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1.5 Chaos quantique

1.5.4 Théorie des matrices aléatoires

La théorie des matrices aléatoires ( TMA) est le principal formalisme utilisé dans les travaux présentés ici. Nous la verrons donc un peu plus en détails. Cette approche à le grand avantage de permettre l'étude de système en régime complètement quantique, elle nous prive cependant de tout accès à une information particulière sur le système physique étudié.

Les matrices aléatoires furent introduites pour la première fois dans les travaux de Wishart, en mathématiques, en 1928 [56]. Ce n'est cependant qu'au début des années cinquante qu'elle fit son apparition en physique, alors que Wigner y recourut pour décrire la statistique des niveaux dans les spectres d'énergie de noyaux lourds. Par la suite, dans le milieu des années cinquante, Wigner introduisit l'idée d'ensembles de matrices aléatoires et formula sa célèbre hypothèse relative aux spectres d'énergie des noyaux lourds [57] :

1. Dans une séquence simple (même spin et même parité), la fonction de densité de probabilité pour un espacement de niveaux est la même que celle d'un ensemble de matrices aléatoires qu'on appelle l'ensemble orthogonal gaussien (EOG). 2. Les niveaux avec des spins et des parités différentes ne sont pas corrélés.

En 1960, Mehta fournit une analyse mathématique rigoureuse des matrices aléatoires et en 1962, Dyson établit les fondements mathématiques de la théorie : il introduisit notamment leur classification en fonction de la symétrie de l'hamiltonien sous inversion du temps, en trois ensembles gaussiens de matrices (cette classification est définie un peu plus loin dans la présente section) [56].

Suite à plusieurs travaux dans le domaine, dont ceux majeurs de Berry et Tabor [40] et de Casati et Valz-Gris [41], Bohigas, Giannoni et Schmit [39] introduisirent, dans un article publié en 1984, une conjecture formalisant d'une manière concise une connexion entre le chaos dans les systèmes quantiques et la TMA :

Les spectres de systèmes invariants sous inversion du temps et dont les analogues classiques sont des systèmes K, montrent les mêmes propriétés de fluctuations que celles prédites pour l'ensemble orthogonal gaussien. [39] Autrement dit, le formalisme de la TMA s'appliquerait au spectre de tous les systèmes quantiques dont l'espace des phases de leur analogue classique est entièrement

chaotique [8]. Cette conjecture fournit un pilier solide à la thèse voulant que les lois de fluctuations spectrales locales soient universelles.

Notons au passage que la TMA est une théorie mathématique dont deux des applications sont les niveaux d'énergie nucléaire et les systèmes quantiques chaotiques. Mais, dans la nature, les prédictions de la TMA sont aussi observées dans toute une variété d'autres systèmes [56] tels que les zéros de la fonction Ç de Riemann, [58, 59] les ondes sonores dans les cristaux de quartz [60], les diagrammes planaires en théorie des champs quantiques [61], ou la gravité quantique bidimensionnelle [62, 63, 64], pour ne nommer que ceux-ci.

Ensembles gaussiens

Pour généraliser la conjecture BGS, nous dirons que tout système quantique dont l'analogue classique est integrable présentera un spectre dont la distribution d'espacement des niveaux (DEN) est de type Poisson, alors qu'un système quantique dont l'analogue classique est complètement chaotique aura un spectre dont la DEN sera identique soit : à celle de l'ensemble unitaire gaussien (EUG), à celle de l'ensemble orthogonal gaussien (EOG) ou à celle de l'ensemble symplectique gaussien (ESG) ; selon que leur hamiltonien respectif est invariant sous transformations unitaires, orthogonales ou symplectiques. Ces distributions sont dites de Wigner. Les fonction de distribution de probabilité p(s) pour ces trois ensembles gaussiens sont explicitement données par :

PEOG(S) = \ S^ S 2' (L 8°)

pEVG(s) = f2s2e-îs 2„ (1.81)

ol8

Outre les DEN p ^ s ) , la principale caractéristique des matrices des ensembles gaussiens est évidemment la distribution gaussienne de leurs éléments :

p ( Hn, H1 2, . . . , HN N) = U J ( — ) exp l - A £ H2nm \ , (1.83) où la constante A peut être exprimée en fonction de la variance des éléments diagonaux ou hors-diagonaux :

var(/fnn) = - 1 (1.84)

Notons, cependant, que cette relation n'est pas vraie dans les deux sens. Il est en effet possible d'obtenir des DEN semblables à celles prédites par la TMA, avec des matrices aléatoires suivant, par exemple, une distribution uniforme et non une distribution gaussienne (fig. 1.4(d) et 1.5(d)).

