Dicke, la constante Gcav s’écrit

Gcav =

G ϕ

2ω + 4

2ω + 3 . (6.20)

Dans le cas d’un champ de Brans-Dicke tel que ωBD= 0, c’est-à-dire dont le terme cinétique

ne provient que du terme de couplage avec le tenseur de Ricci, on trouve Gcav = 43Gϕ. On

retrouve là le facteur 4/3 que l’on avait déjà rencontré à l’équation (2.36) lors de l’étude du régime linéaire de la gravité massive à la Section2.2.3.

On voit que si le champ ϕ varie dans le temps, la constante Gcavvarie a priori elle aussi.

Il existe de fortes contraintes sur cette variation de la constante gravitationnelle [264,266] ˙ Gcav Gcav 0 < 6 × 10−12année−1, (6.21)

où le champ ϕ est évalué aujourd’hui, au voisinage de la Terre4.

Paramètres PPN et contraintes locales

Dans le système solaire5, il est possible de tester les théories de la gravité au travers

des paramètres PPN, qui prennent dans le cas des théories ST, la forme6 [80,287,288]

γppn− 1 = − F 2 ,ϕ ZF + 2F2 ,ϕ = −2 α2 1 + α2, (6.22) βppn− 1 = 1 2 α2β (1 + α2)2 = 1 4 F F,ϕ 2ZF + 3F2 ,ϕ dγppn dϕ . (6.23)

La mesure de la variation du décalage temporel des signaux de la sonde Cassini [288] permet de contraindre |γppn− 1| < 2.3 × 10−5, ce qui se traduit par la contrainte sur la

valeur actuelle du paramètre α

α20.10−5. (6.24)

Dans le cas d’un modèle de Brans-Dicke, on trouve que γppn − 1 = −1/(2 + ω

BD) ; la

contrainte sur γppn se traduit donc par

ωBD> 4.3 × 104. (6.25)

Notons que d’autres contraintes peuvent être obtenues à partir des pulsars binaires [81,82,

116].

4La valeur du champ ϕ pouvant être différente selon les époques et les échelles considérées, il faut garder

à l’esprit que cette contrainte est une contrainte “locale”, à la fois dans l’espace et dans le temps.

5Nous renvoyons ici le lecteur à la Section8.1.2de ce mémoire, dans laquelle les tests de la gravité dans

le système solaire sont présentés.

6Pour un champ ϕ dont la longueur de Compton dans la représentation d’Einstein est beaucoup plus

Cosmologie

Les théories scalaire-tenseur ont été utilisées dans un cadre cosmologique, notamment comme alternatives à l’énergie noire dans les modèles de quintessence étendue [35,263] et de runaway dilaton [88,89,131]. La cosmologie des modèles f(R), qui sont une sous-classe des théories ST sur laquelle nous reviendrons à la Section 6.2, a également fait l’objet d’études approfondies dans la littérature.

Certains modèles ST, et notamment le modèle du runaway dilaton, présentent une caractéristique intéressante : ils sont attirés vers la Relativité Générale (RG) [86,87] au cours de l’évolution cosmologique de l’Univers. Ce mécanisme d’attraction garantit que les prédictions observationnelles de ces modèles sont en accord avec la RG si l’évolution du champ scalaire a été suffisamment longue.

Les observations cosmologiques permettent de contraindre (et même de reconstruire dans une certaine mesure [48, 117]) les fonctions F, Z, U introduites dans l’action (6.1). Ainsi, la nucléosynthèse primordiale permet de contraindre [74,90] la valeur du couplage F du champ scalaire au moment de la nucléosynthèse. L’étude des perturbations cos- mologiques [48, 117] dans le cadre des théories ST permet également de contraindre les paramètres du modèle, par le biais du CMB [1,3,8,32,65,199,214,222,290,291], de la croissance des structures et des effets de lentilles gravitationnelles faibles [1,2,3,230].

6.2 Modèles f(R)

Nous voudrions à présent introduire une sous-classe de modèles ST qui a beaucoup attiré l’attention des cosmologistes ces dernières années : les théories f(R).

6.2.1 Définition du modèle

L’idée des modèles f(R) consiste à généraliser l’action d’Einstein-Hilbert en remplaçant le scalaire de Ricci par une fonction arbitraire de ce scalaire

S = 1

16πG Z

d4x√−gf(R) + Sm[ψm; gµν] . (6.26)

Cette classe de modèles a été proposée dans les années 1970 et 80 notamment par Staro- binski dans le contexte de l’inflation. Elle a récemment suscité un intérêt renouvelé, suite aux articles [62, 63] dans lesquels il est montré que l’accélération de l’Univers peut être obtenue avec la fonction f(R) = R − µ4/R. Comme nous le verrons ci-dessous, ce modèle

s’est révélé incompatible avec les contraintes du système solaire. Néanmoins, d’autres mo- dèles f(R) ont été proposés par la suite, qui se sont révélés viables. Parmi ceux-ci, on peut citer le modèle de Hu et Sawicki [152] et le modèle de Starobinsky [258].

