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Théorie de l’hypermentalisation et appuis empiriques

Chapitre 3 : Les troubles de personnalité à l’adolescence

3.2 Le trouble de personnalité limite

3.2.2 Théorie de l’hypermentalisation et appuis empiriques

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d’émotions, la théorie de l’esprit, l’empathie et l’alexithymie (Deborde et al., 2012; Kalpakci, Vanwoerden, Elhai & Sharp, 2016; Loas, Speranza, Pham-Scottez, Perez-Diaz & Corcos, 2012). Toutefois, les études empiriques qui ont évalué les capacités socio- cognitives des individus présentant un TPL ont obtenu des résultats mitigés. Alors que certains auteurs observent un déficit au niveau de la reconnaissance des émotions (Daros, Uliaszek & Ruocco, 2014; Lowyck et al., 2016; Nicol, Pope & Hall, 2014) et au niveau de la théorie de l’esprit (Fossati, Feeney, Maffei & Borroni, 2014) chez les adolescents et les adultes TPL, d’autres études ne trouvent pas de distinction entre les individus TPL et des individus contrôles à ces deux niveaux (Ghiassi, Dimaggio & Brüne, 2010; Jovev et al., 2011; Robin et al., 2012; Schilling et al., 2012; Weistein et al., 2015). Certains auteurs observent même une identification des états mentaux plus grande chez les adultes (Arntz, Bernstein, Oorschot & Schobre, 2009; Fertuck et al., 2009; Frick et al., 2012; Lynch et al., 2006) et les adolescents présentant un TPL (Berenschot et al., 2014). Ces derniers résultats ont amené certains auteurs à postuler que les individus TPL présenteraient une hypersensibilité aux caractéristiques externes d’autrui, comme les expressions faciales, le regard, la posture, et auraient, au contraire, plus de difficulté à réfléchir aux désirs, aux motivations et aux pensées qui sont sous-jacents aux comportements. Cela expliquerait, par exemple, leur bonne performance à des tâches de cognition sociale où ils doivent reconnaître des expressions faciales, malgré leurs difficultés à mentaliser dans le cadre de leurs relations interpersonnelles (Fertuck et al., 2009; Lynch et al., 2006). De plus, il ressort que les études qui mettent de l’avant un déficit des habiletés de mentalisation auprès de cette population utilisent des tâches souvent plus complexes et plus écologiques. Par exemple, Preissler, Dziobek, Ritter, Heekeren et Roepke (2010) ont soumis des patientes TPL et des participantes contrôles à une tâche vidéo de cognition sociale développée par leur équipe, le Movie for the Assessment of Social Cognition (MASC; Dziobek et al., 2006) et à une tâche de théorie de l’esprit, le RMET. Alors que le RMET échoue à faire ressortir une différence significative entre les deux groupes, une moins bonne performance au MASC est observée chez les patientes TPL comparativement aux participantes contrôles. En effet, les patientes TPL ont davantage de difficulté à identifier les pensées, les intentions et les émotions des protagonistes du film, ce qui a également été observé par Ritter et collègues (2011). Sharp et collaborateurs (2011) ont utilisé cette même tâche auprès d’un

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échantillon d’adolescents hospitalisés en pédopsychiatrie. Ceux-ci observent que les traits de personnalité limite des adolescents sont négativement associés à leur performance.

Pour quelle raison le MASC réussirait-il à faire ressortir des difficultés spécifiques de mentalisation dans le TPL alors que la majorité des tâches précédemment utilisées n’étaient pas parvenues à le faire de façon constante? Selon Sharp et Vanwoerden (2015), c’est parce que le MASC nécessite l’intégration à la fois de la mentalisation implicite et de la mentalisation explicite qu’il permet d’identifier des déficits plus subtils de mentalisation auprès de cette population. En effet, les individus TPL échoueraient à sélectionner le type de mentalisation adapté aux demandes spécifiques de leur environnement lors d’interactions sociales complexes. En d’autres mots, dans les contextes qui requièrent une mentalisation plus automatique et implicite (ex. lors d’une interaction avec sa figure d’attachement), un individu TPL aurait tendance à davantage se reposer sur une mentalisation explicite et contrôlée. Lors de contextes nécessitant plutôt une mentalisation contrôlée et explicite (ex. tenter de comprendre pourquoi un individu est fâché contre lui), l’individu TPL utiliserait davantage une mentalisation implicite et automatique qui l’amènerait à réagir avant d’être parvenu à clarifier la situation. La tendance des individus TPL à utiliser de façon isolée ces deux types de mentalisation plutôt que de façon intégrée serait particulièrement saillante dans les contextes où les affects sont vécus de façon intense, par exemple lors des relations d’attachement (Sharp & Vanwoerden 2015). En ce sens, Dixon-Gordon, Chapman, Lovasz et Walters (2011) notent que le contexte émotionnel et le niveau d’activation émotionnelle des individus TPL jouent un rôle important dans leurs capacités à réagir de façon adéquate lors de situations sociales complexes. En effet, ils observent que l’augmentation des affects négatifs suite à une situation de rejet social est associée à des difficultés dans la sélection de stratégies de résolutions de problèmes appropriées chez les individus présentant des traits limites comparativement à ceux qui en présentent peu.