FlG. 1.3 - Exemple de spectres déployés : spectre de type Poisson, à gauche; spectre de type EOG, au centre; et peigne de Dirac, à droite.

À titre illustratif, les figures 1.3 montre trois types de spectre déployés : type Poisson, type EOG et peigne de Dirac ; les figures 1.4(a)-1.4(c) montrent leur DEN respective [65, 39]. Les spectres de type Poisson sont caractérisés par une absence de corrélation, ce qui se manifeste par une probabilité non nulle d'avoir des espacements arbitrairement petits. Ce fait est visible à la figure 1.4(a), où nous voyons que la DEN p(s) atteint son maximum à s = 0. Par contre, dans le cas des ensembles gaussiens, nous observons des corrélations dans le spectre qui se manifestent en répulsion des niveaux, résultant en une probabilité nulle d'avoir des espacements nuls dans le spectre. Le spectre en peigne de Dirac possède une corrélation de 1 et un espacement complètement régulier. La présentation détaillée des ensembles gaussiens peut être trouvée dans les références [8, 57, 66, 9, 10].

D E N pour les systèmes mixtes

En chaos quantique, la transition d'un système complètement chaotique vers un faiblement chaotique, fut investigué, par exemple, pour l'atome d'hydrogène dans des champs magnétiques intenses [67] ou pour les billards micro-ondes intégrables en présence d'une antenne représentant une perturbation chaotique [68].

3 4

(a) DEN du spectre générique de type Poisson (b) DEN du spectre générique de type EOG 8

to

(c) DEN du spectre générique en peigne de (d) DEN pour des matrices aléatoires Dirac uniforme.

FlG. 1.4 - Illustration de la DEN de différents types de spectres déployés, générés artificiellement. Les courbes continues représentent la distribution de Poisson, les courbes pointillés représentent la DEN de l'EOG et les histogrammes représentent les DEN des spectres déployés.

Dans les systèmes mixtes, nous obtenons une DEN intermédiaire entre la distribution de Poisson et la distribution de Wigner. Plusieurs fonctions théoriques furent obtenues afin de modéliser ces DEN intermédiaires. Brody [69] proposa l'une des premières :

p(s) = a ( u + l ^ e " . c ^ + l ou Q = UJ + 2 U / + 1 -lkl+1 (1.86) (1.87) Cette fonction de distribution dépend des paramètres ui G [0,1] et s. Le paramètre u est en quelque sorte un indice de chaoticité : nous retrouvons la distribution de Poisson pour to = 0 et la DEN de Wigner pour u = 1.

Berry et Robnik [37] en proposèrent une aussi. Celle-ci dépend des deux paramètres q et s, selon la relation :

p(s) = q2e 9Serfc

{£d-*}

+

2q( 1 - °) + \ ( 1 - qfs\ exp l - q s - ^ ( 1 - g)2*2} . (1.88) Bien que cette distribution manque de fondements théoriques rigoureux, elle possède

une interprétation physique intéressante, alors que son paramètre q représente la fraction non-chaotique de l'espace des phases de l'analogue classique du système étudié. Ainsi, lorsque q = 0 le système est complètement chaotique et lorsque que q = 1 le système est complètement régulier. Notons cependant que cette distribution n'est valable que dans un régime semi-classique.

Il existe aussi une distribution intermédiaire entre celles de Brody et de Berry- Robnik [70], qui dépend à la fois des paramètres q et LO :

p(s) = exp {-(1 - q)s} (1 - q)2Q {(co + 1 ) " \ c ^ + V ^1}

+ exp{-(l - q)s}q [2(1 - q) + <*(u + l ^ + V ] exp {a<f+ 1su + ï} , (1.89) où la fonction Q vaut :

1 f°°

Q =

W

- J e-H

a

-

l

dt. (1.90)

1 » Jx

Lorsque u = 1 = q, nous obtenons la distribution de Wigner et lorsque les paramètres de la distribution valent tous deux zéro, nous obtenons la distribution de Poisson.

Rigidité spectrale

La rigidité spectrale A3 est une autre propriété statistique, caractérisant le spectre d'un hamiltonien dont les fluctuations locales peuvent être représentées par un ensemble gaussien, qui permet de discriminer les systèmes chaotiques des systèmes intégrables. Elle fut introduite par Dyson et Mehta au début des années soixante [71]. Cette statistique est donnée, dans le cas poissonien, par :

M L ) = ^ (1.91) et, dans le cas wignerien, par :

où la quantité b^ distingue les ensembles gaussiens, p représente l'espacement moyen entre les niveaux du spectre déployé (voir section suivante) et L est la distance spectrale, soit l'éloignement de deux voisinages dans le spectre.

