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LA THÉORIE DE LA PREDICATION

La théorie de la prédication (al-isnād) etait le fruit d’une réflexion sur la structure profonde de la phrase. Elle avait commencé avec les réthoriciens (balāġiyyūn) puis, elle s’est développée avec les grammairiens (naḥwiyyūn). Cette théorie s’appuie sur une répartition des composants de la phrase en composants de base et composants facultatifs.

Elle permet ainsi d’établir un principe de classement. En effet, selon cette théorie, toute phrase comporte un « noyau prédicatif » (nawāt isnādiyya), lui-même décomposé en

101 Georges Bohas : Docteur en lettres ; Directeur de l’Institut Français d’études arabes de Damas. Auteur de nombreux ouvrages tel que : Alep, ‘Alī Ibn ’Abī Ṭālib, Bassora, et bien d’autres.

102 G. Bohas : Article. (2001: p. 18).

prédicande (musnad ’ilayhi) litt. « appuit, support » et prédicat (musnad) litt. « appuyé, supporté ». Elle comporte également des éléments non prédicatifs dits (faḍlāt).

Dés l’introduction du Dalā’il -l-’i‘ǧāz103 « Les preuves de l’inimitabilité », Al-Ǧurǧānī (m. 472/1078) annonce qu’il ne peut avoir d’énoncé que par la juxtaposition d’un (musnad) et d’un (musnadin ’ilayhi), il dit: « en résumé, il est impossible de construire un énoncé d’un seul composant, il doit avoir un prédicat et un prédicande » ( wa muḫtaṣaru kulli

-l-’amri annahu lā yakūnu kalāmun min ǧuz’in wāḥidin, wa annahu lā budda min musnadin wa musnadin ’ilayhi)104. Tout au long des chapitres de son ouvrage, il reprend cette idée faisant usage de différentes terminologies: Il désigne le prédicande par le terme (al-mutaḥaddaṯ ‘anhu) ou encore (al-muḫbar ‘anhu). Ces deux terminologies s’appliquent aussi bien au thème de la phrase nominale qu’au sujet de la phrase verbale. Il dit : « Il est de toute évidence qu’il ne peut avoir de prédication que lorsqu’il y’a une information et un sujet de cette information » (wa mina-l-ṯṯābiti fī -l-‘uqūli wa -l-qā’imi fī -l-nnufūsi annahu lā yakūnu ḫabarun ḥattā yakūna muḫbarrun bihi wa muḫbarun ‘anhu)105. Toute prédication a donc pour but fondamental de « fournir de l’information »106. Al-Ǧurǧānī ajoute plus loin: « Pour cette raison il est impossible que tu emploies un verbe sans que tu vises à l’accorder à quelque chose (un sujet) apparent ou sous entendu». (wa min ’aǧli ḏalika ’imtana‘a ’an yakūna laka qaṣdun ’ilā fi‘lin min ġayri ’an turīda ’isnādahu ’ilā šay’in muẓharin ’aw muḍmarin)107.

Les remarques faites par Al-Ǧurǧānī sont d’une grande importance. En revanche, elles n’ont pas atteint le dégrés d’une théorie indépendante de la prédication. Celà revient à notre avis au fait que la question n’a été évoquée que dans le cadre général de l’organisation du discours (naẓm -l-kalim). En effet, dans le Dalā’il -l-’i‘ǧāz, Al-Ǧurǧānī était plus soucieux de l’étude réthorique, ce qui a empêché ses remarques à caractère purement grammatical d’aller à leur plus haut niveau.

Plus tard, les discussions au sujet de la prédication seront formulées en une théorie complète. Al-Astarabādī reprend le concept (isnād) dés les premières pages de Šarḥ-l-kāfiya, et le défini ainsi: « Nous désignons par (al-isnād) (l’opération) d’informer dans

103 Le Dalā’il -l-’i‘ǧāz « Les preuves de l’inimitabilité » est un ouvrage à visée réthorique. L’ouvrage considéré comme étant le traité de grammaire d’Al-Ǧurǧānī est Al-Muqtaṣid (c’est un commentaire de Al-īḍāḥ d’Abū ‘Alī Al-Fārisī).

104 Al-Ǧurǧānī ( S.D: p. 3).

105 Ibid. p. 405.

106 Voir l’article de J. P. Guillaume (1998 : p. 57).

107 Ibid.

l’état ou à l’origine sur un mot par un ou plusieurs autres mots » (wal-murādu bi-l-isnādi

’an yuḫbara fī -l-ḥāli ’aw fī -l-’aṣli bikalimatin ’aw akṯara ‘an ’uḫrā...)108. Selon lui, dans toute prédication, il existe une relation prédicative reliant un (musnad) et un (musnad

’ilayhi), lesquels constituent « les composants de base de tout énoncé » (‘umdatu -l-kalām).