En poursuivant leurs travaux sur la mentalisation des adolescents limites, Sharp et collaborateurs (2011) observent que ceux-ci se distinguent des autres adolescents cliniques quant à leur tendance à l’hypermentalisation. Sharp et collaborateurs (2013) définissent l’hypermentalisation comme un processus socio-cognitif qui amène l’individu à faire des

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inférences exagérées quant aux états mentaux d’autrui de sorte que les autres ont de la difficulté à concevoir que ces inférences puissent être justifiées. Ce concept se rapprocherait du mode fictif de Fonagy et Luyten (2009) décrit plus haut où les pensées et les émotions semblent coupées de la réalité (Sharp & Kalpakci, 2015). Les adolescents avec des traits limites ne seraient donc pas dépourvus de capacités de mentalisation, mais utiliseraient plutôt des stratégies alternatives inhabituelles (comme l’hypermentalisation) afin de décoder et d’identifier les états mentaux des autres lors d’interactions sociales (Sharp et al., 2011).

Sharp (2014) présente un modèle qui résume sa théorie sur l’hypermentalisation des adolescents limites. Celle-ci postule que lors de situations qui amènent l’individu à vivre des affects intenses, les ressources cognitives et affectives des individus TPL se trouvent réduites. Dans ces contextes, ils auraient ainsi tendance à se reposer davantage sur une mentalisation explicite alors qu’une mentalisation implicite serait davantage requise, ou vice et versa, ce qui les amènerait à faire des erreurs d’interprétation par rapport aux états mentaux des autres (entre autres des erreurs d’hypermentalisation). Récemment, Bo, Sharp, Fonagy et Kongerslev (2015) tentent d’intégrer à ce modèle les nouvelles hypothèses théoriques de Fonagy et Allison (2014) concernant le lien entre la mentalisation et la confiance épistémique. Ceux-ci suggèrent que, dans certains contextes, les adolescents TPL auraient tendance à interpréter les intentions des autres de façon erronée. En percevant à tort les intentions des autres comme malveillantes, ceux-ci parviendraient difficilement à établir des relations de confiance avec les autres. À l’opposé, dans d’autres situations, les individus TPL auraient tendance à croire l’information reçue de façon quasi aveugle sans que les intentions d’autrui soient remises en question. L’hypermentalisation pourrait donc mener soit à une méfiance épistémique qui inhibe le potentiel d’apprendre des relations interpersonnelles ou soit à une confiance épistémique aveugle qui augmente le risque d’être déçu ou manipulé.

Sharp et collaborateurs (2016) se sont intéressés aux mécanismes qui relient l’attachement aux traits de personnalité limites à l’adolescence. Les auteurs identifient que l’hypermentalisation en combinaison avec la dérégulation émotionnelle agiraient comme médiateurs entre l’attachement et les traits limites. Il s’agit ainsi de la première étude qui

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teste explicitement, auprès d’adolescents, le modèle du TPL proposé par Fonagy selon lequel l’insécurité d’attachement mène à la perturbation du développement des capacités de mentalisation et par conséquent au développement de problèmes psychopathologiques. Toutefois, les auteurs se sont intéressés à une composante bien précise de la cognition sociale, soit l’hypermentalisation, et il demeure incertain si ce lien est également présent lorsqu’on s’attarde à la mentalisation dans un contexte d’attachement, opérationnalisée sous la forme du FR. Cette tâche vidéo de cognition sociale met de l’avant non pas un déficit ou une suppression des capacités de mentalisation chez les adolescents limites, mais plutôt une interprétation erronée des intentions et des émotions d’autrui. La façon dont cette tendance à l’hypermentalisation récemment observée et étudiée chez les adolescents limites peut s’exprimer dans leurs propres relations interpersonnelles et dans leur vie quotidienne reste toutefois encore à être précisée. On peut penser que sans une compréhension adéquate des états mentaux d’autrui et de ses propres états mentaux, les adolescents sont à risque de vivre des malentendus et des conflits au sein de leurs relations interpersonnelles. Toutefois, pour le moment, cette hypothèse reste à vérifier.