La rigidité spectrale de Dyson mesure, pour un intervalle donné [ a , a + L], la déviation de moindre carré de la distribution cumulative A'(x) du spectre par rapport à la droite de sa régression linéaire [65]. Les figures 1.5(a)-1.5(d) donnent les graphes de la rigidité spectrale respectivement pour les matrices aléatoires gaussiennes de l'EOG, pour un spectre non-corrélé de Poisson, pour un spectre fortement corrélé en peigne de Dirac et, finalement, pour des matrices aléatoires distribuées uniformément.

En pratique, pour un spectre donné {xj, X 2 , . . . , xn} dans l'intervalle fini [Q, a + L] et

prenant comme origine le centre de cet intervalle (i.e. X; = Xj — [a-f- L/2]), la statistique A3 peut être calculée par [72] :

A3( a , L ) = n- 1 16 L2

]C

£

«

1 = 1 3

17

E

+

2V-3n

+

E

i = i x,

y^(n - 2i + \)xi

i = \ (1.93)

Alors que la DEN ne fournit de l'information que sur les corrélations spectrales locales, la rigidité spectrale nous renseigne sur les corrélations à plus grande distance dans le spectre.

C a s n o n - g é n é r i q u e s

Pour une majorité de systèmes quantiques intégrables, la DEN p(s) est de type Poisson. Ce comportement se reflète d'ailleurs aussi dans la rigidité spectrale A3(L).

Mais il existe aussi des exemples de systèmes quantiques intégrables non-génériques, pour lesquels les niveaux sont fortement corrélés.

Berry et Tabor [40] donne comme exemple l'oscillateur harmonique quantique 2D non-couplé. Casati et al. [73], et ultérieurement Seligman et Verbaarschot [74], ont aussi donné un exemple de billard rectangulaire quantique ne reproduisant pas les résultats génériques.

Dans une étude plus récente, Chakrabarti et Hu [75] ont trouvé que, dans le cas d'oscillateurs quantiques non-couplés, les spectres étaient fortement corrélés, à courte

(a) Rigidité A^(L) pour les matrices de l'EOG.

50 100

(b) Rigidité A3(L) pour un spectre de Poisson. La courbe de Poisson est en trait continu, et celle de l'EOG en tirets.

50 100

_ _ . j t — * — r —

40 60

(c) Rigidité A^(L) pour un peigne de Dirac. La courbe de Poisson est en trait continu, et celle de l'EOG en tirets.

(d) Rigidité A3(Z) pour un ensemble de

matrices aléatoires uniformes. La courbe de Poisson est en trait continu, et celle de l'EOG en tirets.

FlG. 1.5 Illustration de la rigidité spectrale A3(L) pour différentes matrices et spectres générés artificiellement. Les courbes de Poisson sont en trait continu, et celles de l'EOG en tirets.

et longue portée spectrale, était régulier et très rigide : la distribution des espacements n'était pas de Poisson, mais un delta de Dirac p(s) = ô(s — 1) superposé à un certain bruit de fond et la rigidité spectrale saturait, pour L > 4, à A3(L) = 0.17. Des résultats similaires, furent trouvés dans les cas de couplage harmonique faible, avec A3(Z/)|sat =

0.12 et C = 0.997 — notons que les valeurs pour un peigne de Dirac sont Cs A3(L) = 1/12 = 0.083 (fig. 1.5.4 spectre de droite, 1.4(c) et 1.5(c)).

= 1 et

Déploiement du spectre

En pratique, lorsque nous effectuons des mesures statistiques sur un spectre, nous comparons ensembles des régions spectrales comportant des densités d'énergie différentes. Afin de pouvoir les comparer, nous devons donc uniformiser la densité d'énergie dans le spectre. Cette opération s'appelle le déploiement du spectre (unfolding), voir fig. 1.6. En pratique, cela revient à soustraire du spectre la densité d'énergie moyenne (p(E)), pour ne préserver que les fluctuations locales.

FlG. 1.6 - Illustration du processus de déploiement d'un spectre. Les courbes lisses représentent les densités d'énergies moyennes {p(E)) et les courbes irrégulières représentent les spectres avec leurs fluctuations autour de la densité moyenne. Le spectre brut est celui qui présente une courbe, le déployé fluctue autour d'une droite.

Il existe plusieurs méthodes pour réaliser le déploiement [66, 76]. Celle que nous utilisons est le déploiement par élargissement gaussien [77, 76]. Nous normalisons le spectre à l'aide de la densité d'énergie moyenne, que nous définissons comme :

M ^ E ^ - ^ } .

(1.94)

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