Tout ce qui n’est ni prédicat ni prédicande est « supplément » ( faḍlā), autrement dit, les éléments ajoutés pour développer l’énoncé sont ( faḍlāt) des compléments109. Al-Ssakākī, grammairien contemporain à Al-Astarabādī, formule presque la même définition quand il dit : « La prédication implique la construction composée de deux mots ou plus, de manière à apporter un contenu utile à l’interlocuteur » (wa -l-isnādu huwa tarkību al-kalimatayni

’aw mā ǧarā maǧrāhumā ‘alā waǧhin yufīdu al-ssāmi‘a)110.

Cette thèse suppose que les mots s’organisent au sein d’une phrase pour accomplir des fonctions communicatives bien précises et pour donner au discours un sens bien déterminé.

Le locuteur dispose de différentes sortes de mots (verbe, nom, particule) pour former l’énoncé. Pour qu’une phrase mérite d’être désignée comme étant une phrase significative, elle doit être bâtie sur une relation prédicative reliant les deux composants de base. Les grammairiens ont toujours rappelé que la prédication ne se fait que de deux noms (57) ou d’un verbe et d’un nom (56). La particule, en effet, ne peut en aucun cas constituer un composant d’une relation prédicative quelconque.

(57) Zaydun qā’imun.

Zayd est debout.

Est différent de :

(58) qāma Zaydun.

Zayd s’est levé.

Dans (57) Zayd est dans un état (être debout), alors que dans (58) Zayd accompli l’action de (qiyām) se lever. Dans le premier cas, nous sommes vis a à vis d’un (fā‘il) (litt.

faiseur) « tout (nom) auquel on accorde un verbe, tel est dans l’exemple cité, est sujet, selon les grammairiens.» (fakullu mā ’usnida ’ilayhi al-fi‘lu ‘alā haḏā al-nnaḥwi mina -l-isnādi fā‘ilun ‘inda -l-nnuḥāti »111. Dans le deuxième cas, nous sommes vis à vis d’un (terme de départ) dit nom inchoatif ou thème ( mubtada’). Nous l’avons déjà remarqué

108 Al-astarabādī ( 1982: I, p. 8).

109 Ibid. p. 112-113.

110 Al-Ssakākī ( 1987: p. 86).

111 Ibid. p. 71.

dans l’étude de la phrase nominale. Ceci dit, qu’accorder un verbe à un sujet (isnād al-fi‘l

’ilā -l-fā‘il) est une opération différente de celle d’informer sur un sujet (al-’iẖbār ‘ani -l- fā‘il). Dans (59) le locuteur accorde à (Zayd) l’action de venir (ǧā’a). Alors que dans (60), il informe sur (Zayd) par la proposition (qā’imun ’abūhu).

(59) ǧā’a Zaydun.

Zayd est venu.

(60) Zaydun qā’imun ’abūhu.

Zayd, son père est levé.

La théorie de la prédication est étroitement liée à la théorie de la flexion. En effet, certains grammairiens classiques ont essayé de justifier la présence des marques d’(i‘rāb), d’autres ont cherché dans le sens de ces marques. L’élaboration de la théorie de la prédication s’inscrit dans les préoccupations de ce dernier courant. Elle trouve ses origines dans la réflexion de Al-Ǧurǧānī qui assigne une valeur sémantique de base à chacune des marques d’(i‘rāb). Dans le Muqtaṣid, il dit : «…En effet, le discours est fondé sur trois valeurs sémantiques de base : le fait d’être sujet, le fait d’être complément et l’annexion.

Le nominatif est pour le sujet, l’accusatif est pour le complément et le génitif est pour le nom annexé. » (…li’anna ’uṣūla -l-kalāmi ‘ala ṯalāṯati ma‘ānin : al-fā‘iliyyatu wa-l-maf‘ūliyyatu wa-l-’iḍāfatu, fa-l-rraf‘u li-l-fā‘ili wa-l-nnaṣbu maf‘ūli, wa-l-ǧarru li-l-muḍāfi ’ilayhi)112.

Le fondateur de la théorie de la (‘umda) et de la (faḍlā) Rāḍī al-Ddīn Al-Astarabādī poursuivit la réflexion entamée, déjà par son prédécesseur (Al-Ǧurǧānī),113 sur la valeur sémantique des marques casuelles. Il propose ainsi l’idée suivante : Le nominatif marque qu’un nom est (‘umda), c'est-à-dire qu’il appartient au noyau prédicatif, ce qui englobe aussi bien le sujet que le thème et le prédicat. L’accusatif marque les (faḍlāt), ce qui englobe aussi bien les compléments au sens strict (mafā‘īl) que les autres éléments recevant ce même cas. Le génitif enfin marque les éléments « médiatisés » par une