La littérature qui traite de la phénoménologie des modèles f(R) est très riche (on pourra par exemple se référer aux deux revues [60,256]). En ce qui concerne les tests dans le système solaire, on pourra notamment se référer aux articles [52, 61, 152] ; la question de l’existence de solutions stables au sein d’objets compacts a, quant à elle, été discutée dans les articles [31,127,172,262]. Concernant les aspects cosmologiques de ces modèles, on peut citer les articles [119,129,204,205,229,254,294] qui s’intéressent à l’évolution du facteur d’échelle et à la croissance des structures dans le cadre des modèles f(R), ainsi

6.2. Modèles f(R) 181

qu’aux articles [208,209,234,235] dans lesquels l’évolution non-linéaire des perturbations cosmologiques est étudiée numériquement.

Il est facile de voir que les modèles f(R) constituent une sous-classe des théories ST. Partons pour cela de l’action [68,259,278,285]

S = 1 16πG Z d4x√−gf(ϕ) + f′(ϕ)(R − ϕ) + S m[ψm; gµν] , (6.27) où f′(ϕ) ≡ df

dϕ. Cette action est équivalente à celle de l’équation (6.26), à condition que

f′′(ϕ) 6= 0. En effet, en variant l’action (6.27) par rapport champ additionnel ϕ, qui est un

multiplicateur de Lagrange, on obtient R = ϕ ; avec cette condition, l’action (6.27) prend exactement la forme (6.26). Sous sa forme (6.27), on voit que la théorie n’est autre qu’une théorie scalaire-tenseur, avec

F (ϕ) = f′(ϕ), Z(ϕ) = 0, U (ϕ) = 1

2[ϕf′(ϕ) − f(ϕ)], (6.28) ou encore, dans la représentation d’Einstein

ϕ = √ 3 2 ln f ′(ϕ), V = e−4ϕ∗/ √ 3 4 h ϕ(ϕ)e2ϕ∗/√3− f (ϕ(ϕ ∗)) i . (6.29)

Nous pouvons donc utiliser les contraintes que nous avons évoquées à la section précédente pour confronter les modèles f(R) aux expériences.

6.2.2 Modèle f(R) = R − µ4/R

Afin d’illustrer la démarche qui consiste à appliquer les contraintes sur les ST aux modèles f(R), nous pouvons nous pencher sur le modèle proposé par Carroll et al. (CDTT) en 2004 et défini par

f (R) = R − µ4/R. (6.30)

L’idée de ce modèle est la suivante : pour des grandes courbures (c’est-à-dire pour des grandes densités), R ≫ µ2 et l’équation (6.30) peut se simplifier en f(R) ≃ R. Ce régime,

proche de la RG est celui qui prédomine jusqu’à la fin de l’ère de matière. La densité devient alors telle que le terme −µ4/R ne peut plus être négligé. On peut montrer que ce terme

joue alors le rôle d’une énergie noire, et que l’Univers entre dans une phase d’accélération. Pour que le modèle puisse expliquer la récente accélération de l’Univers, il faut que la transition entre les régimes de forte et faible courbure ait lieu au moment où R ≃ H2

0; on

doit donc avoir µ ≃ H0 ≃ 2 × 10−18 s−1≃ 10−33eV.

Une fois fixé le paramètre µ, le modèle est complètement défini, et l’on peut étudier dans quelle mesure les contraintes dans le système solaire sont satisfaites. Pour cela, on peut voir le champ ϕ≡ √23ln f′(ϕ) comme un champ de Brans-Dicke de paramètre ωBD= 0 [68] et

quasiment sans masse à l’échelle du système solaire ; cette valeur ωBD = 0 du paramètre

de Brans-Dicke étant totalement en contradiction avec la contrainte7 (6.25), le modèle

7

À proprement parler, la contrainte (6.25) est valide pour des champs de Brans-Dicke sans masse ; cependant, on peut montrer [67] que pour un champ dont la longeur de Compton est beaucoup plus grande que la taille du système solaire, la contrainte sur ωBD est applicable.

est totalement exclu par les tests dans le système solaire. On peut également retrouver ce résultat en considérant le paramètre γppn qui vaut γppn = 1/2 dans le cas du modèle

CDTT, en contradiction avec les observations.

6.2.3 Nécessité d’un mécanisme non-linéaire à courtes distances

À l’évidence, le modèle CDTT n’est donc pas viable expérimentalement, et ce n’est donc pas pour ses prédictions physiques que nous avons choisi de le présenter, mais parce qu’il met en évidence les difficultés liées à la construction d’un modèle ST réaliste, capable à la fois d’être à l’origine de l’accélération de l’Univers et de passer les tests dans le sys- tème solaire. On peut voir au travers de ce modèle, qu’il existe en effet une tension entre ces deux propriétés phénoménologiques : alors que la cosmologie requiert un champ léger (c’est-à-dire de masse m ∼ H0) et un couplage à la matière (dans la représentation d’Ein-

stein) d’ordre 1, les tests dans le système solaire ne peuvent être satisfaits par un champ léger qui modifie fortement les lois de la gravitation. Pour concilier ces deux régimes, il faut donc construire un modèle ST qui satisfasse au moins l’une des deux propriétés suivantes8:

– le champ scalaire est léger pour les échelles cosmologiques, mais acquiert une grande masse au voisinage de la Terre et du système solaire, ce qui lui permet de passer les tests PPN ; c’est le cas des théories de caméléon [169,170], que nous allons présenter à Section6.3.

– le champ scalaire est léger pour les échelles cosmologiques, mais se trouve découplé de la matière (ou est “écranté”) au voisinage de sources massives ; c’est le cas des théories dans lesquelles le mécanisme de Vainshtein intervient : théorie du Galiléon [94,97,203], théories de k-Mouflage [27].