112 Al- Ǧurǧānī ( S.D: p. 210)

113 Al-Ǧurǧānī avait le mérite de poser un principe fondamental qui dit que « toute variation au niveau de la forme grammaticale d’un énoncé est nécéssairement corrolée à une variation au niveau du sens, et que, par conséquent, chaque catégorie de la grammaire est aussi une catégorie sémantique » Voir J. P. Guillaume dans son article : « Les discussions des grammairiens arabes à propos des marques d’i‘rāb » (1998 : p. 53).

particule. Nous reprenons ici les propos d’Al-Astarabādī : « Le nominatif est la marque du fait que le nom est prédicatif et ne se trouve que dans les éléments prédicatifs. L’accusatif est intrinsèquement la marque de la non prédicativité, toutefois, il peut affecter les éléments prédicatifs en raison de leur ressemblance formelle avec les éléments non prédicatifs.» (al-rraf‘u ‘alamu kawni -l-’ism ‘umdatu -l-kalāmi wa lā yakūnu fī ġayri

-l-‘umad wa-l-nnaṣbu ‘alamu -l-faḍliyya fī -l-’aṣl ṯumma yadḫulu fī -l-‘umad tašbīhan bi-l-faḍlāt)114. Ce grammairien a voulu, donc, dépasser le conflit entre les grammairiens sur l’originalité de la marque du nominatif est- elle pour le sujet ou pour le thème ? Il a proposé l’idée qui dit : Le nominatif est la marque des composants de base qu’il s’agisse du sujet, du thème ou du propos.

Par conséquent, certains chercheurs affirment que la théorie de la prédication n’a été élaborée que pour justifier le phénomène de la flexion. Dans leur article au sujet de l’analyse linguistique dans la tradition arabe, G. Bohas, J.P. Guillaume et J .D.

Khouloughli notent : « (…) c’est l’i‘rāb nominal qui constitue, en fait, la pièce maîtresse de la théorie syntaxique. Celle-ci tend à combiner, dans des proportions diverses, deux approches relativement indépendantes, l’une morpho-syntaxique, s’attache à décrire, au moyen de la théorie de la rection (‘amal) la mécanique de la distribtion des marques casuelles dans la phrase (ǧumla), alors que la seconde, d’orientation plus sémantique, développe une théorie de l’énoncé (kalām) reposant sur la notion de relation prédicative (isnād) »115. (C’est nous qui soulignons).

Al-Munsif ‘Ašūr va dans ce sens quand il affirme : « la question de la mise en place du cas nominatif dans les noms- et les discussions et les divergences auxquelles elle a abouti - demeure parmi les preuves importants sur le niveau atteint par les grammairiens dans l’explication de la flexion, de la rection et des relations syntaxiques » ( wa taẓallu qaḍiyyatu al-rraf‘i fī -l-’asmā’i wa ma ’afḍat ’ilayhi min niqāšin wa ḫilāfin mina

-l-’adillati al-hāmma ‘ala mā balaġahu al-nnuḥātu fī tafsīri -l-i‘rabi ‘āmali

wa-l-‘alāqāt al-waẓīfiyya)116. Toutes les démarches étaient donc motivées par l’explication et la justification de l’(i‘rāb). Et même dans certaines phrases tel que (61) où l’on n’observe pas de noyau prédicatif, les grammairiens considèrent l’existence des deux composants de la relation prédicative (sous entendus), pour justifier la mise en place de l’accusatif à la finale du terme « le lion » (al-’asad) dans (61). Ils ont ainsi dit que cet exemple revient à (62),

114 Al-Astarabādī (1982 : p. 24). Voir également la même référence. p. 70.

115 Article de Bohas, Guillaume et Khouloughli (1992 : I, p. 262).

116 Al-Munsif ‘Āšūr ( 1999 : p. 349).

négligéant ainsi d’évoquer la situation de l’énonciation au profit d’un élément sous entendu.

(61) al-’asada ! al-’asada ! Le lion (ACC) ! le lion (ACC) ! Est en principe :

(62) iḥḏar al-’asada ! Fais attention au lion !

Cela dit que la recherche grammaticale chez les grammairiens classiques n’a pas échappé à ce cadre général de la doctrine canonique qui donne la place centrale à la question de la flexion et à celle de la rection. La réflexion de certains théoriciens aurait pu constituer une rupture épistémologique qui ouvre le chemin à l’étude grammaticale de se développer loin des contraintes de l’(i‘rāb) et du (‘amal), mais cela n’a pas été fait car la T.G.A pèse fort avec la fermeté et la rigueur de sa démarche d’analyse grammaticale.

III-1- Le noyau prédicatif

A la différence du français où l’on considère que le verbe est le noyau de la phrase, en arabe les grammairiens affirment que le sujet constitue le noyau de la phrase. A l’élément

« sujet » le locuteur peut accorder une action ou avancer, tout simplement, une information.

Al-’Astarabādī affirme : « (…) Car le nom au cas nominatif est le noyau de l’énoncé tel que le sujet…» (…li’anna al-marfū‘a ‘umdatu -l-kalāmi ka-l-fā‘ili…)117. Il analyse les relations qu’entretient le (fā‘il) avec les autres composants de la phrase en précisant que le sujet, associé au verbe, représentent les composants de base de toute phrase. Autour du verbe et du sujet s’ordonnent les autres éléments. Autrement dit, la suppression de l’un ou de l’autre de ces composants de base touche au noyau et, par conséquent, à la complécité de la phrase.

La théorie de la prédication suppose qu’il existe dans la langue un (’aṣl ) et un ( far‘ ), autrement dit, des composants d’origine et d’autres en surplus118. Ceci implique qu’il y’a des composants plus importants que d’autres. La relation syntaxique entre les deux composants est si importante que les grammairiens parlent d’un contrat prédicatif (‘aqd isnād ). Ce contrat

117 Al-Astarabādī (1982: I, p. 70).

118 Chaouch Mohamed (1983: p. 245).

relie le verbe à son sujet dans le cas d’une phrase verbale, et le prédicat au thème dans le cas d’une phrase nominale. Nous schématisons toutes ces données de la manière suivante :

Schéma n° 2 :

Phrase= prédicat + contrat prédicatif + prédicande Ǧumla= musnad + ‘aqd ’isnād + musnad ’ilayhi.

Pour conclure, nous affirmons que le fondateur de la théorie de la prédication considère les noms au cas nominatif comme étant plus appropriés au verbe que les noms au cas accusatif. Ils sont de ce fait les plus importants. Les premiers sont dits (‘umad ) composants de base, les seconds sont dits ( faḍlāt ) compléments. Les (maf‘ūlāt ) sont, de ce fait, crucialement lié à la prédication, autrement dit il ne peut avoir de complémentation qu’après la mise en place d’une opération de prédication. Le noyau comporte le complexe (sujet / prédicat) défini formellement comme ce qui demeure lorsque toutes les expansions ont été retranchés. Le prédicat a un caractère central d’unité en fonction de laquelle les autres éléments s’ordonnent119. Dans une phrase nominale le thème et le propos représentent le noyau prédicatif, alors que dans une phrase verbale, le verbe associé à son sujet forme le noyau de cette phrase. Nous accordons une attention particulière à la phrase verbale car l’emploi des compléments y est plus fréquent.

III -2- Les compléments

Dans les dictionnaires de langue française la notion complément est caractérisée par des définitions simples à caractère scolaire. Celles-ci expliquent la terminologie complément

119 André Martinet (1968 : p. 225).

PHRASE

PRÉDICAT PRÉDICANDE

Relation prédicative ou Contrat prédicatif

d’une manière littérale. Nous avons ainsi des définitions du type: « Le complément (désigne) tout ce qui s’ajoute ou doit s’ajouter à une chose pour qu’elle soit complète »120, ou encore

« le complément est un mot ou un groupe de mots reliés à un autre afin d’en compléter le sens, le complément indirect est relié au verbe par une préposition contrairement au complément direct »121. Par contre, dans les dictionnaires de linguistique moderne ce même concept est caractérisé d’une manière plus spécialisée en termes purement linguistiques. Nous avons ainsi la définition suivante : « On désigne sous le nom de complément un ensemble de fonctions assurées dans la phrase par des syntagmes nominaux (ou des prépositions qui peuvent se substituer à eux), que ces derniers soient objets, directs ou indirects (…) ou qu’ils soient circonstants, constituants de syntagmes verbaux ou de phrases et complétant le sens des syntagmes constituants de la phrase élémentaire (SN + SV)122.

L’expression « un ensemble de fonctions » implique qu’il existe différentes sortes de compléments. Pour cette raison les linguistes contemporains ne manquent pas de souligner l’aspect commun à tous les compléments comme étant des expansions : « Ce qui existe nécessairement dans toute langue, c’est un noyau à partir duquel l’expansion peut se produire, et des éléments qui constituent cette expansion »123. Elle implique le développement de la phrase par d’autres éléments appartenant à la catégorie des compléments124. Ainsi il est considéré comme expansion « tout élément ajouté à un énoncé qui ne modifie pas les rapports mutuels et la fonction des éléments préexistants»125. Le complément d’objet externe par exemple, est une des expansions possibles du prédicat verbal au même titre que les autres, caractérisé et par la forme de son lien structural avec le verbe, et par la fréquence de son apparition dans l’énoncé par rapport à celle des autres.

En grammaire arabe classique nous distinguons entre deux approches essentielles dans l’étude des compléments : la première représente le point de vue des grammairiens, la deuxième résume celle des rhétoriciens :